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« Ne me laissez pas quitter cette terre sans justice »

Alors que Joe Biden se rend, ce lundi, en Oklahoma pour le centenaire du massacre « racial » de Tulsa, les derniers survivants demandent reconnaissance et réparation. (Article publié dans l’Humanité du 31 mai 2021.)

À quoi pouvait bien s’occuper, un jour chaud et tranquille de mai 1921, une petite fille de 7 ans dans le sud des États-Unis ? À la marelle ? À cache-cache ? Pour Viola Fletcher, c’était différent : « Je n’oublierai jamais la violence de la foule blanche lorsque nous avons quitté notre maison. Je vois encore les hommes noirs être tués, des corps noirs gisant dans les rues. Je sens encore l’odeur de la fumée et je vois le feu. Je vois encore les commerces noirs brûlés. J’entends encore les avions passant au-dessus de nos têtes. J’entends les cris. » Cheveux blancs, petites lunettes cerclées, boucles d’oreilles en forme de perles, la désormais centenaire a témoigné, mercredi 19 mai, devant le comité des affaires judiciaires de la Chambre des représentants, aux côtés de deux autres survivants de l’un des pires massacres de l’histoire américaine, qui n’en manque pourtant pas : son plus jeune frère, Hughes Van Ellis, et Lessie Benningfield Randle. « J’ai vécu avec ce massacre chaque jour. Notre pays peut oublier cette histoire, mais je ne peux pas ! » a-­ t-elle encore lancé.

Tout a commencé comme dans un roman de Faulkner. En ce lundi 30 mai 1921, c’est Memorial Day, jour férié en hommage aux militaires morts au combat. Dick Rowland, un cireur de chaussures de 19 ans, se rend dans l’immeuble qui abrite les seules toilettes du quartier autorisées aux Noirs. Il prend l’ascenseur. Trébuche. Bouscule Sarah Page. Elle est la « liftière ». Elle a 17 ans. Elle est blanche. Le jeune homme est placé en détention. Dans la communauté noire, la rumeur se répand : il va être lynché. La pratique est courante depuis la mise en place de la ségrégation dans le Sud à partir de 1868. Encore plus dans cet après-guerre. Dans la foulée de la sortie de Birth of a Nation, en 1915, le Klu Klux Klan a ressurgi, exploitant les peurs du « Noir » et du « Rouge ». La révolution bolchevique a semé une grande « peur rouge », tandis que le retour au civil des militaires démobilisés du front européen attise la « concurrence » à l’emploi. Durant l’été 1919, plusieurs villes du Nord-Est et du Midwest industriel ont connu des émeutes raciales lancées par des Blancs, parfois avec l’appui des autorités locales, contre des communautés noires. La revendication des droits civiques renaît timidement depuis 1909 et la création de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP).

À Tulsa, la prospérité, née du boom pétrolier, a attiré prospecteurs et entrepreneurs blancs, mais aussi de nombreux Noirs salariés et parfois diplômés. Mais ce que l’économie leur donne, la politique le leur retire. La première loi votée par l’Oklahoma, constitué en État en 1907, a institué la ségrégation dans les transports ferroviaires et établi des règles d’inscription sur les listes électorales qui en chassent les Noirs. Les villes peuvent prendre des mesures supplémentaires. Tulsa ne s’en prive pas. Dès 1916, elle établit la ségrégation résidentielle et la met en œuvre, malgré un arrêt de la Cour suprême qui la déclare inconstitutionnelle. D’après les estimations, 3 200 des 72 000 habitants de la ville sont membres du Klan.

La ville est une poudrière. L’étincelle survient le 31 mai 1921, au lendemain de l’arrestation de Dick Rowland, lorsqu’une confrontation oppose les Noirs présents devant le poste de police et des Blancs. Le déchaînement de violence dure deux jours. Selon les historiens, 300 Noirs sont tués, 10 000 autres deviennent des sans-abri. Greenwood, alors surnommé le « Black Wall Street », est réduit en cendres après qu’une dizaine d’avions, dépêchés par la police locale, ont largué des boules de térébenthine sur les toits des maisons.

Pourtant, comme l’a noté Van Ellis lors de son audition au Congrès, « même cent ans après, le massacre racial de Tulsa est une note de bas de page dans les livres d’histoire ». La fameuse Histoire populaire des États-Unis, de Howard Zinn, elle-même, n’en fait pas mention. C’est un épisode de la série Watchmen qui, en 2019, remet en lumière ce drame oublié. Les survivants, de leur côté, continuent de demander justice. En 2005, la Cour suprême a refusé de se saisir de leur cas. Mais, l’an dernier, ils ont de nouveau porté plainte afin d’obtenir des réparations de la part de l’État d’Oklahoma et de la Ville de Tulsa, qu’ils jugent responsables.

« On m’a retiré des opportunités, à moi et à ma communauté. Le Tulsa noir est encore un merdier aujourd’hui. Ils ne l’ont pas reconstruit. C’est vide. C’est un ghetto ! » a lancé Lessie Benningfield Randle, 106 ans, devant les élus. « On vous a appris que lorsque quelque chose vous était volé, vous alliez devant les tribunaux afin que justice soit rendue. Cela n’a pas été le cas pour nous », a déclaré lors de son audition Van Ellis, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, portant ce jour-là une casquette de l’armée américaine. « On nous a fait sentir que notre lutte ne valait pas la peine, que nous comptions moins que les Blancs, que nous n’étions pas complètement américains. On nous a montré qu’aux États-Unis, pas tous les hommes étaient égaux devant la loi. On nous a montré que, lorsque des voix noires demandent la justice, personne ne s’en soucie. » Joe Biden se rend aujourd’hui à Tulsa pour commémorer cet événement tragique. Qu’y dira-t-il ? Répondra-t-il à la supplique d’Hughes Van Ellis : « S’il vous plaît, ne me laissez pas quitter cette terre sans justice. »

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