Archives mensuelles : avril 2020

Le carnage américain

Système de santé coûteux et inégalitaire, filet de protection sociale insuffisant, trumpisme en (in)action : les classes populaires règlent l’addition d’une catastrophe sanitaire et politique évitable. (Article publié dans l’Humanité du 20 avril 2020).

 

Lors de son discours d’inauguration, en janvier 2017, Donald Trump dépeignait, sur l’inspiration de son conseiller d’extrême-droite, Steve Bannon, un « carnage américain » purement fantasmatique. Cette auto-fiction est devenue une réalité : le pays compte près de 900.000 cas positifs (un tiers des cas mondiaux)et 39.000 personnes en sont mortes, 26,5 millions d’Américains ont perdu leur emploi en quelques semaines, dont une bonne proportion qui a, du jour au lendemain, vu s’envoler son assurance santé qui y était liée. Les 330 millions d’habitants des Etats-Unis subissent une triple peine : le coronavirus (comme l’ensemble de la planète), un système de santé et de protection sociale défaillant et le trumpisme, entre déni et darwinisme social rentré. Un drame supplémentaire pourrait s’ajouter alors que l’hôte de la Maison Blanche encourage les mouvements quasi-insurrectionnels contre des gouverneurs démocrates dans un pays dont le climat relève, selon le journaliste Carl Bernstein, de « la guerre civile froide. »

 

Le carnage sanitaire : un quart des morts de la planète

Des infirmières vêtues de simples sacs poubelles de fortune, des corps entassés dans des couloirs d’hôpitaux, la pénurie de matériels de toutes sortes, y compris des indispensables respirateurs : ces images ne sont pas propres aux Etats-Unis mais elles sont sans doute les plus inattendues en provenance de la plus grande puissance du monde.

Facilitée par l’incurie de l’administration Trump, ce « carnage sanitaire », à vrai dire, n’a pas commencé cette année : il était rampant. Hier, et encore plus aujourd’hui, ce sont les classes populaires qui en paient le plus lourd tribut. Non assurés ou mal-assurés, les plus démunis traînent depuis des années les facteurs de comorbidité (obésité, diabète) non-soignés ou mal-soignés qui s’avèrent mortifères, au révélateur du coronavirus. D’autant que la nécessaire distanciation physique s’avère souvent impossible, comme le rappelait dans le magazine en ligne The Intercept, l’épidémiologiste Elizabeth Pathak : «Quand vous êtes membre des classes populaires à New York, vous êtes dans la promiscuité à chaque étape de votre vie, en commençant par la salle de bains. La promiscuité règne chez vous. La promiscuité règne dans les transports publics. La promiscuité règne sur le lieu de travail. La promiscuité règne dans les écoles. » Ville la plus dense et l’une des plus inégalitaires du pays, New York constitue, avec ses 17.000 morts, l’épicentre de l’épidémie aux Etats-Unis. Et, finalement, la promiscuité a également régné dans les urgences des hôpitaux, où se sont conjugués les effets de décennies de sous-investissement et ceux d’un système de santé aussi coûteux qu’inégalitaire. Le pays consacre 18% de son PIB aux dépenses de santé (11% en France), dont un quart est avalé par les frais administratifs, reflet de la complexité quasiment kafkaïenne de l’édifice intégralement géré par les compagnies privées. La couverture supposément universelle apportée par l’Obamacare n’assure qu’une prise en charge minimale, tout comme les contrats des entreprises, souvent insuffisante pour les familles qui doivent mettre de leur poche, souvent poussée à la banqueroute personnelle, lorsqu’un problème grave survient ou…qui ne se soignent pas. En 2018, 44% des Américains ont reporté une visite médicale en raison de son coût. Terreau fertile sur lequel s’est répandu le coronavirus à grande vitesse.

 

Carnage social : retour vers la Grande Dépression

26,5 millions d’Américains se sont inscrits au chômage depuis le 13 mars. En quelques semaines, c’est comme si les 23 millions d’emplois crées entre 2010 et 2020, dans l’après-krach de 2008 s’étaient volatilisés. Ce chiffre ne résume que partiellement l’étendue du drame, puisqu’il n’incorpore par les salariés sans-papiers, ceux qui travaillaient sans déclaration de leur employeur et les «auto-entrepreneurs ». Au total, le taux de chômage s’établit à 20%, un niveau jamais atteint depuis la Grande Dépression. Il nous rappelle que la plus puissante économie du monde est également la moins protectrice.

La loi « coronavirus » de 2000 milliards de dollars votée par le Congrès a, en partie, resserré les mailles du filet de protection sociale. Sur l’insistance des démocrates et de Bernie Sanders, qui a mis dans la balance son vote au Séant, le « package » inclut une allocation hebdomadaire de 600 dollars pour chaque chômeur pendant quatre mois en plus des allocations versées par chaque Etat. La prime spéciale de 1200 dollars par personne (Sanders avait proposé 2000 dollars) et 2400 par famille (plus 500 dollars par enfant) commence à arriver sur les comptes en banque. Elle sert à payer l’ordinaire, notamment la nourriture, dans un pays où 80% des habitants disent vivre avec leur seul salaire du mois et où la moitié de ceux-ci assurent ne pas pouvoir faire face à une dépense imprévue de 400 dollars.

Pour une majorité des nouveaux chômeurs, la peine est double puisque leur assurance-santé était liée à leur emploi. Certains pourront prétendre à la couverture de « Medicaid » (lire papier ci-contre) mais selon un cabinet d’études, 5 millions resteraient dénués de toute couverture. Selon une enquête du Pew Research Center, ce sont les hispaniques – surreprésentés dans les boulots du bas de l’échelle sociale – qui seront les premières victimes de ce carnage social.

 

Le carnage politique : laissez-faire le marché et la nature

Comme si le système d’organisation sociale ne suffisait pas à les mettre au supplice, les habitants des Etats-Unis endurent une torture supplémentaire : le trumpisme. Par ses mots et déclarations, Donald Trump a contribué à créer un climat de déni et de sous-estimation. Par ses actions, il a aggravé la situation. Son nationalisme assumé pourrait parfois faire oublier qu’il est également un libéral patenté. En l’occurrence, il a refusé de faire de l’Etat fédéral le coordinateur de la réponse publique à la catastrophe sanitaire, renâclant, par exemple, à appliquer une loi de 1950 lui permettant de réquisitionner Ford afin que le constructeur automobile construise des respirateurs, dont l’acheminement vers les hôpitaux a ainsi pris des semaines de retard. Conséquence : les Etats fédérés ont été livrés en pâture aux fournisseurs dans un climat de « nouveau far west », pour reprendre la formule du gouverneur de Californie, Gavin Newsom. Et, pour poursuivre sur l’exemple des essentiels respirateurs, ils se sont arrachés aux enchères, les prix flambant de 25.000 à 45.000 dollars.

Dernière lubie : la réouverture au plus vite de l’économie. Il cache à peine qu’il entend aborder l’élection présidentielle de novembre avec les moins catastrophiques chiffres possibles. D’autant que nombre d’Etats-clés (Michigan, Pennsylvanie, Nevada et Ohio) sont parmi les plus touché par l’immense récession. Un deuxième mandat vaut bien quelques milliers de mots supplémentaires…

 

 

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Sanders rallie Biden sans barguigner

Face à Donald Trump, le sénateur du Vermont a fait le choix d’apporter son soutien rapidement et sans conditions préalables. (Article publié dans l’Humanité du 15 avril 2020).

2020 ne ressemble décidément pas à 2016. Quelques jours seulement après son retrait de la course à la nomination démocrate, Bernie Sanders à apporté à Joe Biden un soutien aussi rapide que sans ambages. Il y a 4 ans, son ralliement à Hillary Clinton n’était intervenu qu’en juillet. Contexte de coronavirus oblige, l’événement a eu lieu via une visioconférence. « Nous avons besoin de toi à la Maison Blanche », a lancé le sénateur du Vermont à l’ancien vice-président de Barack Obama. « Aujourd’hui, je demande à tous les Américains, à tous les démocrates, indépendants, et à de nombreux républicains de se rassembler dans cette campagne et de défendre votre candidature, que je soutiens », a-t-il ajouté. Les deux responsables politiques entretiennent une relation cordiale qu’ils ont cultivé, en direct. Mais, pour Sanders, c’est l’urgence de défaire « le président le plus dangereux de l’histoire moderne de ce pays » qui a motivé cette décision que nombre de ses soutiens trouvent prématurée car elle limite la pression que les « sandernistas » peuvent exercer sur l’establishment en termes de programme et de futures nominations.

Ce dialogue est intervenu quelques heures avant l’annonce des résultats de la primaire du Wisconsin, remportée par Biden (63% contre 32%). Sans surprise. Un autre scrutin qui s’est déroulé la semaine dernière a, en revanche, produit un résultat plus inattendu : le juge républicain sortant à la Cour Suprême locale a été lourdement battu (55-45) par sa challenger démocrate. Les républicains, Donald Trump en tête, pariaient sur une surmobilisation d’une base trumpiste galvanisée. Ils avaient d’ailleurs obtenu de la justice que le scrutin se tienne malgré l’épidémie de coronavirus. C’est l’inverse qui s’est produit : les démocrates se sont beaucoup plus mobilisés, signe d’une volonté évidente d’en découdre avec l’hôte de la Maison Blanche.

 

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Bernie Sanders met fin à « sa campagne, pas à sa lutte »

Le sénateur qui se réclame du socialisme démocratique a pris acte du fait que, dans le contexte de l’épidémie du coronavirus, il ne disposait plus d’aucune possibilité de combler son retard sur Joe Biden. (Article publié dans l’Humanité du 9 avril 2020.)

Alors que son nom figurait encore sur les bulletins de vote lors d’un surréaliste scrutin dans le Wisconsin, mardi, Bernie Sanders a annoncé hier son retrait de la course à l’investiture du parti démocrate. La nouvelle a pu surprendre observateurs et acteurs politiques : rien le laissait présager que le sénateur du Vermont puisse mettre fin à sa campagne, même s’il n’avait pas caché qu’après une succession de défaites, lui et son équipe « réexaminaient » le sens de sa candidature. C’est encore ce qu’il avait répété dans une interview exclusive publiée dans le magazine progressiste The Nation, publiée hier midi. Dans un échange mené, le 1er avril, par John Nichols, un journaliste qui suit Sanders depuis de très nombreuses années, le challenger de Joe Biden ne cachait pas qu’il y avait débat parmi ses proches et soutiens. « Certains disent : «C’est probablement une bonne idée de s’assoeir avec Biden et d’essayer de conclure quelque chose. » D’autres me disent : « Il faut se battre jusqu’au dernier vote à la convention. » Et d’ajouter : « Dieu sait à quoi cette convention va ressembler. Ce ne sera pas une convention réelle. Ce sera une convention virtuelle. » Et désormais, sans suspense : elle intronisera Joe Biden comme le porte-drapeau du parti démocrate afin de chasser Donald Trump de la Maison Blanche.

S’il avait refusé de jeter l’éponge après un retentissant retournement à son désavantage lors du Super Tuesday – comme l’y appelaient de nombreuses voix de l’establishment – puis lors de revers successifs les semaines suivantes, Sanders n’avait pas, pour autant perdu, le sens des réalités. Il le disait en ces termes à « The Nation » : « Pour être honnête, je suis raisonnablement doué en arithmétique et je comprendre que nous avons 300 délégués de moins que Biden et que notre chemin vers la victoire serait très étroit. Je comprends aussi qu’au moins une douzaine d’Etats ont reporté leur primaire. Et je comprends que, croyez-moi, que la nature de la campagne – et cela est très, très douloureux – a radicalement changé. Cela a changé pour Biden. Cela a changé pour moi. » En réalité, elle a beaucoup plus changé pour Sanders que pour Biden. Ce que la mathématique politique rendait presque improbable, le surgissement de l’épidémie de coronavirus l’a rendu impossible.

Au moment où la courbe des cas et décès liés au coronavirus est devenue exponentielle, la campagne des primaires a, de fait, été reléguée au second plan. L’épidémie a « immobilisé » le rapport des forces là où il en était : favorable à l’ancien vice-président de Barack Obama. Quelques semaines plus tôt, il était exactement l’inverse. Après une année 2019 poussive où Elizabeth Warren semblait pouvoir incarner l’aile progressiste, Bernie Sanders – malgré son âge (78 ans) et un goût de déjà-vu – a repris la corde au moment où cela compte le plus : lors de la cristallisation de janvier, puis lors des premiers votes avec trois victoires d’affilée au vote populaire. Tout le monde le considérait alors comme le favori. La manœuvre, alors diligentée par l’establishment, figurera sans doute dans les manuels de campagne ou les bibles d’étudiants en sciences-politiques : retrait de Pete Buttigieg et d’Amy Klobuchar derrière Joe Biden, éclatant vainqueur de la primaire en Caroline du Sud. Le rassemblement ne s’opérait pas du côté des progressistes, Elizabeth Warren restant en piste. Le Super Tuesday – quatorze Etats avec un tiers du total des délégués – devait constituer le tremplin pour Bernie Sanders. Il a finalement fonctionné comme une trappe s’ouvrant sous les pieds de l’outsider socialiste.

Bernie Sanders a mis fin à sa campagne, pas à sa carrière politique. On le trouvera encore au Sénat ou sur les estrades des meetings – si tant est que ceux-ci puissent de nouveau se tenir d’ici novembre – afin de faire prévaloir ses idées et défaire Donald Trump. L’Histoire ne manque jamais d’ironie : c’est au moment où une crise sanitaire, sociale et économique quasiment sans égale met en lumière le bien-fondé des propositions de Sanders que ce dernier doit renoncer à les porter directement auprès des électeurs. On ne doute pas que, opiniâtre, voire têtu, il continuera de les porter: c’est l’Histoire de plus d’un demi-siècle d’engagement.

 

 

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