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« Comment les institutions favorisent les républicains »

Entretien avec Ludivine Gilli, Docteure en histoire, directrice de l’Observatoire de l’Amérique de Nord de la Fondation Jean-Jaurès et autrice (« La révolution conservatrice aux États-Unis »). La chercheuse y décrypte la stratégie des républicains qui s’appuient sur le système politico-institutionnel pour renforcer leur emprise sur la société. (Entretien publié dans l’Humanité du 8 novembre)

Si les républicains sont régulièrement minoritaires dans les urnes (W. Bush est le seul candidat républicain à avoir remporté le « vote populaire » depuis la fin de la guerre froide), ils réussissent néanmoins à engranger des victoires politiques. Tentatives d’explications de ce paradoxe.

En quoi le système politico-judiciaire favorise-t-il les républicains et permet à un « vent réactionnaire », comme vous le nommez, de souffler sur les États-Unis ?

C’est au Sénat qu’il faut s’intéresser en priorité pour comprendre l’avantage dont bénéficient aujourd’hui les républicains et comment il permet à certaines idées minoritaires de s’imposer à une majorité plus modérée. Chacun des 50 États – quelle que soit sa population – est doté de deux sénateurs. Les États les moins peuplés sont donc surreprésentés par rapport à leur poids démographique. Or, aujourd’hui, les États les moins peuplés sont principalement conservateurs. Les républicains sont donc surreprésentés au Sénat par rapport à leur poids au sein du pays. Ils parviennent ainsi à voter des lois conservatrices en décalage avec la volonté populaire ou à bloquer des lois progressistes. De plus, c’est au Sénat que se joue le lien avec le pouvoir judiciaire : ce sont les sénateurs qui confirment les juges fédéraux, au premier rang desquels les juges à la Cour suprême. Par ce biais, l’avantage républicain au Sénat se répercute au sein de l’appareil judiciaire, qui s’est politisé au cours des dernières décennies et dont le pouvoir sur la société est considérable. C’est ainsi que les décisions réactionnaires rendues en juin 2022 par la Cour suprême sur l’avortement, les armes à feu ou le changement climatique deviennent possibles, à rebours de l’opinion publique. Rappelons en effet qu’une très large majorité de la population est favorable au droit à l’avortement dans tous ou la plupart des cas, comme elle est favorable à certaines restrictions d’accès aux armes ou au mariage pour tous.

Les républicains ne se contentent pas d’utiliser les institutions, ils portent atteinte à la démocratie. Le 6 janvier ne constituait donc pas un accident ou une parenthèse ?

L’avenir fera peut-être du 6 janvier 2021 une parenthèse si le climat s’assainit. En revanche, il ne s’agit en effet pas d’un accident. L’attaque portée contre le Capitole ce jour-là est l’aboutissement des méthodes de plus en plus contestables mises en œuvre au fil des ans par les républicains les plus conservateurs. Ils ne se sont pas contentés de l’avantage structurel dont ils disposent. Ils l’ont exploité pour se maintenir au pouvoir. Par exemple en dessinant des contours avantageux aux circonscriptions électorales sur lesquelles ils avaient la main. C’est le « gerrymandering », que démocrates comme républicains ont pratiqué et pratiquent toujours dans plusieurs États. Certains États républicains sont cependant allés plus loin encore en limitant l’accès au vote de leurs opposants par une multitude de mesures comme la suppression de bureaux de vote dans les quartiers votant davantage démocrate, ou le renforcement des contraintes pour s’inscrire sur les listes électorales. Et aujourd’hui, des centaines de candidats républicains aux élections de mi-mandat continuent de nier la victoire de Joe Biden aux élections de 2020 et refusent de promettre qu’ils accepteront les résultats des élections de 2022, arguant de fraudes dont l’occurrence est pourtant rarissime.

Quelles options s’offrent aux démocrates pour contrer cette « révolution conservatrice » minoritaire ?

Dans l’immédiat, les démocrates disposent de peu d’options pour inverser la tendance. À court terme, leur seule option est de parvenir à mobiliser davantage d’électeurs qui leur sont favorables mais boudent les urnes. Sans cela, ils resteront structurellement handicapés au sein des trois pouvoirs fédéraux : le législatif, l’exécutif (du fait du suffrage présidentiel indirect) et le judiciaire, car les juges fédéraux sont nommés par le président et confirmés par le Sénat. La Cour suprême compte actuellement 6 juges conservateurs contre 3 progressistes. Tous sont nommés à vie. Étant donné leurs âges respectifs, la majorité conservatrice a de bonnes chances de rester en place jusqu’aux années 2050, sauf réforme d’ampleur. De plus, les mêmes dynamiques sont à l’œuvre sur le plan local. C’est d’ailleurs en partie la mainmise des conservateurs sur le pouvoir local qui leur permet de préserver leur pouvoir fédéral car les circonscriptions électorales avantageuses sont dessinées par les États. Dans ces circonstances, les démocrates peuvent mettre en place leurs politiques dans les États qu’ils tiennent, mais pour obtenir un effet rapide au niveau fédéral, il faudrait une réforme structurelle… qui nécessiterait une majorité qualifiée au Congrès, et donc des voix républicaines qui ne viendront pas.

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« Comment la gauche peut continuer à peser »

Pour l’universitaire Bradley Smith, l’aile progressiste des démocrates états-uniens doit continuer à présenter des candidats face aux centristes sortants, tout en essayant de faire adopter la grande loi sociale et climatique. (Entretien publié dans l’Humanité du 20 janvier 2022.)

Quelle est votre appréciation générale de la première année de la présidence Biden ?

Bradley Smith Elle est assez mitigée. D’un côté, il est vrai que plusieurs mesures de l’administration Biden méritent d’être reconnues. Par exemple, le président démocrate a commencé son mandat en inversant par décrets toute une série de politiques de l’ère Trump en matière d’écologie, d’immigration et de droits des minorités. L’American Rescue Plan Act a protégé des millions de ménages contre les effets économiques les plus néfastes de la crise du Covid. L’Infrastructure Investment and Jobs Act permettra de moderniser les infrastructures énergétiques, routières et ferroviaires des États-Unis. L’administration Biden a également soutenu le Build Back Better Act, qui aurait établi des congés maladie, un congé maternité indemnisé, des écoles maternelles publiques et gratuites dès l’âge de 3 ans, la gratuité d’une partie des études supérieures, le tout financé par des hausses d’impôt sur les grandes entreprises et les hauts revenus. Même s’il semble que le passage de ce dernier projet de loi soit au point mort, le simple fait qu’un ensemble de réformes sociales si ambitieuses ait obtenu le soutien d’un président réputé plutôt modéré démontre le poids que l’aile progressiste du Parti démocrate exerce sur cette présidence. Néanmoins, celles et ceux qui voyaient en Biden un Franklin D. Roosevelt du XXIe siècle s’exposent à une déception prévisible, car, en presque cinquante années de carrière politique, Biden a plutôt accompagné le virage centriste qui a éloigné le Parti démocrate de l’héritage rooseveltien. Rien d’étonnant, donc, à ce que les promesses les plus progressistes de sa campagne soient diluées ou retardées en pratique.

Comment expliquer l’incapacité de Biden à transformer en lois ces promesses de campagne ?

Bradley Smith Une raison relève des rapports de forces au Congrès. Les démocrates ne bénéficient que de très courtes majorités à la Chambre des représentants (+ 5) comme au Sénat (+ 1). La moindre défection démocrate peut donc remettre en cause tout projet de loi porté par la Maison­-Blanche. Les démocrates ne formant pas un groupe homogène, il est parfois très difficile de réconcilier les différentes sensibilités du parti. Si le caucus progressiste du Congrès est le premier groupe démocrate à la Chambre, avec près d’une centaine d’élus issus de l’aile gauche, seul Bernie Sanders en est membre au Sénat. Cette situation permet aux élus démocrates les plus à droite d’exiger des concessions en échange de leur voix, surtout au Sénat. C’est ainsi que les ambitions de l’American Rescue Plan et de l’Infrastructure Investment and Jobs Act ont été revues à la baisse avant d’obtenir les voix nécessaires. C’est également ainsi que le sénateur Joe Manchin a enterré à lui seul le projet de loi Build Back Better en refusant d’y apporter son soutien. Mais la stratégie législative de Biden explique aussi certains de ses échecs. Après le vote de son plan de relance, en mars, sans une seule voix républicaine, Biden s’est donné pour priorité de mettre le consensus bipartisan au cœur de sa stratégie législative. Il s’agissait de démontrer qu’il était possible de s’unir après les profondes divisions des années Trump. Afin de rallier une partie des républicains, Biden a accepté de séparer le projet de loi sur les infrastructures de celui sur les mesures sociales. Résultat : le premier a bien été voté, bien que dans une forme diminuée, mais le second n’a toujours pas obtenu les voix nécessaires pour passer au Sénat.

Quel est le positionnement de la gauche et quel rôle peut-elle jouer ?

Bradley Smith L’aile gauche du parti, qui fait pression en interne sur l’administration Biden, est frustrée par la lenteur des réformes et par l’obsession du président pour le consensus bipartisan. Il est significatif qu’Alexandria Ocasio-Cortez et cinq autres élus de gauche ont décidé de ne pas participer au vote sur l’Infrastructure Investment and Jobs Act pour contester le fait que le contenu écologique du projet ait été largement vidé de sa substance, et que ce projet ait été dissocié des réformes sociales du Build Back Better Act. Compte tenu du bilan mitigé que l’on peut dresser de la première année de la présidence Biden, les démocrates ont raison de craindre une démobilisation qui pourrait leur coûter leurs majorités au Congrès lors des élections de mi-mandat en novembre. L’enjeu pour la gauche est donc double. D’une part, il est essentiel d’obtenir une victoire législative sur un projet de réforme progressiste le plus tôt possible en 2022, afin de susciter l’enthousiasme pour les élections de mi-­mandat. D’autre part, la gauche doit poursuivre sa stratégie de présenter des candidats progressistes face à des candidats centristes sortants aux primaires, afin de continuer de renforcer le caucus progressiste du Congrès (+ 17 élus depuis 2016). Autrement, si les républicains devaient regagner la majorité de la Chambre, du Sénat ou des deux, les éléments progressistes du programme de Biden seraient d’autant plus compromis que le poids de la gauche du Parti démocrate serait réduit et les marges de manœuvre de la formation dans son ensemble amputées.

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« Les réactions de l’administration Bush ont affaibli la position américaine qu’elle prétendait restaurer »

Entretien avec Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine, la crise de légitimité des États-Unis prend sa source dans une politique impériale qui a finalement fait perdre au pays son leadership. (Entretien publié dans le hors-série de l’Humanité « Le monde 20 ans après. Que reste-t-il du 11 septembre? »)

Avec le recul de l’histoire ou tout au moins de vingt ans d’histoire, que peut-on dire de l’impact du 11 Septembre sur la politique de la puissance américaine ou de ce que vous appelez le « système impérial » ?

Philip Golub. Il y a eu des effets immédiats et des effets à moyen terme. L’événement a d’abord souligné une certaine forme de vulnérabilité du pays à des attaques de type asymétrique et a donc poussé l’État américain à reconcevoir la nature des conflits dans le monde contemporain. Dans ce cadre, il y a eu une réévaluation, en partie, de ce que voulait dire l’action internationale de sécurité qui s’est focalisée de plus en plus, à partir de ce moment-là, dans des opérations ouvertes et clandestines soit contre des acteurs terroristes transnationaux privés, soit des États dont les États-Unis pensaient qu’ils faisaient partie du problème souligné par le 11 Septembre.

Au-delà de ce constat, il y a eu effet externe. Les néoconservateurs et ultranationalistes qui composaient l’administration W. Bush ont tenté de saisir l’événement pour consolider la position des États-Unis dans un monde qu’ils pensaient être, à l’époque, unipolaire. Nous sommes dix ans après la fin de la guerre froide. Selon l’expression de Condoleezza Rice, conseillère à la sécurité nationale de W. Bush, le 11 Septembre ouvrait la possibilité de changer la donne mondiale puisque les « plaques tectoniques » – c’était son expression – bougeaient. L’idée dominante au sein de cette administration était donc de saisir cette opportunité pour imposer une vision unipolaire et impériale. D’où, en 2003, la guerre en Irak, pays qui n’était pas directement lié au 11 Septembre, mais faisait partie des réponses apportées par l’administration Bush au mouvement des plaques tectoniques. On sait très bien ce qui s’est passé. Rétrospectivement, on peut dire que cet effort relevait d’un mélange d’hubris et d’une erreur intellectuelle profonde. Car les réalités du monde allaient dans un sens différent. Les réactions de l’administration Bush ont, en fait, affaibli la position américaine qu’elle prétendait restaurer. La crise de légitimité ouverte par l’invasion de l’Irak a duré assez longtemps et elle n’est même pas tout à fait résorbée aujourd’hui, malgré les tentatives de Barack Obama de restaurer la crédibilité.

Le 11 Septembre, en tant que tel, ne représente pas un moment d’inflexion décisive de la politique étrangère des États-Unis. Il est décisif du fait de la réaction de cette administration. Objectivement, l’attaque terroriste n’a pas fait basculer les rapports de forces internationaux. Je ne sais même pas si elle est révélatrice d’une vulnérabilité. Les États-Unis étaient déjà vulnérables avant sur le plan nucléaire, comme tous les pays du monde, d’ailleurs.

En annonçant le retrait des troupes américaines vingt ans jour pour jour après le 11 septembre 2001, Joe Biden tente-t-il de solder cette crise de légitimité déclenchée par les guerres de Bush que vous décrivez comme toujours pas résorbée aujourd’hui ?

Philip Golub. C’est une guerre longue. Pas de grande intensité, mais longue. Le constat a été dressé depuis Obama de l’incapacité de la présence américaine à modifier les rapports de forces dans le pays. Mais des questions se posaient dans les deux cas : rester pour quoi faire ? Partir pour quoi faire ? Il n’y avait pas de bonne solution pour finir cette guerre. La situation est différente en Irak, plus sensible au plan stratégique en raison du voisinage avec l’Iran et de l’influence de ce pays en Irak même, ce qui explique la présence maintenue de conseillers américains ainsi que la volonté de maintenir une influence auprès du gouvernement irakien.

Les États-Unis, comme d’autres pays, utiliseront sans doute la force pour régler certaines crises. Mais l’impossibilité de reconfigurer politiquement le monde par la force est actée après ces vingt ans de guerre en Afghanistan. La décision de Joe Biden s’avère donc rationnelle. D’autant que l’opinion américaine ne veut plus de ces trop longues guerres qui ne produisent pas d’effets probants ni pour la société américaine ni pour les pays en question.

Concernant la crise de légitimité, j’ajoute un élément. Les États-Unis avaient la possibilité en 1991 de réinstitutionnaliser le monde, de faire ce qui avait été fait en 1945 : la grande scission du monde bipolaire terminée, il était temps de renforcer les institutions internationales, leur légitimité et d’en approfondir les pouvoirs au travers du droit international. En quelque sorte de créer un nouvel ordre institutionnel mondial. Et j’insiste sur le mot « institutionnel. »

Au moment de la chute de l’URSS, il y a eu, à ce moment-là, un vide de la pensée des élites américaines qui s’est traduit ensuite par ces aventures militaires tentant d’imposer l’hégémonie plutôt que de construire un monde plus juste. La faute majeure se trouve là. Les élites américaines se sont contentées de la perspective de la célébration de ce qu’ils considéraient comme une victoire. C’était la fin de l’Histoire et les États-Unis avaient triomphé. Il y a eu une profonde méprise sur la nature du monde d’après 1991, qui s’est traduite notamment par l’absence d’effort nécessaire pour intégrer la Russie dans une nouvelle construction institutionnelle mondiale. In fine, la crise de légitimité vient de là. De l’échec d’une politique impériale qui a finalement fait perdre aux États-Unis leur leadership.

L’échec des guerres de Bush a-t-il précipité l’idée parmi les élites américaines qu’il fallait pivoter vers l’Asie, et notamment la Chine, ce que Barack Obama décide de faire à partir de 2011 ?

Philip Golub. Au moment même où la montée en puissance (économique, politique, militaire) de la Chine devient de plus en plus évidente, il y a une prise de conscience croissante au sein de l’appareil d’État américain que le Moyen-Orient et le Golfe absorbaient toutes les énergies américaines, à la fois économiques, mais aussi en termes de prestige. Le pivot de 2011 fait suite à une série de reconsidérations des objectifs américains dans le monde. La Chine de 2010 n’est pas celle de 1992. La compréhension se fait alors jour que les politiques industrielles, dirigées par un État développeur, qui n’est pas sans rappeler ce qu’a fait le Japon après-guerre, sont couronnées de succès et permettent une montée en puissance de la Chine sur la scène internationale. Cette situation pousse les États-Unis à vouloir sortir du Moyen-Orient, même si celui-ci ne disparaît évidemment pas des radars.

Comme l’ont prouvé les événements qui se sont déroulés en Israël et Palestine en mai et juin derniers. On a l’impression que Biden ne voulait pas s’en mêler et renoncer à une forme de leadership.

Philip Golub. Le Moyen-Orient a cette très fâcheuse habitude de s’inviter constamment dans la politique américaine. Les États-Unis ne peuvent pas se retirer, se désimbriquer unilatéralement de cette région. Ils aimeraient que cette dernière n’absorbe pas le temps et l’énergie qui devraient être portés ailleurs. Le problème pour Washington, c’est qu’il doit compter sur des alliés dociles, des ennemis déclarés (comme l’Iran), et des alliés indociles, à la façon du gouvernement Netanyahou à l’égard des administrations américaines disons raisonnables. De ce point de vue, Trump s’est inscrit en porte-à-faux avec la tradition des États-Unis qui a été de toujours soutenir Israël sans jamais totalement donner carte blanche. Avec Biden, on se retrouve dans une situation plus classique où les États-Unis ne veulent pas qu’Israël déclenche des feux dans la région par une colonisation accrue et une répression renforcée des Palestiniens. Les États-Unis se retrouvent là en position de médiateur discret afin d’essayer au moins de stabiliser la situation et ne se trouvent pas dans la possibilité de pouvoir imposer une paix.

En 2011, après la sortie de votre livre, vous qualifiez les États-Unis de « géant impuissant ». Le constat vaut toujours ?

Philip Golub. Au Moyen-Orient, les États-Unis sont toujours un « géant impuissant », mais pas sans capacité d’intervention. Dans le reste du monde, c’est un géant qui est un peu moins géant aujourd’hui du fait de l’évolution du rapport de forces. La suprématie militaire américaine, absolument incontestable, ne se traduit pas facilement au niveau politique et diplomatique. La puissance militaire ne résout pas tout. Elle ne donne pas les outils politiques qui permettent de choisir le déroulement des choses. Encore faudrait-il qu’il y ait une politique générale qui dise ce qu’il faut faire de la puissance. On en revient au vide de la pensée de l’après-guerre froide. Que faire de la puissance ? La question est toujours d’actualité.

Vous évoquiez le refus de l’opinion publique américaine des aventures militaires. Vingt ans après le 11 Septembre, quel regard portez-vous sur l’évolution de votre pays ?

Philip Golub. Je ne suis pas sûr que je partirais du 11 Septembre pour répondre à ces questions. Pour ce qui me concerne, les évolutions de ces dernières années tiennent à trois séries de luttes et de transformations sociales.

La première a trait aux inégalités sociales. Les États-Unis sont devenus au cours des quarante dernières années le pays dit développé, le pays le plus inégalitaire. L’administration Obama n’a pas fait ce qu’il fallait faire pour établir un minimum d’équité. Avec Trump, on était sous une forme de ploutocratie. Avec la nouvelle administration, on assiste à un effort qui unit les démocrates traditionnels et l’aile progressiste dont une partie du programme est reprise par Biden. C’est un effort réel de restauration d’équité sociale. Biden lie lui-même cette question-là aux enjeux internationaux, en affirmant que c’est en trouvant des solutions internes que l’on restaurera la puissance américaine dans le monde.

Deuxième problème, historique, plus long, plus ancré, qui vient en intersection du premier problème : la « question raciale ». Il y a eu quelques progrès, certes, mais on reste en deçà de ce que l’on aurait pu attendre après le mouvement des droits civiques. Une grande partie des Noirs souffrent encore d’une très grande vulnérabilité économique et sociale, de répression continue de la part des forces de sécurité. Cette question touche à la fois à la « classe » et à la « race », puisque les Afro-Américains sont surreprésentés parmi les couches sociales vulnérables du pays. Troisième question : le genre. Ce n’est pas une question nouvelle, mais cela devient un enjeu de plus en plus central dans la société américaine. Ces trois enjeux sont fondamentaux pour que les États-Unis avancent dans une voie progressiste. Il y a une résistance à cette avancée progressiste. Le phénomène Trump peut être interprété comme un symptôme : celui d’une réaction (dans le sens originel du terme) d’une arrière-garde toujours puissante, d’une minorité importante, mais non dominante, de la société américaine blanche concentrée dans le sud et l’ouest du pays contre la transformation démographique multinationale qui transforme le pays en profondeur et qui le transformera encore plus dans les dix à quinze ans à venir. La résistance virulente face à ces changements reflète la crainte de la perte de couches importantes de la population de leur hégémonie historique, culturelle et raciale qui explique en partie la violence autour du débat racial.

J’ai été positivement surpris par les orientations plus progressistes que je ne l’aurais pensé de la part de l’administration Biden. La question est : est-ce que c’est durable ? La position des États-Unis dans le monde dépend, en partie, de la résolution de ces grands enjeux à l’intérieur du pays.

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« Le parti auquel nous faisons face est à droite du front national »

Entretien avec Cathy Schneider, Professeure à l’American University de Washington DC. Biden apparaît comme progressiste sur les questions écologiques, économiques et syndicales, et plus conservateur sur la politique étrangère. Mais, pour elle, dresser un bilan de ses six mois de présidence reste un exercice difficile tant l’opposition républicaine est brutale. (Entretien publié dans l’Humanité dimanche du 22 juillet 2021.)

Quelle est votre appréciation des six premiers mois de Biden ?

Franchement, c’est difficile à évaluer puisque les principales lois (qui sont très progressistes) sont toutes bloquées au Sénat. Il est très favorable aux syndicats, mais la Cour suprême vient encore de prendre parti pour les employeurs. Elle a porté atteinte aux protections collectives, en estimant que les délégués syndicaux ne pouvaient pas mener leurs actions d’organisation sur les sites des entreprises car cela constitue une violation de la propriété privée. Les républicains sont à la droite du Front national (aujourd’hui Rassemblement national – NDLR) et font tout pour faire obstruction et empêcher toute victoire de Biden. Nous faisons face à un parti autoritaire, raciste et antisyndical. Il a voté une série de lois dans les États qui rend l’exercice du droit de vote plus difficile et cible les Noirs et les Latinos. Ces lois donnent aux assemblées dirigées par les républicains le pouvoir d’inverser le résultat d’une élection si elles estiment qu’il y a eu des fraudes dans certains bureaux, sans avoir besoin de montrer des œuvres.

Pour contrer ces mesures antidémocratiques dans les États, les démocrates ont élaboré une loi au Congrès favorisant l’exercice du droit de vote. Mais le « filibuster » permet aux ­républicains de bloquer une loi. La création d’une commission d’enquête sur l’attaque contre le Capitole le 6 janvier a ainsi été refusée. Au Sénat, les États ruraux, qui votent républicain, sont surreprésentés : chaque État envoie deux sénateurs, qu’il ait 40 millions d’habitants comme la Californie ou 700 000 comme le Wyoming. Concernant l’immigration, Trump a quasiment démantelé le système, conduisant à la séparation des enfants de leurs parents et laissant des milliers de demandeurs d’asile sur des parkings, où ils sont parfois violés et tués. Biden affirme que la situation est pire que ce qu’ils avaient prévu et il n’y a pas assez de personnel et de juges pour remédier à cela rapidement. En contraste, une de mes amies qui travaille pour l’EPA, l’agence de l’environnement, dit qu’elle n’a pas connu une administration aussi progressiste en quarante ans de fonction.

Il semble que les choses bougent moins sur la politique étrangère…

Dans ce domaine, l’administration a été bien moins progressiste. Elle n’a toujours pas sanctionné l’Arabie saoudite pour le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi, alors que nous venons d’apprendre que les tueurs avaient été entraînés aux États-Unis. Et elle refuse de sanctionner Israël malgré la colonisation et les crimes de guerre à Jérusalem-Est et à Gaza. Biden est malgré tout plus critique sur Israël que jadis. Tout comme le Congrès.

Le magazine « Jacobin » a écrit un article en janvier dernier dont le titre était « Si Joe Biden vire à gauche, vous pouvez remercier la gauche ». Qu’en pensez-vous ?

Sans doute, mais il y a d’autres facteurs. Il y a aussi les victoires de Trump en 2016 dans des États traditionnellement démocrates, l’échec évident du néolibéralisme, le nombre croissant de vidéos de meurtres policiers, la pandémie. À la fin des années 1970 et particulièrement dans les années 1980 et 1990, les démocrates pensaient que leur politique « taxer et dépenser » était responsable de la récession tandis que les républicains gagnaient du terrain parmi les cols bleus. Les démocrates ont alors estimé que, pour le regagner, il fallait mener la danse sur le commerce, le déficit budgétaire, les attaques contre les syndicats et le système social, les guerres contre la drogue et la criminalité. En 2016, il est devenu évident que rien de cela n’avait fonctionné. Trump représente les riches, mais a fait campagne comme un populiste tandis que le centre de gravité du Parti démocrate évoluait déjà vers la gauche. La crise économique de 2008, l’incarcération de masse, les violences policières, les inégalités, la concentration massive de la richesse et l’accroissement de la pauvreté ont provoqué cette crise politique. La défaite d’Hillary et la popularité de Bernie ainsi que de Black Lives Matter ont accéléré le mouvement. Je pense que le parti revenait à gauche de toute façon. Il avait mené trop de ­politiques de droite qui lui avaient explosé à la figure.

On voit émerger une nouvelle génération de militants et d’élus. Peut-elle changer la politique ?

Au niveau local, on constate de nombreux efforts d’organisation et cela a aidé les démocrates à remporter la Géorgie et l’Arizona, des États traditionnellement républicains. Les militants latinos ont permis à la Californie de devenir l’un des États les plus progressistes. Ils ont clairement une influence, surtout lorsque après avoir concocté un programme radical, ils travaillent avec les leaders du Parti démocrate et cherchent des compromis afin de faire passer des lois qui reflètent la volonté d’une majorité d’Américains. Mais, parfois, les jeunes radicaux vont plus vite que leurs électeurs avec des positions que les étudiants ­aiment mais que les ouvriers et défavorisés n’apprécient pas. C’est vrai en termes de contenu – « définancer la police », par exemple – et de tactiques, comme les manifestations contre les dîners de l’establishment. Alexandria Ocasio-­Cortez (AOC) est très efficace dans sa capacité à organiser et à travailler avec l’administration Biden. Mais, parfois, elle soutient des challengers, lors de primaires, qui ne sont pas en capacité de gagner l’élection. C’est important de connaître l’électorat, de partir de là où il se trouve, et de les aider à développer une façon systémique de penser leurs doléances et de leur donner confiance dans leur propre action collective. Cela veut dire que le travail d’organisation ne s’arrête pas avec des manifestations épisodiques décrétées sur les médias sociaux. Les manifestations seules ne changent pas la donne. Nous assistons, dans le monde entier, à un déclin prononcé du succès des manifestations, largement car les jeunes militants ont sauté la case essentielle dans la construction d’un mouvement social : l’organisation, construire des réseaux et des organisations à la base, ce que Gramsci appelait la construction d’un programme cohérent à partir de compréhensions fragmentées dans une option de changement social à long terme.

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« Joe Biden devra cibler les inégalités et les discriminations »

Pour Marie-Cécile Naves, directrice de recherche à l’Iris (*), le nouveau ­président aura intérêt à s’appuyer sur les mouvements sociaux anti­racistes et féministes. (Entretien publié dans l’Humanité du 20 janvier 2021.)

Joe Biden, avant même sa prise de fonction, a annoncé un certain nombre de propositions, parmi lesquelles une loi sur le salaire minimum à 15 dollars. Une présidence progressiste est-elle envisageable ?

Marie-Cécile Naves D’une part, l’aile progressiste du Parti démocrate a joué un rôle majeur dans la victoire de Biden, aux côtés des militants associatifs, et en taisant les divisions au sein du parti. Et donc, d’autre part, elle va demander des comptes au nouvel exécutif sur différents sujets (qui sont d’ailleurs des promesses de campagne) : environnement, inégalités de santé, réforme fiscale en faveur de la petite classe moyenne, etc. De plus, Biden dispose d’une majorité à la Chambre et, ce qui est aussi inespéré, au Sénat, ce qui lui ouvre de grandes perspectives sur le plan législatif. Pour autant, il va vouloir des lois bipartisanes, non seulement parce que c’est sa manière de faire de la politique, mais aussi dans le but de diviser un peu plus les républicains en se ralliant quelques modérés et en marginalisant les trumpistes.

Pour autant, le nouveau président a ­décidé d’ignorer l’aile gauche au sein de son administration. Comment l’expliquez-vous ?

Marie-Cécile Naves C’est en effet ce que montrent, pour l’heure, les nominations de ministres. Cela rejoint son idée de ne pas crisper les républicains modérés et ajoutons que, jusqu’au 5 janvier, la victoire des deux sénateurs démocrates en Géorgie était plus qu’incertaine : un Sénat républicain faisait courir le risque d’une non-validation de ministres ­socialistes. Un bémol : il a récemment dit qu’il avait envisagé de prendre Bernie Sanders dans son gouvernement, avant de renoncer parce que sa présence au Sénat est précieuse. Nous verrons s’il met plus la barre à gauche dans les nominations à venir avec le « spoil system » (remplacement des hauts responsables d’administration et des ambassadeurs).

Son mot d’ordre de « retour à la normale » est-il le bon remède pour une société extrêmement polarisée, sachant que la « normale » des deux mandats de Barack Obama a conduit à l’élection de Trump ?

Marie-Cécile Naves Biden a intérêt à entretenir le récit de l’Amérique unie, solidaire, apaisée. Dans les actes, sa politique devra cibler les inégalités et discriminations dans l’accès aux droits et aux ressources. Mais Biden n’est, pas plus qu’Obama, un homme providentiel. Toutefois, si Trump a été en partie élu par les anti­-Obama, ce n’est pas pour autant qu’il faut donner raison à cette Amérique raciste qui, on le voit, est encore plus galvanisée après quatre années de Trump ! L’« homme blanc en colère » n’est pas la victime qu’il prétend être.

Faut-il s’attendre à ce que les mouvements sociaux (Black Lives Matter pour ce qui concerne la question du racisme ou Sunrise pour celle du changement climatique) mettent la « pression » sur l’administration Biden ?

Marie-Cécile Naves Oui, il faut s’y attendre et ce sera logique. C’est grâce à l’immense mobilisation des mouvements antiracistes, et du militantisme des femmes noires en particulier, que Biden gagne les grandes villes de la Rust Belt et arrache la Géorgie. En outre, l’opposition à Trump, dès 2017, s’est faite d’abord dans la rue (Women’s Marches, défenseurs du climat…) et ces mouvements ont su non seulement construire un projet commun, mais aussi capitaliser sur un savoir-faire qu’ils comptent mettre en pratique à Washington et dont Biden aurait tort de se passer. 

(*) Autrice de la Démocratie féministe. Calmann-Lévy, 2020.

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« Un Sénat républicain bloquerait tous les projets de lois progressistes »

Entretien avec Rebekah Ward, présidente de l’UCWGA (United Campus Workers of Georgia) qui syndique tous les salariés des universités de l’Etat sur les raisons de cet engagement. (Publié dans l’Humanité dimanche du 24 décembre 2020.)

De quelle manière votre organisation est-elle impliquée dans la campagne et pourquoi cette élection est-elle si importante du point de vue des syndicalistes que vous êtes ?

Rebekah Ward. Nous menons actuellement une campagne pour appeler ou rendre visite à tous les employés des universités de Géorgie qui sont des électeurs inscrits pour les encourager à aller voter pour ce « runoff ». Cette approche a un double avantage. D’abord, nous sommes plus susceptibles de les convaincre que des personnes extérieures qui sont moins au fait des problématiques auxquels ils font face en tant que salariés. Ensuite, cela nous permet de parler à des gens qui n’ont pas encore rejoint le syndicat et de les sensibiliser sur le fait de s’y investir. Nous savons que les élus progressistes constituent une part importante du processus de changement. Mais les autres ingrédients sont des mouvements sociaux et syndicaux forts.

En quoi est-ce aussi important pour les salariés de Géorgie d’avoir un Sénat à majorité démocrate ?

Rebekah Ward. Nous avons souffert ces quatre dernières années d’une administration Trump profondément raciste, sexiste et anti-syndicale. Alors que Joe Biden a remporté 81 millions de voix, nous avons l’opportunité de faire voter des lois progressistes, telles que l’abandon des dettes de loyers accumulées pendant la pandémie, que les violences policières soient traitées au niveau fédéral et le fait de pouvoir se syndiquer plus facilement. Mais ces buts seront infiniment plus durs à atteindre avec un Sénat républicain qui peut bloquer tous les projets de lois progressistes.


Quelles sont les premières mesures que vous attendez de l’administration Biden ?

Rebekah Ward. La plus urgente des priorités est d’atténuer l’impact de la pandémie du Covid 19. Nous avons besoin d’une politique de tests massifs, de traçabilité, d’aide urgente pour les chômeurs, d’abandon des créances de loyers, comme je le mentionnais dans ma réponse précédente, de l’effacement de la dette étudiante et de demander des comptes aux employeurs qui ont placé les travailleurs dans des conditions dangereuses. Une nouvelle et meilleure loi CARES (1) est un besoin urgent durant la première semaine de ces 100 premiers jours qui traditionnellement, dans la politique américaine, marquent l’empreinte d’une administration en termes d’initiatives de politiques publiques.

(1) Votée au printemps 2020 en réponse au début de la pandémie, elle prévoyait notamment le versement d’une aide 1200 dollars par célibataire et 2400 dollars par famille, mesure promue par l’aile gauche du parti démocrate.

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« Trump est le Frankenstein du parti républicain »

Entretien avec Romain Huret, historien et spécialiste du mouvement conservateur. Le président américain n’est pas un accident de l’histoire, mais le produit de la prise de pouvoir du GOP par les conservateurs dans les années 1970. Il a désormais intégré les groupes d’extrême droite à sa coalition. (Article publié dans l’Humanité du 12 octobre 2020.)

Comment expliquez-vous l’empressement des républicains à nommer une nouvelle juge à la Cour suprême en remplacement de Ruth Ginsburg ?

Romain Huret. Leur empressement n’en est un qu’en surface. Cela fait des décennies que les conservateurs ont entamé une guerre sans merci contre le droit « progressiste ». Ils défendent un droit éternel, jurisprudentiel, sans lien avec la société. Leur bataille a commencé dans les universités, puis dans les cours inférieures. La décision d’accélérer le temps politique est donc très logique. Il ne faut jamais sous-estimer la logique à l’œuvre.

Donald Trump s’inscrit-il dans cette logique de long terme ou constitue-t-il un accident dans l’histoire du parti républicain ?

Romain Huret. Il est une créature du conservatisme états-unien, qui a pris le contrôle du parti républicain dans les années 1970. Trump, c’est un peu comme Frankenstein, comme un mauvais fils dans lequel vous ne vous reconnaissez pas. Il surjoue les thématiques des conservateurs, leurs attitudes corporelles, leurs prises de parole. Il ressemble parfaitement à l’électorat conservateur moyen, qui voit dans Trump un ami, quelqu’un qui parle comme eux et les comprend. C’est sa meilleure arme.

La rhétorique anti-immigration de Donald Trump constitue-t-elle une rupture ou une continuité dans cette histoire longue du parti républicain ?

Romain Huret. Sur ce point, le parti est divisé. Certains ont toujours vu dans l’immigration une aubaine économique avec l’arrivée massive de travailleurs et de travailleuses sur le marché du travail ; d’autres y ont vu une menace pour l’identité blanche du pays. Les divisions régionales sont fortes. Dans le Sud-Ouest, beaucoup sont favorables à l’immigration mexicaine par exemple.

Il semble que la particularité du trumpisme est plus ou moins d’avoir intégré les groupes suprémacistes et d’extrême droite dans la coalition républicaine. Qu’en pensez-vous ?

Romain Huret. Oui, ils ont longtemps été à la marge du parti. Les républicains avaient honte par exemple de la John Birch Society dans les années 1960. L’historien Richard Hofstadter y voyait la marque de la culture paranoïaque aux États-Unis, une forme rampante du fascisme à l’européenne. Un rien optimiste, il espérait que l’éducation et la prospérité allaient faire disparaître les conservateurs. Aujourd’hui, les Proud Boys ont droit aux félicitations du président pendant un débat. On mesure tout le chemin parcouru.

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« Dans le Midwest, Joe Biden se trompe de cible »

Selon Malaika Jabali, avocate spécialisée dans les politiques publiques et chroniqueuse pour le quotidien « The Guardian», le candidat démocrate doit s’adresser à l’ensemble de la classe ouvrière pas seulement aux ouvriers qui ont voté Trump en 2016. (Article publié dans l’Humanité du 30 septembre 2020.)

Alors que le candidat démocrate a affronté dans la nuit Donald Trump lors du premier débat, les doutes sur le bien-fondé de sa stratégie s’expriment de plus en plus. L’improbable scénario de 2016 est-il de nouveau envisageable ?

L’un des axes de campagne de Joe Biden est de « reprendre » à Trump des électeurs de la classe ouvrière blanche. Vous estimez qu’il s’agit d’une mauvaise cible. Pourquoi ?

Malaika Jabali. Après avoir fait les calculs dans le Michigan et le Wisconsin basés sur les données du recensement, j’ai constaté que la plus grande différence pour les démocrates en 2016 provient des abstentionnistes blancs et noirs, pas des électeurs qui avaient voté Obama puis Trump. C’est très net dans le Wisconsin. Le taux de participation des Blancs a chuté d’un seul point, soit 100.000 électeurs. Trump n’a engrangé que 700 voix de plus que Mitt Romney en 2012. Donc, ce n’est pas comme si Trump avait attiré à lui un nombre significatif d’électeurs. Ces 100.000 électeurs blancs – ainsi que les 88.000 électeurs noirs qui ont voté en 2012 mais pas en 2016 (le taux de participation des Noirs est passé de 79% en 2012 à 47%) – ont bien dû passer quelque part, mais ils ne sont pas allés chez Trump. Ils se sont abstenus en fait. Joe Biden a besoin de séduire les électeurs de la classe ouvrière, quelle que soit leur origine. Ils doivent être « gagnés » pas « regagnés » sur Trump. Malgré cela, l’équipe de campagne de Biden tente de lancer un appel à une infime partie de l’électorat, qui n’a jamais voté démocrate et ne le fera peut-être jamais.

La classe ouvrière noire constituerait donc la bonne cible ?

Malaika Jabali. L’ensemble de la classe ouvrière, sans distinction raciale, qui fait partie de la base démocrate – pas les électeurs conservateurs de Trump – est la bonne cible.

Comment, en termes programmatiques, incarner cet appel à la classe ouvrière dans son ensemble ?

Malaika Jabali. Il y a d’abord les impacts du coronavirus. Dans le Wisconsin, le coronavirus tue huit fois plus les Noirs. Dans quelques Etats du Midwest, les Noirs forment 15% de la population mais 30 à 40% des décès du coronavirus. Noirs et Latinos ont moins de couverture maladie que les blancs et reçoivent des soins de moindre qualité. Le Medicare for All (système public unique proposé par Bernie Sanders, NDLR) s’adresse à tous, quelle que soit l’origine. Cela permettrait d’éliminer les disparités raciales dans la couverture santé et améliorerait la qualité des soins. Biden dit qu’il opposerait son veto si le Congrès le votait…

L’impact du coronavirus c’est également un chômage qui a bondi mais frappe plus fortement les noirs et latinos. A New York, par exemple, noirs, latinos et asiatiques représentent les trois quarts du salariat. Un robuste plan de relance et un programme fédéral de garantie d’emplois seraient susceptibles d’atténuer la crise économique. D’autres mesures comme les « baby bonds » (le sénateur démocrate Cory Booker propose de verser 1000 dollars à chaque nouveau-né) ou l’annulation de la dette étudiante aideraient tout le monde mais de manière plus importante noirs et latinos qui souffrent le plus de la pauvreté et des inégalités sociales.

On peut aussi évoquer la question du définancement de la police. Beaucoup de budgets locaux ou des Etats pour la police ont explosé alors que ces fonds pourraient être redirigés vers des modèles de sécurité publique qui fonctionnent ou vers d’autres services sociaux. Les pratiques policières impactent de manière disproportionnée les noirs et latinos mais réduire ces budgets profiteraient à tout le monde.

Alors que Joe Biden ait formulé des promesses à propos des programmes de créations d’emplois ou d’annulation de la dette étudiante pour certaines familles, son équipe de campagne a dit aux journalistes que ces propositions ne pourront pas être financées s’il était élu. Non seulement il refuse de baisser les budgets de la police mais il veut même les augmenter. Ni son programme, ni sa stratégie ne sont centrés sur les électeurs ouvriers de couleur qui souffrent significativement plus tandis qu’il a déjà démontré son absence de volonté pour promouvoir des politiques publiques qui aideraient les ouvriers blancs.

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« Dans le contexte états-unien, l’économie est une idée racisée »

Entretien avec Jacob Hamburger, écrivain est co-éditeur de Tocqueville 21, un blog franco-américain sur la démocratie contemporaine. Il est également doctorant en droit à l’Université de Chicago, spécialisé en droit de l’immigration. (Article publié dans l’Humanité dimanche du 2 juillet 2020.)

Comment s’articule, dans le débat qui se déroule aux Etats-Unis, la question « raciale » et la question « sociale »?

Jacob Hamburger. À gauche, certains ont eu tendance à opposer ces deux questions. L’on entend parfois des critiques selon lesquelles la lutte en faveur d’un Etat social « universaliste » ignorerait la dimension spécifiquement raciale de l’inégalité aux Etats-Unis. Dans certains cas, c’est très clairement une position de mauvaise foi, surtout pendant les primaires du Parti démocrate quand il s’agissait d’attaquer Bernie Sanders.

S’il existe certains ennemis du progrès social qui se déguisent en antiracistes de gauche, cela ne veut pas dire – comme le voudrait le marxiste vulgaire – que l’on puisse comprendre et lutter contre l’inégalité sociale aux Etats-Unis sans parler explicitement du racisme. J’oserais dire que « l’économie » en tant que telle dans le contexte étatsunien est une idée racisée. Par exemple, non seulement la richesse moyenne d’une famille blanche est environ dix fois plus élevée que celle d’une famille noire, mais cette richesse, concentrée dans la propriété immobilière, s’est accumulée en grande partie avec la construction des zones ségrégées dans et autour des grandes villes. Les blancs ont eu accès à des prêts immobiliers à prix bas pendant la deuxième moitié du XXe siècle, là où les noirs ont souvent dû se contenter du logement social insalubre. La présence des noirs dans une communauté a historiquement été interprétée comme un mauvais indice pour la valeur des biens, et c’est encore le cas aujourd’hui. Et comme certains services publics, surtout les écoles, sont financés à la base des impôts sur la propriété, une première inégalité raciste et sociale en produit de nouvelles. Par conséquent, quand les blancs américains pensent à « l’économie » et leurs intérêts économiques, ils le font de manière implicitement raciste. Payer plus d’impôts à l’échelle étatique ou fédérale, c’est donner de l’argent aux Afro-Américains, conçus comme des « preneurs » de services publics. 

Comment rectifier ces injustices historiques ?

Jacob Hamburger. C’est dans ce contexte que l’on parle – aujourd’hui mais aussi depuis des décennies – des réparations économiques pour les descendants des esclaves. Il s’agit d’un programme « social, » mais explicitement conçu pour réparer des inégalités résultantes du racisme. Bernie Sanders, pour sa part, a hésité à afficher son soutien à cette idée de réparations. Je pense qu’il hésite sur cette question parce qu’il croit qu’en redistribuant des ressources selon des critères strictement socio-économique (et c’est le seul candidat qui voulait sérieusement les redistribuer !), on va forcément le faire de façon plus importante aux Afro-Américains.

C’est un débat qui n’est pas tout à fait résolu à gauche. Mais ce n’est peut-être pas le débat central du mouvement actuel. Certes, depuis le meurtre de George Floyd, l’on entend se renouveler l’appel aux réparations. Mais aujourd’hui, la demande centrale des militants dans la rue est celle de couper les budgets des polices municipales (Defund the Police), voire de démanteler ces polices tout court (Disband the Police). Dans les deux cas, il s’agit d’une redistribution des ressources : soit de transférer de l’argent, jadis réservé aux forces de l’ordre, aux écoles, ou aux hôpitaux ; soit de virer des flics et d’embaucher des professionnels de santé mentale ou de traitement de drogue à leur place.

Quelle est la particularité de ce mouvement ?

Jacob Hamburger. Je suis impressionné par la facilité avec laquelle ce mouvement a traduit une question dite souvent « raciale, » la violence policière, en une demande sociale. Et c’est une demande très radicale, qui vise non seulement à remplacer la police comme institution, mais de repenser l’Etat social américain. Souvent, la police ainsi que les prisons, la détention des migrants, et l’armée, fonctionnent comme un système caché d’Etat-providence aux Etats-Unis, et surtout pour des blancs. Dans beaucoup de petits villages ruraux de ce pays, majoritairement blancs, la seule source d’emploi est de travailler dans une prison ou un centre de détention des migrants. Et pour beaucoup de personnes de toute couleur, l’armée ou la police est la seule manière d’avoir une éducation ou une couverture santé. En même temps, pour les communautés les plus pauvres, l’incarcération est la suite logique d’un système d’éducation inadéquate et un marché d’emploi inaccessible. Ce mouvement antiraciste cherche à mettre fin à cet état des choses.

Dans votre texte, vous citez cette phrase de Tocqueville: « Si l’Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront amenées par la présence des noirs sur le sol des Etats-Unis : c’est-à-dire que ce ne sera pas l’égalité des conditions, mais au contraire leur inégalité qui les fera naître ». Permet-elle de comprendre la situation actuelle et le mouvement de protestation inédit dans l’histoire récente du pays?

Jacob Hamburger. C’est une citation très connue de Tocqueville, souvent citée comme sa « prédiction » de la Guerre civile américaine qui a eu lieu 20 ans après la sortie du deuxième tome de la Démocratie en Amérique. Tocqueville identifie l’inégalité raciste comme le moteur le plus important du conflit social aux Etats-Unis, et non pas– pour revenir à votre première question – l’inégalité sociale. L’Amérique qu’il décrit, sur ce point, est l’Amérique telle que l’idéologie dominante depuis longtemps a voulu la décrire : un pays où tout le monde peut espérer profiter d’une prospérité toujours en croissance. Aujourd’hui, les Américains ont de plus en plus de mal en croire en cette mythologie d’une société d’abondance. Après plus de dix ans de « relance » post-2008 – dont les effets ne se sont pas fait sentir pour beaucoup d’Américains, et surtout d’Afro-Américains – le choc du coronavirus a effacé tout d’un coup une grande partie des gains économiques. Si Tocqueville avait raison de dire que l’inégalité du racisme était un conflit central, il n’aurait probablement pas raison de dire aujourd’hui que les Américains ont trop à perdre sur le plan social pour penser à la « révolution, » même si l’on ne sait pas trop ce que ceci veut dire dans notre contexte.

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« Black Lives Matter a imposé les termes du débat »

Entretien avec Charlotte Recoquillon est journaliste et chercheuse à l’Institut français de géopolitique. (Article publié dans l’Humanité du 12 juin 2020.)

Il se dit et s’écrit beaucoup de choses sur le fait que ce mouvement est inédit et sans précédent. Qu’en pensez-vous ?

Charlotte Recoquillon. Je préfère toujours inscrire les mouvements dans la suite les uns des autres et considérer que chaque chapitre constitue une avancée ou une percée par rapport au précédent, dans une lutte qui est, elle, continue. Effectivement, nous assistons à une percée très forte, avec des revendications politiques, comme le désinvestissement (defunding) dans la police et la réorientation de ces budgets. Cela commence déjà à porter ses fruits localement. Ces revendications n’étaient pas audibles dans la première phase de Black Lives Matter en 2014. Le récit du soulèvement porte, lui aussi, par le vocabulaire qu’il emploie, une meilleure compréhension du phénomène là où à Baltimore en 2015 on parlait beaucoup d’émeutes. On n’entendait pas encore que la violence pouvait traduire des demandes tout à fait légitimes. On a atteint un nouveau degré de maturité.

 

Est-ce que cela veut dire que la société américaine a beaucoup évolué en peu de temps ?

Charlotte Recoquillon. Dans la société, les choses n’ont pas fondamentalement changé, comme on a pu le voir avec la pandémie du coronavirus, révélatrice d’inégalités structurelles persistantes, dont les Africains-Américains sont les premières victimes. En revanche, les termes du débat public ont beaucoup évolué. On le doit à Black Lives Matter. Le champ lexical du débat – « racisme structurel », « racisme systémique », « privilège blanc », « intersectionnalité » – le révèle. Soit un vocabulaire très progressiste. On est sur de l’antiracisme politique pas sur une question morale de bien, de mal ou de bonne volonté… Des choses paraissaient intouchables il y a une décennie car elles n’étaient pas comprises. Quand HBO retire « Autant en emporte le vent » de son catalogue pour préparer une présentation de contextualisation du film, c’est un signe de la prise de conscience que le révisionnisme opère comme agent actif dans la perpétuation de la domination. La déclaration de la NFL (fédération de football américain, NDLR) qui reconnaît avoir eu tort d’empêcher le « kneeling » montre symboliquement que quelque chose change vraiment.

 

Qu’ont changé trois ans et demi de présidence Trump ?

Charlotte Recoquillon. Dans sa première phase, Black Lives Matter a tenu à un principe : « la parole appartient aux concernés ». Plus récemment, est intervenue l’idée portée par un certain nombre de dirigeants de l’organisation de coopérer avec le parti démocrate. Je date cela de la primaire qui a commencé en 2019 avec des prises de position pour tel ou tel candidat de la part de figures de Black Lives Matter. Cela correspond, me semble-t-il, à la nécessité de battre Donald  Trump mais dans une stratégie de construction commune. L’élargissement des manifestations, leur caractère plus multiracial (1) est le reflet de cette évolution. Il doit aussi à l’effet Trump : sa présidence ne menace pas seulement les Africains-Américains. Tout est en danger : c’est aussi une question de liberté d’expression, de démocratie, de libertés fondamentales des Etats-Unis.

 

En quoi la question du racisme touche-t-elle au cœur de ce qu’est l’Amérique ?

Charlotte Recoquillon. Les Etats-Unis ont été fondés par des Européens qui fuyaient la tyrannie pour aller se libérer du joug de la Couronne britannique et fonder la démocratie…sur le dos des esclaves. Le pays se construit physiquement, économiquement, structurellement, politiquement sur l’appropriation de la main d’œuvre des esclaves et de leur travail gratuit. Le tout dans une très grande violence, évidemment. Les pères fondateurs étaient quasiment tous des maîtres d’esclaves. Lors de la guerre de Sécession, 13 Etats mènent une guerre pour pouvoir maintenir le système esclavagiste. Après l’abolition, le système de remplacement dit Jim Crow dure ensuite un siècle. Le cycle dans lequel nous sommes depuis un demi-siècle, c’est ce que l’autrice et professeure de droit Michelle Alexander appelle « le nouveau Jim Crow », où l’incarcération de masse et la guerre à la drogue qui criminalise la communauté noire.

C’est dans ce contexte qu’il faut resituer le rôle de la police. Son histoire, c’est d’abord celle de patrouilles qui devaient rechercher les esclaves fugitifs. La police moderne devait ensuite, dans les grandes villes, contrôler les « ghettos », les quartiers ségrégués et endiguer les éventuels soulèvements. Cet héritage perdure : la police n’est pas une institution anodine. Elle est le bras armé de l’Etat. Elle protège l’ordre établi et le statu quo.

 

  • Tel que les sciences sociales définissent le concept de « race » comme construction sociale et politique.

 

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