Lors d’élections internes, des membres du mouvement socialiste DSA ont été élus à la direction du Parti démocrate du Nevada. Un État largement remporté lors des primaires par Bernie Sanders. (Article publié dans l’Humanité du 22 mars 2021.)
Les socialistes ont pris le pouvoir à Las Vegas. Cela n’est pas le pitch d’un film de politique-fiction sorti de l’esprit brumeux d’un scénariste hollywoodien sous psychotropes. Encore moins un délire dystopique (pour eux) émanant d’adeptes de la théorie complotiste QAnon. Juste une réalité. Le 6 mars, les élections internes au Parti démocrate du Nevada ont consacré la victoire, face aux candidats soutenus par l’establishment, d’une équipe d’outsiders pro-Sanders et de tous les membres de la section locale du DSA (Democratic Socialists of America), l’organisation de gauche la plus influente outre-Atlantique.
La présidente Judith Whitmer sera accompagnée de Jacob Allen, Zaffar Iqbal, Ahmed Ade et Howard Beckerman, respectivement élus premier et second vice-présidents, secrétaire et trésorier d’un Parti démocrate devenu quasiment hégémonique dans cet État (victoire lors de la présidentielle sans discontinuer depuis 2008, trois des quatre sièges de députés, les deux sièges de sénateurs, le poste de gouverneur et la majorité dans les deux chambres locales). Avec ses 3 millions d’habitants, le Nevada n’a rien d’un monstre démographique (35e du pays), mais son statut de Swing State et son caucus qui arrive en début de processus des primaires lui octroient une sorte de surclassement politique.
Et c’est justement à l’occasion du vote de février 2020 qu’a commencé le chamboule-tout. Il y a un peu plus d’un an, Bernie Sanders frappait un grand coup dans ce bout de désert, urbanisé à partir des années 1950 : il rafle 47 % des délégués, loin devant Joe Biden (20 %), Pete Buttigieg (15 %) et Elizabeth Warren (10 %). La presse en fait le favori à la nomination démocrate. Hunter Thompson, le père du journalisme gonzo et auteur de Las Vegas Parano, se serait, à n’en pas douter, régalé de ce paradoxe : un vieux sénateur socialiste de 77 ans, contempteur du capitalisme qu’il définit comme une « économie de casino », fait sauter la banque dans la ville des casinos. Car c’est bien dans la principale ville de l’État (500 000 habitants mais 1,7 million pour le comté) que Bernie a construit sa victoire.
Il semblait y avoir terrain plus naturel pour la « révolution politique » que Las Vegas, créature de la mafia, son strip, ses machines à sous, son culte de l’argent facile et son habitus tape-à-l’œil. Et pourtant : dans les hôtels et restaurants où s’égaie une foule mêlant touristes étrangers en bamboche, retraités américains venus s’encanailler et accros aux bandits manchots, triment des femmes de ménage, des concierges, des cuisiniers. Ils sont le plus souvent immigrés. Et organisés.
Le syndicat Culinary Workers Union compte 60 000 membres. Une incroyable force de frappe dans la négociation avec les patrons de l’industrie du tourisme et du divertissement, mais aussi lors des élections du Parti démocrate. Et, justement, lors de la dernière primaire, la tension était montée entre les dirigeants syndicaux et… Bernie Sanders, les premiers n’étant pas convaincus – doux euphémisme – par la proposition de Medicare for All, un système public d’assurance-maladie proposé par le sénateur, au prétexte qu’ayant arraché un bon accord collectif au patronat avec une couverture santé, ils n’entendaient pas lâcher la proie pour l’ombre. Contrairement à la tradition, aucune consigne de vote n’était donnée. Les électeurs ont pourtant tranché : ce sera Bernie Sanders. Le 22 février 2020, parmi les délégués sandernistas célébrant l’éclatante victoire : Judith Whitmer, Jacob Allen, Zaffar Iqbal et Ahmed Ade.
En fait, le bras de fer avait été engagé dès la primaire démocrate de 2016 entre le camp progressiste et Hillary Clinton, soutenue par Harry Reid, sénateur du Nevada et leader de la majorité démocrate à la chambre haute. Malgré sa défaite, Sanders continue ensuite de parfaire son organisation et fait le pari de la jeunesse. Dans le Nevada, comme dans la Californie voisine, les millennials, étudiants ou jeunes salariés, sont principalement latinos. Très actifs, ils convainquent souvent leurs parents d’entrer dans le processus électoral. Les syndiqués constituent la deuxième « jambe » d’une machine qui devient irrésistible. En 2018, un cap est franchi avec la campagne législative d’Amy Vilela, une directrice financière qui se lance en politique après la mort de sa fille Shalynne, faute de couverture santé (1).
« Ils ne s’attendaient pas à ce que nous perfectionnons à chaque fois notre organisation et nous les battions sur ce terrain à chaque nouvelle étape », s’est félicitée Judith Whitmer auprès du site The Intercept. « Ils » ? L’establishment. « Ils » s’y attendaient quand même un peu car, avant la publication des résultats, l’équipe sortante avait vidé les caisses et transféré 450 000 dollars vers les comptes de campagne de la sénatrice démocrate Catherine Cortez Masto, qui remettra son mandat en jeu lors des élections de mi-mandat en 2022.
Le lendemain de la victoire, les permanents du parti annoncent leur démission en bloc. « J’ai des wagons entiers de noms et je pense que nous avons la capacité de nous adapter rapidement », relativise la nouvelle chairman auprès du Las Vegas Sun, laquelle fixe à l’organisation l’objectif « d’être présente toute l’année sur le terrain, pas seulement lors des élections ». Contrairement à l’adage, ce qui s’est passé à Vegas pourrait ne pas rester à Vegas.
(1) Elle figure dans le documentaire Cap sur le Congrès, aux côtés d’Alexandria Ocasio-Cortez et Cori Bush, toutes deux désormais députées.