Archives mensuelles : novembre 2022

Des midterms sans vagues mais pas sans remous

Si Joe Biden perd sa marge de manœuvre au Congrès, le retour des Républicains est tout sauf triomphale. Les institutions sont à l’image du pays : coupées en deux. (Article publié dans l’Humanité du 10 novembre 2022.)

Pas un tsunami, ni une vague. À peine une vaguelette. Finalement, le Parti républicain ne sort pas vainqueur de cette élection de mi-mandat dont la victoire semblait lui tendre les bras. Le GOP (Grand Old Party, son surnom) reprend certes le contrôle de la Chambre des représentants pour une poignée de sièges mais échouera vraisemblablement à s’emparer du Sénat. Comme souvent, aux États-Unis, il faudra aller au bout des comptes et recomptages, le paysage institutionnel n’apparaissant pas encore clairement, à l’heure où ces lignes étaient écrites.

Ce cru 2022 des fameuses « midterms »https://www.nytimes.com s’avère donc assez atypique. En 2018, une « vague » bleue avait déferlé sur Trump (41 sièges perdus à la Chambre des représentants). En 2014, Barack Obama perdait le Sénat après avoir subi, en 2010, une « raclée » selon son propre terme (63 sièges perdus). Enfin, en 2006, W. Bush perdait le contrôle de la Chambre (-31 sièges). Il faut remonter à 2002 pour assister à une élection de mi-mandat qui ne tourne pas à la défaite du parti du président : dans le climat nationaliste de l’après-11 septembre, le parti républicain de W. Bush renforçait même son emprise sur le Congrès (8 députés et 2 sénateurs de plus).

Cette année, si le parti au pouvoir perd ses leviers législatifs, on n’assiste pas pour autant à un vote sanction. Finalement, ce scrutin reflète assez fidèlement l’état d’un pays de plus en plus polarisé, où comme le souligne le chroniqueur du New York Times, Ezra Klein, l’appartenance politique est devenue « l’identité des identités ». Les républicains ont mobilisé leur base, ce qui était attendu. Les démocrates aussi, ce qui l’était beaucoup moins. Non repérés par les radars des sondages, les jeunes et les minorités – segments essentiels de la « coalition démocrate » – ont voté en plus grand nombre qu’annoncé par les dernières enquêtes d’opinion. Selon un sondage sorti des urnes réalisé par CNN, les démocrates dominent largement chez les moins de 30 ans (63 % contre 35 %) et un peu moins nettement chez les 30-44 ans (51-47) tandis que les plus de 45 ans (54-44) privilégient les républicains. Le parti démocrate reste en tête parmi les « minorités » même s’il perd quelques plumes : 86 % chez les Africains-Américains, 60 % parmi les Latinos et 58 % parmi les Asiatiques. Le discours ambiant sur les percées républicaines chez les « non-blancs » ne semble donc reposer sur aucune réalité. La force de la droite repose toujours sur l’électorat blanc (58 % contre 40 % pour le parti démocrate), plus âgé et aux revenus moyens et supérieurs.

« C’est clair que les démocrates ont fortement dépassé les attentes à travers le pays », s’est félicité Nancy Pelosi, qui devra pourtant céder son siège de présidente de la Chambre, sans doute au député californien Kevin Mc Carthy, adoubé par Donald Trump. Maigre consolation pour l’ancien président qui pensait annoncer son retour sur fond de rejet massif de Joe Biden et de triomphe d’un parti républicain largement trumpisé. Si, comme dévoilé par plusieurs médias, il se déclare, la semaine prochaine, candidat pour l’élection présidentielle, ce sera certainement avec autant de superlatifs mais sans doute moins de certitudes. D’autant, que la réélection – presque triomphale pour le coup, avec près de 60 % des suffrages – de Ron DeSantis au poste de gouverneur de Floride renforce la position de celui qui apparaît de plus en plus comme une alternative crédible. Une frange du parti républicain fera porter la responsabilité d’une demi-victoire sur les épaules de Donald Trump, accusé d’avoir soutenu les plus extrémistes des candidats lors des primaires, qui se sont avérés de véritables repoussoirs. Le parti démocrate en avait d’ailleurs fait le pari, en décidant de financer les trumpistes parmi les plus gratinés à hauteur de 50 millions d’euros afin qu’ils l’emportent, lors des primaires républicaines face à leurs concurrents plus modérés, présumés plus coriaces à défaire lors de l’élection générale. Une stratégie apparue comme douteuse, dans un premier temps, mais finalement peut-être payante.

Mais dans ce scrutin, le GOP a plus pâti de ce qu’il est devenu que de quelques candidatures « ultras ». Une frange de l’électorat démocrate s’est plus mobilisée pour lui faire obstacle que pour accorder un satisfecit au bilan législatif beaucoup plus maigre que ses annonces ambitieuses du début de mandat. Sans la décision de la cour suprême de mettre fin à la protection constitutionnelle du droit à l’avortement, l’issue de ces « midterms » eut été différente. C’est la thèse, relayée par le New York Times, d’une sondeuse démocrate, Anna Greenberg : « Je pense que Dobbs a transformé cette élection. Il y a vraiment une évidence que cela a secoué les choses. » Les stratèges démocrates avaient décidé d’en faire un enjeu central de la campagne, plaçant les républicains face à une contradiction : cette « victoire » judiciaire et politique « pro life » intervient alors qu’une majorité d’Américains sont favorables à l’exercice de ce droit constitutionnel. C’est ce que rappelait un référendum dans le Kansas début août. C’est également ce qu’ont dit, mardi 8 novembre, les électeurs du Vermont (77 %), de Californie (65 %) et du Michigan (56 %) qui ont approuvé l’inscription du droit à l’IVG dans leur constitution locale tandis que ceux du pourtant conservateur Kentucky s’opposaient, à 51,5 %, à la constitutionnalisation de son interdiction. Autres résultats remarquables de ces référendums locaux : le Nebraska rejoint le pays du SMIC à 15 dollars (58 % de oui), le Missouri celui des États qui ont dépénalisé la marijuana. Ces succès des propositions progressistes, souvent sur des terres conservatrices, rappellent à quel point le GOP se trouve à contre-courant du corps électoral. Jusqu’à ne plus engranger des victoires qui lui étaient pourtant promises.

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Le spectre de la défaite plane sur le parti de Biden

Faute de mobiliser leur électorat, les démocrates devraient perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat, qui se déroulent ce mardi. Seule incertitude : l’ampleur du revers. (Article publié dans l’Humanité du 8 novembre 2022).

La « malédiction » va encore frapper. Seule l’intensité demeure inconnue. La « malédiction », c’est celle des « midterms », ces élections qui interviennent au milieu du mandat présidentiel. Elles s’apparentent le plus souvent à un référendum sur le parti au pouvoir et cela tourne rarement à l’avantage de celui-ci. W. Bush en 2006, Obama en 2010 puis 2014 et Trump en 2018 avaient essuyé des revers, voire de lourdes défaites. À cinq reprises seulement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’hôte de la Maison-Blanche a réussi à sauvegarder sa majorité au Congrès. Le dernier « exploit » en date remonte à 2002 lorsque, dans le climat nationaliste post-11Septembre, George W. Bush avait même renforcé son emprise au Congrès.

Tout semble en place pour que Joe Biden n’échappe pas à la règle. Les derniers sondages accordent un léger avantage en nombre de voix aux républicains. Cela suffira au GOP (Grand Old Party, son surnom) pour reprendre la Chambre des représentants, au sein de laquelle les démocrates ne disposent que d’une majorité de 5 sièges. Le « redécoupage » électoral (gerrymandering), où les républicains se montrent plus « habiles » que les démocrates, et la plus forte concentration des électeurs progressistes dans les circonscriptions des deux côtes (Est et Ouest) rendent la tâche encore plus ardue cette année qu’en 2020 pour le parti de Biden. Ce dernier devrait s’assurer une avance de 3 % pour prétendre y préserver sa majorité, ce qui relèverait du quasi-miracle politique au regard des derniers sondages. Selon le site RealClearPolitics, les démocrates devraient perdre une trentaine de sièges. Le sort de la Chambre quasiment scellé, la conquête du Congrès par les républicains va donc se jouer au Sénat, où l’actuelle égalité parfaite (50-50) entre les deux camps est départagée par la voix prépondérante de la vice-présidente Kamala Harris. Quatre « duels » s’avèrent cruciaux : en Pennsylvanie (où ce week-end, Joe Biden, Barack Obama et Donald Trump ont fait campagne), Géorgie, Arizona et Nevada, soit quatre États qui avaient accordé une maigre majorité en voix à Joe Biden lors de l’élection présidentielle en 2020, lui permettant d’être majoritaire au « collège électoral. » Les derniers sondages indiquent que les candidats démocrates et républicains s’y trouvent au coude-à-coude. « Sauver » le Sénat reviendrait pour les démocrates à empêcher les républicains de légiférer. Deux ans de blocage institutionnel (d’ici le prochain scrutin présidentiel de 2024) s’annonceraient sans doute sous de moins sombres augures pour le pays que deux années de majorité républicaine au Congrès. Comme le chantent les supporters de football américain lorsque leur équipe est assiégée : « Défense, défense, défense ».

Pourtant, en août, les stratèges du parti de l’âne ont été traversés d’une idée « offensive ». Celle-ci a prospéré à partir des résultats d’un référendum au Kansas, un État conservateur où Donald Trump a recueilli 56 % des suffrages en 2020. Le 2 août, 59 % des électeurs décidaient de maintenir le droit à l’avortement dans la Constitution locale. Quelques semaines après la décision de la Cour suprême de ne plus considérer comme constitutionnel le droit à l’IVG, cette victoire éclatante pour le mouvement « pro-choix » avait été permise par une inscription massive d’électrices. Dès lors, pour l’appareil démocrate, la martingale pouvait reposer dans ce seul mot : « abortion » (avortement), transformé en message central d’un parti pourtant au pouvoir depuis dix-huit mois.

Ce songe d’une fin d’été a vite viré à une sorte de lent cauchemar quand les courbes des sondages, après s’être redressées, ont de nouveau plongé. Comme souvent, c’est Bernie Sanders qui a sonné l’alarme. Dans un point de vue publié par le quotidien britannique The Guardian, le sénateur socialiste écrivait : « De mon point de vue, tandis que la question de l’avortement doit demeurer au premier plan, ce serait une faute politique pour les démocrates d’ignorer l’état de l’économie et permettre aux mensonges et distorsions des Républicains de rester sans réponse. » L’un de ses proches, le député de Californie, Ro Khanna, quant à lui, partageait sa stupeur stratégique : « Nous devrions crier sur tous les toits que nous mettons de l’argent dans les poches de ceux qui travaillent et que nous ramenons les emplois délocalisés tandis qu’ils (les républicains – NDLR) veulent diminuer les impôts pour les riches. » Très peu de candidats démocrates ont en effet mené campagne sur la loi IRA (Inflation Reduction Act), certes plus modeste que le plan initial (Build Back Better) mais prévoyant notamment un investissement de 370 milliards sur dix ans afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’annulation d’une partie de la dette étudiante, une promesse de campagne de Joe Biden, tardivement mise en œuvre, passe également sous les radars de la campagne. Quant à l’inflation, c’est la patate chaude dont personne ne veut. Pourtant, comme le rappelle dans un tweet Robert Reich, ancien ministre du Travail de Bill Clinton et désormais proche de l’aile gauche, « il faut rappeler que si l’inflation est à son plus haut depuis cinquante ans, les profits sont à leur plus haut depuis soixante-dix ans ». Un « angle d’attaque » ignoré par l’immense majorité des candidats démocrates dont un certain nombre, il est vrai, financent leurs campagnes grâce aux dons de ces mêmes grandes entreprises. Même pusillanimité concernant la question de la criminalité, sujet fétiche des républicains. Les récentes données du Bureau of Justice Statistics indiquent que les taux de crimes violents n’ont pas varié ces dernières années, contrairement aux assertions du GOP. Une enquête du Center for American Progress montre que les chiffres des homicides sont moins élevés dans les villes où les procureurs sont progressistes que dans celles où ils sont plus attachés à la doxa répressive. Munition ignorée par les démocrates qui ont préféré, Joe Biden en tête, mettre en garde, dans la dernière ligne droite, contre le danger pour la démocratie que représenterait un retour en force au Capitole d’un Parti républicain radicalisé.

Au final, le parti du président en place a méprisé des leviers qui lui auraient permis de mobiliser son électorat. Dans un pays ultrapolarisé, l’élection se joue sur le différentiel de participation, beaucoup plus que sur les « swing voters » (les électeurs indécis). Les républicains, chauffés à blanc par le trumpisme, répondront présent. La variable principale réside donc au sein des franges essentielles de l’électorat démocrate, déçues par le bilan de Biden, à savoir les jeunes et les « minorités », qui, dans un dernier sursaut principalement motivé par l’anti-trumpisme, pourrait démentir le scénario. Car, dans l’ombre de ces midterms, se profile le spectre d’un retour de Donald Trump. Celui-ci envisagerait d’annoncer sa candidature à la prochaine élection présidentielle dès la semaine prochaine. D’une « malédiction » à l’autre.

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« Comment les institutions favorisent les républicains »

Entretien avec Ludivine Gilli, Docteure en histoire, directrice de l’Observatoire de l’Amérique de Nord de la Fondation Jean-Jaurès et autrice (« La révolution conservatrice aux États-Unis »). La chercheuse y décrypte la stratégie des républicains qui s’appuient sur le système politico-institutionnel pour renforcer leur emprise sur la société. (Entretien publié dans l’Humanité du 8 novembre)

Si les républicains sont régulièrement minoritaires dans les urnes (W. Bush est le seul candidat républicain à avoir remporté le « vote populaire » depuis la fin de la guerre froide), ils réussissent néanmoins à engranger des victoires politiques. Tentatives d’explications de ce paradoxe.

En quoi le système politico-judiciaire favorise-t-il les républicains et permet à un « vent réactionnaire », comme vous le nommez, de souffler sur les États-Unis ?

C’est au Sénat qu’il faut s’intéresser en priorité pour comprendre l’avantage dont bénéficient aujourd’hui les républicains et comment il permet à certaines idées minoritaires de s’imposer à une majorité plus modérée. Chacun des 50 États – quelle que soit sa population – est doté de deux sénateurs. Les États les moins peuplés sont donc surreprésentés par rapport à leur poids démographique. Or, aujourd’hui, les États les moins peuplés sont principalement conservateurs. Les républicains sont donc surreprésentés au Sénat par rapport à leur poids au sein du pays. Ils parviennent ainsi à voter des lois conservatrices en décalage avec la volonté populaire ou à bloquer des lois progressistes. De plus, c’est au Sénat que se joue le lien avec le pouvoir judiciaire : ce sont les sénateurs qui confirment les juges fédéraux, au premier rang desquels les juges à la Cour suprême. Par ce biais, l’avantage républicain au Sénat se répercute au sein de l’appareil judiciaire, qui s’est politisé au cours des dernières décennies et dont le pouvoir sur la société est considérable. C’est ainsi que les décisions réactionnaires rendues en juin 2022 par la Cour suprême sur l’avortement, les armes à feu ou le changement climatique deviennent possibles, à rebours de l’opinion publique. Rappelons en effet qu’une très large majorité de la population est favorable au droit à l’avortement dans tous ou la plupart des cas, comme elle est favorable à certaines restrictions d’accès aux armes ou au mariage pour tous.

Les républicains ne se contentent pas d’utiliser les institutions, ils portent atteinte à la démocratie. Le 6 janvier ne constituait donc pas un accident ou une parenthèse ?

L’avenir fera peut-être du 6 janvier 2021 une parenthèse si le climat s’assainit. En revanche, il ne s’agit en effet pas d’un accident. L’attaque portée contre le Capitole ce jour-là est l’aboutissement des méthodes de plus en plus contestables mises en œuvre au fil des ans par les républicains les plus conservateurs. Ils ne se sont pas contentés de l’avantage structurel dont ils disposent. Ils l’ont exploité pour se maintenir au pouvoir. Par exemple en dessinant des contours avantageux aux circonscriptions électorales sur lesquelles ils avaient la main. C’est le « gerrymandering », que démocrates comme républicains ont pratiqué et pratiquent toujours dans plusieurs États. Certains États républicains sont cependant allés plus loin encore en limitant l’accès au vote de leurs opposants par une multitude de mesures comme la suppression de bureaux de vote dans les quartiers votant davantage démocrate, ou le renforcement des contraintes pour s’inscrire sur les listes électorales. Et aujourd’hui, des centaines de candidats républicains aux élections de mi-mandat continuent de nier la victoire de Joe Biden aux élections de 2020 et refusent de promettre qu’ils accepteront les résultats des élections de 2022, arguant de fraudes dont l’occurrence est pourtant rarissime.

Quelles options s’offrent aux démocrates pour contrer cette « révolution conservatrice » minoritaire ?

Dans l’immédiat, les démocrates disposent de peu d’options pour inverser la tendance. À court terme, leur seule option est de parvenir à mobiliser davantage d’électeurs qui leur sont favorables mais boudent les urnes. Sans cela, ils resteront structurellement handicapés au sein des trois pouvoirs fédéraux : le législatif, l’exécutif (du fait du suffrage présidentiel indirect) et le judiciaire, car les juges fédéraux sont nommés par le président et confirmés par le Sénat. La Cour suprême compte actuellement 6 juges conservateurs contre 3 progressistes. Tous sont nommés à vie. Étant donné leurs âges respectifs, la majorité conservatrice a de bonnes chances de rester en place jusqu’aux années 2050, sauf réforme d’ampleur. De plus, les mêmes dynamiques sont à l’œuvre sur le plan local. C’est d’ailleurs en partie la mainmise des conservateurs sur le pouvoir local qui leur permet de préserver leur pouvoir fédéral car les circonscriptions électorales avantageuses sont dessinées par les États. Dans ces circonstances, les démocrates peuvent mettre en place leurs politiques dans les États qu’ils tiennent, mais pour obtenir un effet rapide au niveau fédéral, il faudrait une réforme structurelle… qui nécessiterait une majorité qualifiée au Congrès, et donc des voix républicaines qui ne viendront pas.

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À la Liberty University, usine à « champions du Christ »

Dans le Sud de la Virginie, une université fondée par un télévangéliste est devenue une référence pour le « bloc évangélique », devenu un pilier incontournable du parti républicain. Sur le campus, ni théorie de l’évolution, ni alcool. (Article publié dans l’Humanité magazine du 3 novembre 2022.)
 
Lynchburg (Virginie),
Envoyé spécial.
« Depuis que je suis là, j’ai vu tellement de personnes passer des ténèbres à la lumière et reconnaître le Christ comme leur sauveur. » L’Évangile, selon Luke. Face à lui, l’assistance absorbe en silence l’information. Une certaine componction grave les visages mais aucun « Amen » ne surgit. Pour cause. Nous ne sommes pas dans une église, mais dans l’appartement témoin d’une résidence universitaire. Quant à Luke, il n’est pas pasteur – du moins, pas encore, car il s’y destine – mais un étudiant à la Liberty University, guide de l’une des deux visites quotidiennes à destination des parents et potentiels futurs étudiants. Un discours aussi ouvertement religieux ne gêne pourtant pas la petite escouade de 27 personnes, originaires de Virginie mais aussi de Caroline du Nord ou de Floride, dans laquelle nous nous sommes glissés. Ils sont même venus pour cette raison : la Liberty University revendique de « former les  Champions du Christ », d’être la plus grande université évangélique des États-Unis et même du monde.
L’histoire a commencé petitement en 1971. Jerry Falwell Sr, prédicateur qui tient son émission de radio et de TV depuis la fin des années cinquante, achète dans le sud de la Virginie un arpent de terre pour y bâtir une école d’étude de la Bible. Au sortir des années 60, les conservateurs, ébranlés par les mouvements d’émancipation, veulent reprendre la main : création à foison de think tanks, de comités anti-impôts ou de groupes opposés à l’intégration «forcée» des écoles. Jerry Falwell Sr apporte sa pièce à l’édifice en fondant le Lynchburg College qui deviendra en 1976 le Liberty Baptist College puis en 1984 Liberty University, affiliée à la Convention baptiste du Sud, fruit d’une scission, en 1845, d’avec le Nord sur la question de l’esclavage.
Lors de la dernière mue patronymique de la créature de Falwell, l’Amérique a bien changé. Ronald Reagan s’apprête à remporter un second mandat. La « révolution conservatrice » triomphe. Un homme a particulièrement compté dans l’ascension et la victoire en 1980 de l’ancien comédien de Hollywood : Jerry Falwell Sr. En 1979, ce dernier avec quelques acolytes, ont créé la «Moral Majority», une organisation de « droite chrétienne » qui entend organiser politiquement les protestants évangéliques blancs en bloc au sein du parti républicain. Lors de l’élection présidentielle de 1980, ils misent tout sur Ronald Reagan contre la promesse que celui-ci remettra en cause le droit à l’avortement une fois à la Maison Blanche. Il n’en fera rien mais le loup théocratique est entré dans la bergerie républicaine : il prospérera sous W. Bush et surtout Donald Trump, le plus improbable des convoyeurs évangéliques. « Lors des primaires républicaines de 2016, les évangéliques blancs étaient anti Trump. Face à Hillary Clinton, ils sont devenus anti-anti-Trump. Et en 2020, ils sont des pro-Trump », indique Matthew Stiman, journaliste spécialiste du mouvement conservateur et co-auteur du podcast « Know your enemy » (« Connaissez votre ennemi »). Le multidivorcé qui n’arrive pas à citer, face à des journalistes, son passage préféré de la Bible, recueille 77 % (2016) et 82 % (2020) des voix des évangéliques blancs. Et il leur donne ce qu’ils attendaient : des juges ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui ont mis fin, en juin 2022, au droit constitutionnel à l’avortement. Décédé en 2007, Jerry Falwell Sr, n’a pas assisté à cette «victoire». Son fils, oui. Jerry Falwell Jr a même été l’un des premiers à parier sur le milliardaire alors que l’establishment républicain, y compris les pasteurs, regardait de haut le personnage. La visite, en grande pompe, du président Trump, en mai 2017, renforce la « marque » Liberty University, désormais usine à « champions du Christ »… et de Trump. L’argent afflue, les étudiants aussi, d’autant que le fils – avocat et non pasteur – transforme le « business » et ouvre les cours à distance qui font exploser les inscriptions (95 000 au total).
Bref, un demi-siècle après la construction du premier bâtiment, la Liberty est une université de premier rang, dont le campus couvre 28 kilomètres carrés et accueille 15 000 étudiants. Ceux qui font la visite à la troupe matinale de parents ne manquent pas de leur en mettre plein les yeux : de la « school of divinity », « la plus grande école de formation de pasteurs au monde » à la toute neuve Arena de 4 000 places accueillant les matchs de basket. Au cours du « tour » qui dure 3 heures, quelques « signifiants » n’auront pas échappé aux parents (notamment à la maman portant un tee-shirt « Juste une mère normale essayant de ne pas élever des communistes »). À la Bibliothèque Jerry Falwell, c’est un exemplaire du Wall Street Journal, le journal préféré des milieux d’affaires et des cercles conservateurs qui est mis en évidence. L’un des espaces cafétérias accueille un Chick File A, la chaîne préférée des évangéliques depuis que son PDG a multiplié, en 2012, les commentaires anti-mariage gay. Enfin, le bâtiment réservé aux études sur le gouvernement porte le nom de Jesse Helms, sénateur ségrégationniste qui a commencé au parti démocrate pour finir chez les républicains. Encore quelques doutes ? Consultez les fiches pédagogiques, notamment celle sur le cursus d’Histoire qui combine selon la plaquette disponible au centre d’accueil « l’excellence académique avec la vision du monde chrétienne. » En clair : ici, on n’enseigne pas la théorie de l’évolution, seulement celle de la Création. Afin d’être certain de ne pas laisser prospérer des resquilleurs en son sein, la Liberty University fait signer tous les ans aux professeurs un engagement de foi, afin de s’assurer qu’ils sont de « vrais croyants. » Une lecture rapide du journal des étudiants, le « Liberty Champion », achèvera de convaincre les plus « ultras ». La Une est consacrée à la conférence, donnée dans l’enceinte de l’Université, d’Abby Johnson, son parcours depuis le Planning familial « jusqu’au combat pour les plus vulnérables », c’est-à-dire anti-avortement. Dans son « post », le président par intérim de l’Université, Jerry Prevo, accuse Harvard, Yale et Princeton d’avoir arrêté « de croire que la Bible est la parole de Dieu. »
Côté « dress code » (code vestimentaire), demande une mère ? « Il faut être juste présentables pour aller en cours. Ne pas montrer son ventre par exemple. Et ça vaut pour les garçons comme pour les filles », répond Josselin, étudiante venue de Baltimore, tandis qu’Emma Claire, originaire de l’Alabama, ajoute: « En fait, on vous prépare à entrer dans le monde professionnel. Et donc il faut être habillés en fonction. Imaginez que dans un cours de la Business School, vous veniez en sweat-shirt et qu’un grand patron arrive… » D’ailleurs, on apprend que les deux principaux départements sont « business » pour les hommes et « nursing » pour les femmes. Un monde bien genré et où règne également l’ordre moral : couvre-feu à minuit (« Mais vous n’êtes pas obligés de dormir à minuit », rassure Luke), interdiction de l’alcool pour les étudiants sur et en dehors du campus, pas de relations sexuelles hors mariage.
Tout ceci ne semble pourtant pas avoir épuisé l’esprit critique d’un père : « À quel point il y a de la diversité dans l’enseignement et dans le public de l’université » ? Emma Claire ne l’avait pas vu venir et cale. Jocelin vient à la rescousse : « Évidemment, il y a de la diversité. Nous avons même depuis l’an dernier un club de jeunes démocrates. » En fait, ce dernier a été interdit de 2009 à 2021 car la direction de l’université estimait que le programme du parti d’Obama allait à l’encontre des principes chrétiens. Quant à la diversité démographique, elle existe de manière plus éclatante sur le site internet que dans la réalité du campus. La proportion du nombre d’étudiants africains-américains est passée de 20 % à 10 % entre 2011 et 2019, soit durant les années du « Tea Party », du trumpisme et de Black Lives Matter. Selon Maina Mwaura, un ancien pasteur à Liberty qui a démissionné, cité dans un article du New Yorker, le taux hors cours en ligne approche plutôt les 5 %. Le magazine raconte un épisode éloquent. Au lendemain de la mort de George Floyd, un groupe d’étudiants a voulu organiser une manifestation se réclamant de « Black Lives Matter ». La direction de l’Université a contacté les organisateurs pour leur faire part de « l’inconfort » de la police du campus à encadrer un tel événement avant de tout faire pour que les trois mots qui font office de muleta pour l’ultra droite ne soient employés.
« Dans un certain sens, le racisme est le péché originel de Liberty », rappelle l’article du New Yorker. En fait, la droite religieuse ne s’est rassemblée derrière la bannière « pro-life » qu’en 1979, soit six ans après l’arrêt Roe v. Wade. Pourquoi si tardivement ? Réponse de Randall Ballmer, professeur au Dartmouth College : « Parce que la croisade anti-avortement était plus acceptable que la vraie motivation de la droite religieuse : protéger les écoles ségréguées ». En 1971, le gouvernement fédéral refuse les exemptions fiscales aux écoles qui ne se plieraient pas aux lois en vigueur, en refusant l’inscription des éléves noirs, ce qui est le cas par exemple de la Bob Jones University, une université évangélique de premier plan. Jerry Falwell Sr reçoit un courrier de l’IRS (Internal Revenue Service, le fisc américain) et fulmine : « Il est plus simple d’ouvrir un salon de massage qu’une école chrétienne. » Cinquante ans après, si la droite religieuse a incontestablement marqué des points, elle n’a pourtant pas empêché le processus de sécularisation de la société où la part des croyants, en général, et des chrétiens en particulier, décline régulièrement.
En se dirigeant vers la dernière étape de la visite, Emma Claire s’enquiert auprès de Blair, étudiant venu seul, de son ressenti. Il est très satisfait de sa visite, évoque ses parents missionnaires. L’étudiante, en deuxième année d’Espagnol, annonce alors sa prochaine année d’étude en Europe l’an prochain. « C’est devenu un continent sombre, le moins chrétien de tous, alors que l’on connaît son importance dans l’histoire du christianisme. C’est triste », lance Blair. Emma Claire abonde : « C’est triste, oui. Et j’ai bien peur que c’est également ce qui va arriver à notre pays. »

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La « génération Sunrise » dans l’action directe plus que dans le vote

Sur le campus de l’université George-Washington, les jeunes militants contre le changement climatique participeront aux élections de mi-mandat du 8 novembre, mais sans illusions, ni espoirs. Pour eux, pas question de porte- à-porte électoral mais des initiatives comme « Funérailles pour le futur ». (Article publié dans l’Humanité du 2 novembre 2022.)

Washington D.C. (États-Unis), envoyé spécial.

«Damage control. » En deux mots, Spencer s’est évité toute grande thèse politique et a résumé l’état d’esprit général. Le 8 novembre, ce jeune étudiant en dernière année de masters (en histoire et études sur la paix) ira donc voter pour le candidat démocrate dans la circonscription de Santa Barbara (Californie), dans laquelle il est inscrit. Sans hésitation mais sans illusions. « J’ai vu trop de candidats promettre et ne pas tenir leurs promesses », souligne-t-il pour justifier son manque d’enthousiasme. Il votera démocrate pour « limiter les dégâts » (damage control) et empêcher les républicains de prendre le pouvoir. Pas moins, mais pas plus. Le « doyen », au magnifique tee-shirt rouge à la gloire du syndicat IWW (1) – « Je suis moi-même un Wobbly », dit-il – est raccord avec ces collègues investis dans le « hub » (équivalent d’une section) de Sunrise (2), la grande organisation de mobilisation contre le changement climatique à l’université George-Washington (GWU), en plein cœur de la capitale fédérale.

Ils sont réunis en nombre, ce samedi matin, dans un local situé au sous-sol d’un bâtiment en briques pour une initiative de nature politique mais pas de portée électorale. Pas de porte-à-porte pour les candidats démocrates mais des « Funérailles pour le futur ». Bella, 19 ans, étudiante en 2e année d’études américaines et de communication politique, coordinatrice de Sunrise, explique le sens de ce choix : « On décide de faire une action à l’échelle de notre campus, en militant pour couper le lien entre l’argent des industries fossiles et la recherche académique. Ça nous semble plus efficace. » Depuis plusieurs mois, les jeunes militants de Sunrise revendiquent l’interruption du financement de l’une des plus anciennes universités du pays par les industriels fossiles. Et c’est donc cette action ciblée qui requiert toute leur énergie militante.

Quatre cents étudiants de GWU sont affiliés à Sunrise, une cinquantaine en constituant le « noyau dur ». Ils sont tous membres de la génération Z (nés depuis 1997), celle qui porte un regard plus sympathique sur le socialisme que sur le capitalisme, selon une récente étude du Pew Research Center. Chez les jeunes électeurs démocrates, le ratio est de 2 à 1 : 58 % ont une idée favorable du socialisme, contre 29 % seulement du capitalisme. Le hiatus avec des élites démocrates toujours très consensuelles débouche sur la défiance des plus politisés de ces « Gen Z » à l’égard du parti de Biden… « On ne veut pas perdre du temps avec des élus qui ne voteront pas les lois dont nous avons besoin. On ne peut manifestement pas compter sur le gouvernement pour se débarrasser des industries polluantes », reprend Bella, originaire de Sugar Land, au Texas, dans la banlieue de Houston. Elle n’a pas encore 20 ans, mais parle d’expérience : « J’ai été “organizer” pendant plusieurs campagnes au Texas, donc j’accorde de la valeur au processus électoral. Mais je vois à quel point nous pouvons ne pas être entendus. »

La joyeuse équipe – majoritairement composée de jeunes femmes –, qui manie ciseaux et pinceaux pour préparer le happening anti-énergies fossiles, assume la « rupture générationnelle » avec leurs parents. À l’image de Kate, 19 ans, en 2e année. Elle étudie à la fois les statistiques et les politiques publiques de santé. Arrivée de son Illinois natal à peine majeure, elle s’est politisée sur le campus. Depuis peu, elle s’occupe de la « communication » de Sunrise à GWU. « Chaque génération est façonnée par ce qu’elle traverse, développe-t-elle. Pour mes parents, c’était la guerre froide. Ma mère a fait partie du mouvement anti-guerre au Vietnam. Pour moi, c’est ce qui s’est déroulé après. Il y a un sentiment fort partagé par ma génération liée à l’expérience du capitalisme. Il peut y avoir des jugements un peu différents mais disons que ce qui est très largement partagé, c’est que le “marché libre” ne réglera pas les problèmes que nous rencontrons. » « Mon père est un immigrant, il vient d’Inde. Quand il est devenu américain, le vote était sa façon de se faire entendre, raconte Bella. Nos parents ont toujours connu le capitalisme et ils n’ont jamais eu idée qu’il pouvait y avoir un autre système, alors que nous cherchons une alternative. »

Ces néocitoyens n’ont pas pour autant fait une croix sur l’élection comme levier de changement. Si, dans la « combinaison entre l’action et le vote, ce n’est clairement pas le vote qui vient en premier », comme le stipule Kate, elle n’en espère pas moins « pouvoir faire partie d’une campagne qui (lui) convienne lors de la prochaine élection présidentielle ». Pada, 20 ans, en 2e année d’études américaines, déjà très investi dans les grèves dans son lycée à New York, envisage de devenir organizer lorsqu’il aura obtenu son diplôme. « Globalement, on ne fait pas confiance aux élus – avec quelques exceptions – et comment le pourrait-on ? » Alors, il va se charger de la politique lui-même.

(1) International Workers of the World, fondé en 1905, dont l’un des principes est l’abolition du salariat.

(2) Organisation d’action politique qui lutte contre le changement climatique. Elle est à l’origine de la proposition de New Deal écologique.

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