Archives mensuelles : mars 2020

« La crise sanitaire est révélatrice des lacunes du système de santé américain »

Alors que les Etats-Unis sont devenus l’épicentre de la pandémie, entretien avec Sarah Rozenblum, chercheuse en santé publique et sciences politiques – Université du Michigan (Ann Arbor). (Article publié dans l’Humanité du 30 mars 2020.)

Quelle est la situation aux Etats-Unis ?

Sarah Rozenblum. La situation sanitaire s’aggrave aux États-Unis, premier foyer de contagion au monde, où l’on dénombre près de 150.000 cas de coronavirus et plus de 2 000 décès. New York est devenue l’épicentre de l’épidémie. Les hôpitaux de la ville sont saturés et manquent cruellement d’appareils d’assistance respiratoire. Le New Jersey voisin se prépare à un afflux massif de patients new-yorkais. La situation est également préoccupante à la Nouvelle-Orléans et Miami, la Louisiane et la Floride ayant tardé à réagir face à la menace sanitaire. Bien qu’une réponse unifiée à l’échelle étatique soit préférable à des mesures fragmentées, le Texas a délégué la gestion de la crise aux autorités locales. Enfin, les villes dotées de réseaux de transports publics relativement denses, comme Chicago, sont particulièrement sensibles et connaîtront une augmentation significative du nombre de cas au cours des prochains jours.

 

Quelle est la nature de la réaction des autorités ?

Sarah Rozenblum. Le système de santé américain est décentralisé. Les décisions sanitaires se prennent souvent à l’échelon étatique, voire local, au plus près des besoins des populations. Le gouvernement fédéral aurait pu choisir de coordonner (et donc harmoniser) la gestion de la crise, comme l’y incitait un manuel de préparation aux risques pandémiques rédigé lors de la présidence Obama. L’administration a préféré se désengager (dans un premier temps) de la gestion de la crise sur son volet sanitaire, la déléguant aux gouverneurs et autorités locales.

Les mesures les plus volontaristes ont été prises par les états démocrates de Californie, Illinois, Michigan, Washington, qui ont, selon les cas, confiné leur population, imposé la fermeture des établissements scolaires et lieux « non essentiels » et parfois généraliser les arrêts maladie à l’ensemble des travailleurs. Refusant de s’aligner sur la position du Président Trump, qui a longuement minimisé la gravité de la crise sanitaire, la qualifiant successivement de « canular » et de « distraction », les gouverneurs républicains de l’Ohio et de la Virginie Occidentale ont également édicté des mesures contraignantes. A l’opposé, la réponse du Mississippi et de l’Oklahoma semble bien lacunaire puisque leurs gouverneurs se sont contentés d’imposer la fermeture des écoles.

La « stratégie » du gouvernement fédéral a sensiblement évolué au cours des derniers jours. Oscillant entre déni de réalité et tentative de sauvetage de l’économie américaine lors de la première quinzaine de mars, Donald Trump semble avoir désormais pris conscience de la gravité de la situation. La déclaration d’état d’urgence du vendredi 13 mars a permis de débloquer 50 milliards de dollars en faveur des hôpitaux et entreprises. Le même jour, le Congrès a voté un projet de loi instaurant la gratuité des tests et créant un arrêt maladie d’urgence (assortie de nombreuses dérogations au bénéfice de grandes entreprises telles Amazon et Walmart). Après avoir refusé d’invoquer le Defense Production Act, Donald Trump s’est résigné à le faire le 27 mars pour demander à General Motors de réorienter son activité industrielle vers la production d’appareils d’assistance respiratoire. Ses décisions sont toutefois imprévisibles.

 

Qu’est-ce que l’épidémie du coronavirus révèle du système de santé et comment elle met en lumière la nature du débat du parti démocrate notamment sur la proposition du Medicare for All ?

Sarah Rozenblum. La crise sanitaire est révélatrice des lacunes du système de santé américain. De nombreux individus sont couverts par le biais de leur employeur. Plus de trois millions d’Américains ont été licenciés au cours du mois de mars, perdant de facto leur assurance au moment où ils sont le plus susceptibles de recourir au système de santé. Le candidat à l’investiture démocrate Bernie Sanders n’a cessé de pointer du doigt les dysfonctionnements du système américain. La crise sanitaire donne du poids à sa proposition d’élargir le programme fédéral Medicare (réservé aux personnes de plus de 65 ans et personnes en situation de handicap) à l’ensemble de la population. Le contexte actuel lui permet de rester en lice pour l’investiture démocrate, malgré des scores décevants lors des primaires du mois de mars. Peu audible sur la crise sanitaire, son opposant modéré Joe Biden refuse toute universalisation du système de santé.

Une crise de cette ampleur peut catalyser l’avènement d’un nouveau modèle social américain, mais non sans difficultés. Dans le cadre du New Deal, Franklin Roosevelt a renoncé à son projet de création d’un système de santé universel face à la pression des médecins qui refusaient toute immixtion de l’état dans leur activité, malgré les difficultés occasionnées par la Grande Dépression. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Harry Truman a renoncé à instituer une assurance santé obligatoire pour des raisons analogues. Aux États-Unis, les pires catastrophes n’induisent pas toujours de changements radicaux sur le plan sanitaire. Espérons qu’il en soit autrement cette fois-ci…

 

 

 

 

Publicité

Poster un commentaire

Classé dans Interviews

Le crash de l’axe Sanders-Warren place Biden en orbite

L’ancien vice-président a remporté une majorité d’Etats, mardi, profitant de l’unité des modérés face à la division des progressistes. (Article publié dans l’Humanité du 12 mars.)

Ils ont attendu longtemps mais rien n’est venu. Les militants et sympathisants de Bernie Sanders ont voulu croire jusqu’à la dernière seconde qu’Elizabeth Warren allait mettre son poids dans la balance. Lors de l’annonce de son retrait de la campagne, le 5 mars dernier, la sénatrice du Massachussetts avait fait part de son besoin de temps afin d’annoncer lequel des deux candidats encore en course – Sanders ou Biden – elle allait soutenir. Puis rien… Le « mini Tuesday » du 10 mars est arrivé et Sanders n’a pu se prévaloir du soutien de l’autre figure marquante de l’aile progressiste, seule possibilité, sans doute, pour lui de renverser la vapeur.

Les résultats du vote dans les six Etats qui ont voté mardi renforcent l’avantage pris par Joe Biden. Il a remporté haut la main (53% contre 36%) l’Etat crucial du Michigan, dans lequel Sanders avait décroché une retentissante victoire en 2016 face à Hillary Clinton. L’ancien vice-président domine sans surprise dans le Mississippi, le Missouri et, de façon plus inattendue en Idaho. Bernie Sanders gagne le très peu peuplé Dakota du Nord et a pris un léger avantage dans l’Etat du Washington, le deuxième pourvoyeur de délégués de la soirée, où les bulletins étaient encore comptés, à l’heure où ces lignes étaient écrites. L’écart, en nombre de délégués, s’est encore creusée et il pourrait s’établir, à 150. Rien n’apparaît définitif au regard des 4000 délégués qui se rendront à la convention de Milwaukee, dont la moitié n’ont pas encore été élus. Mais il faudrait un retournement aussi spectaculaire que celui qui a permis à Biden de se relancer, suite à une victoire massive en Caroline du Sud et au soutien de deux des candidats modérés, Pete Buttigieg et Amy Klobuchar.

Le sénateur du Vermont a donc besoin d’un succès et de renforts. Ce qui nous ramène à Elizabeth Warren. Depuis les premiers débat, les deux élus à la chambre haute du Congrès affichaient une unité sans failles. Ils étaient « amis », rien ne pouvait se glisser entre eux, à peine plus entre leurs programmes. L’axe progressiste défendait un système d’assurance-maladie universel et public (dit Medicare for All), la création d’un impôt sur la fortune, l’annulation de la dette étudiante, etc… Le duo a commencé à se fissurer lors de la « cristallisation » du mois de janvier, quelques semaines avant le premier vote, alors qu’Elizabeth Warren, en tête des sondages durant les derniers mois de 2019, reculait inexorablement tandis que Bernie Sanders émergeait. Lors d’un débat, la première accusait le second de lui avoir dit en privé « qu’une femme ne pourrait pas devenir présidente», ce que celui-ci niait. Sur les réseaux sociaux, le débat s’envenimait entre soutiens de l’une et de l’autre.

Après le ralliement express derrière Biden, début mars, Elizabeth Warren a clairement fait le choix stratégique de rester en piste dans l’espoir de capter une frange de l’électorat de Buttigieg et Klobuchar, dont elle apparaissait, dans les enquêtes d’opinion, comme le second choix. Mais ces électeurs ont suivi les consignes et se sont reportés massivement sur Biden, laissant la sénatrice sans victoire, avec peu de délégués (69) et aucune voie possible vers la nomination. Une union préalable aurait sans doute permis à Sanders de remporter le Massachusetts, le Minnesota et le Texas, créant une « dynamique » apte à concurrencer celle créée autour du candidat de l’establishment.

Demeure la question : pourquoi, depuis, Warren n’a-t-elle pas apporter son soutien à son « ami de longue date » ? L’explication relève-t-elle du personnel (indépassable déception, amertume face aux attaques) ou du politique ? Est-elle en train de négocier avec Joe Biden ? Un article récent de Politico relate les longs échanges entretenus fin 2014 par Elizabeth Warren et Hillary Clinton au terme desquels la première s’est engagée à ne pas être candidate après acceptation par la seconde d’un certain nombre de conditions. Déçus par ce renoncement, des milieux progressistes se tournèrent alors vers un autre sénateur, unique socialiste déclaré du Congrès, un certain Bernie Sanders.

 

 

Poster un commentaire

Classé dans Actualités, Eclairages

Californie : du reaganisme au progressisme, itinéraire d’un Etat dans l’Etat

L’Etat le plus peuplé du pays, que Bernie Sanders a remporté lors de la primaire du 3 mars, a basculé à gauche en une génération, sous l’impulsion du syndicalisme et de la politisation des immigrés. Reportage suivi d’un entretien avec l’universitaire Chris Zepeda-Millan. (Articles publiés dans l’Humanité dimanche du 5 mars 2020)

 

Tout était question de couleur ce matin-là en l’église baptiste de Brea. Il s’agissait de savoir comme Orange, devenue bleue, allait redevenir rouge. Et ce n’était pas un happening surréaliste mais une réunion organisée par les femmes républicaines. Il fallait comprendre ceci : Orange comme le nom du comté situé au sud de Los Angeles, « la terre où tous les bons républicains vont mourir », selon le mot de Ronald Reagan. Richard Nixon est un enfant du pays, de Yorba Linda précisément où trône désormais sa « bibliothèque présidentielle ». Il y a, pas loin, un aéroport John Wayne. La candidature ultra-conservatrice de Barry Goldwater, en 1964, a germé dans ces banlieues chics où, jusque dans les années 70, le Klu Klux Klan n’était pas considéré comme un mouvement extrémiste.

Et puis vint 2016. Pour la première fois depuis 1936 et Franklin Delano Roosevelt, le comté d’Orange donna une majorité au candidat démocrate (couleur bleue) face au républicain (couleur rouge). Réplique démultipliée du séisme lors des élections de mi-mandat de 2018 : les quatre députés républicains perdent leur siège. Coup de grâce, en août 2019, le nombre de démocrates enregistrés comme tels auprès des instances électorales de l’Etat a surpassé celui du nombre de républicains.

Le comté d’Orange ne fut que la dernière et la plus précieuse pièce de la Californie de Reagan (il en fut gouverneur de 1967 à 1975) à tomber. Dans l’Etat le plus peuplé du pays, le parti républicain est quasiment rayé de la carte politique. Tous les postes de commande sont aux mains des démocrates : le gouverneur, le lieutenant-gouverneur, le procureur d’Etat, 46 députés sur 53 et une super majorité dans les deux chambres locales (représentants et Sénat) nécessaire pour faire passer des mesures qui nécessitent deux tiers des voix, comme l’augmentation des impôts et taxes. Comble suprême pour le parti des milieux d’affaires : ceux-ci préfèrent financer les élus démocrates modérés…

Le débat politique se joue désormais au sein du parti démocrate et le curseur global a viré à gauche. Depuis plusieurs années, par voie référendaire ou législative, la Californie complète le puzzle des politiques publiques progressistes : SMIC à 15 dollars, alourdissement des impôts pour les plus riches, loi de contrôle des loyers, légalisation de la marijuana, interdiction des prisons privées, loi pour obliger les géants de la gig economy (Uber et Lyft) à considérer leurs chauffeurs comme des salariés non des « auto-entrepreneurs ».

Le grand retournement a pris une génération. 1994 fait, sans contestation possible, office de date-pivot. Cette année-là, le gouverneur républicain, distancé dans les sondages, promet de soumettre à référendum l’interdiction pour les sans-papiers et leurs enfants d’accéder aux services de santé et d’éducation. La « proposition 187 », baptisée « Save our State » (SOS) est approuvée par 59% des électeurs. Dans une pub TV, on pouvait entendre ces mots : « Ils continuent d’arriver »… La droite « nativiste » fondait alors de grands espoirs sur le « golden state ». Mais la « prop 187 » marquait le début de la fin pour le parti de Reagan, « durablement piégé, selon Bruce Cain, professeur de sciences-politiques à Stanford, par le virage à droite de Pete Wilson afin d’assurer son élection en ralliant les électeurs blancs, à la façon de Trump. Cela a été un succès à court terme mais a plongé le parti dans un trou sans fond dans un Etat qui se diversifie démographiquement.»

Pourtant, la démographie ne se suffit pas à elle-même. Le Texas est toujours tenu par les républicains alors que la proportion de Latinos est identique. La différence ? Le taux de syndicalisation (15% contre 5%) et une stratégie politique par un certain Miguel Contreras. Dans son bureau qui donne sur le bucolique parc MacArthur, près du centre-ville de Los Angeles, Kent Wong, directeur du centre de rechercher sur le syndicalisme de l’université UCLA est catégorique : « Contreras a changé la politique à Los Angeles et dans l’ensemble de la Californie. » Ce fils d’immigrés mexicains travaillant dans les fermes, engagé après une rencontre avec Cesar Chavez, pionnier du syndicalisme et du mouvement des droits civiques, a pris les rênes du Los Angeles County federation of Labor en 1996 et en fera une grande couveuse progressiste. « Il a engagé de nouvelles batailles syndicales, mené des campagnes d’inscription sur les listes électorales des minorités et de naturalisation des immigrés, poursuit le chercheur. Il a compris que les meilleurs organisateurs syndicaux étaient également les meilleurs organisateurs politiques. Vous savez, le parti démocrate n’est pas un parti de militants. Il se réveille pour les élections tous les deux ans.»

Une campagne, menée par le syndicat SEIU, retentit à travers le pays : Justice for Janitors, qui inspirera à Ken Loach, un film « Bread and Roses ». La syndicalisation de milliers de salariés d’entretien et de gardiennage immigrés avec ou sans-papiers fait date. En Californie, où les latinos comptent désormais pour 40% de la population, l’impact est démultiplié.

« Ceux qui ont mené les batailles syndicales ont ensuite directement investi le champs politique », indique Kent Wong. Fabian Nunez, président de la chambre des représentants locale, a fait ses armes à la même fédération syndicale du comté de Los Angeles. Maria-Elena Durazo, épouse de Miguel Contreras et dirigeante syndicale, représente Los Angeles au Sénat d’Etat. Gil Cedillo, ancien du syndicat SEIU, est l’auteur d’une loi permettant aux sans-papiers de pouvoir obtenir un permis de conduire. Quant à la loi « anti-Uber », elle a été rédigée par Lorena Gonzalez, ancienne dirigeante de la fédération syndicale à San Diego. La même méthode a été appliquée dans le comté d’Orange (un tiers des habitants sont latinos), où se trouve le plus ancien parc Disneyland et ses dizaines d’hôtels et restaurants, sous la houlette d’un réfugié venu d’Ethiopie,Tefere Gebre, désormais numéro 3 de la grande centrale syndicale AFL-CIO.

Mais tous ces changements n’ont pas ébranlé les croyances républicaines. Après une prière et une prestation de serment tourné vers le drapeau, le président du G.O.P. (Grand Old Party, le surnom du parti républicain) pour le comté d’Orange, Fred Whitaker en est certain : « Notre base est satisfaite de ce qui se passe à Washington. » Quant à lé débâcle de 2018, elle est réversible « si nous regagnons les votes des femmes blanches éduquées de 25 à 55 ans. » Comme au temps jadis… A quelques kilomètres de là, un jeune homme de 23 ans, faisait du porte-à-porte pour appeler à voter Bernie Sanders lors de la primaire qui s’est déroulé le mardi 3 mars. Fils d’ouvriers immigrés, il est le président de la section DSA (democratic socialists or America) qu’il a fondé au moment de son adhésion « le lendemain de la victoire de Trump » et qui compte désormais deux cents cotisants. Pour marquer, dans l’espace public, cette nouveauté, il porte un tee-shirt noir, figurant un poing levé et une rose… couleur émergente dans le comté d’Orange.

 

« On ne peut pas séparer la question syndicale et la question latino »

Entretien avec Chris Zepeda-Millàn, professeur au département d’études chicanos à UCLA.

Quelle est la « recette » du virage à gauche de la Californie ?

Chris Zepeda-Millàn. Si vous voulez comprendre vous ne pouvez pas séparer la question latino et la question syndicale. Après l’adoption de la proposition 187, il y a eu une campagne pour convaincre les immigrés légaux de devenir citoyens, d’inscription sur les listes électorales. Les militants les plus aguerris se sont investis en politique. Miguel Contreras a constaté que les immigrés latinos étaient les plus pro-syndicats. Il a donc décidé d’utiliser les ressources syndicales pour inscrire les latinos sur les listes électorales. Cela a totalement changé la politique à Los Angeles. Aujourd’hui, personne ne peut être élu sans les syndicats.

Dans le même temps, le syndicalisme se tournait vers les immigrés. Jusque-là, le mouvement syndical était plutôt anti-immigrés. Des succès de campagne de syndicalisation ont attiré les regards et la question a été posée par la grande centrale syndicale AFL-CIO : « Comment avez-vous réussi ? » La réponse a été : « Parce qu’on ne vous a pas écoutés et que nous avons organisés les immigrés. » En 2000, le virage a été officialisé lors d’une conférence de l’AFL-CIO à Los Angeles. John Sweeney a annoncé le changement de position et le soutien à la lutte des sans-papiers et à la naturalisation des immigrés.

C’est une combinaison de la politisation des Latinos en réaction aux lois anti-immigrants et de la stratégie volontariste des syndicats pour mobiliser politiquement ces mêmes latinos. Les latinos forment aujourd’hui le plus important segment de l’électorat en Californie et participent au démantèlement des lois réactionnaires des républicains votées il y a 30 ans.

 

Diriez-vous que ce mouvement relève d’une prise de conscience de classe ?

Chris Zepeda-Millàn. C’est ce à quoi nous assistons clairement depuis 20 ans. Les latinos forment l’immense majorité de la classe ouvrière, une partie de la classe moyenne et une fraction majoritaire des travailleurs pauvres. Sur tous les plans, les stigmates sociaux les frappent plus. Ce qui a sans doute toujours été le cas des immigrations récentes. Mais l’intégration des immigrations européennes s’est faite au moment où les programmes sociaux se créaient. Aujourd’hui, ils sont démantelés. C’est une différence de taille qui a poussé une part importante des Latinos à s’engager. Certains sans-papiers ne votent pas mais participent au processus électoral, font du porte-à-porte.

 

Poster un commentaire

Classé dans Reportages

Le rêve californien de Bernie Sanders

Dans l’Etat le plus peuplé et le plus progressiste du pays, où se tient aujourd’hui une primaire dans le cadre du Super Tuesday, le sénateur socialiste a fait le pari d’une alliance de la jeunesse et des classes populaires, avec les Latinos comme force motrice. Article publié dans l’Humanité du 3 mars.

Los Angeles, Oakland,

Envoyé spécial.

Participation historique. Dans les urnes, il s’agit d’une possibilité. Mais autour des tables de Brennan’s, c’est avéré. «Ce doit être l’approche de la primaire qui motive tant », se réjouit Mary, l’une des chevilles ouvrières de la « section » de Los Angeles de« Drinking Liberally », organisation fondée en 2003 par quelques « liberals » de New York. Déprimés politiquement par la dérive de la présidence de W. Bush après le 11 septembre, ils proposent à leurs alter egos du pays de se retrouver devant une bière ou un verre de vin. La câlinothérapie politico-alcoolisée a fait souche. Mais tous les quatre ans, l’ambiance « cocon familial » de ces « apéros progressistes » est traversée, de manière plus ou moins bienveillante, par les joutes des primaires : un inattendu Obama ou Clinton en 2012 puis un féroce Clinton ou Sanders en 2016. Et cette année : Sanders ou un centriste à déterminer.

En Californie, 40 million d’habitants et 415 délégués, le gros lot du Super Tuesday semble pourtant se jouer entre les deux figures de l’aile gauche. Avec une moyenne de 18 points d’avance dans les sondages, le « golden state » tend les bras au sénateur du Vermont. C’est quitte ou double pour son homologue du Massachusetts dont la campagne patine : si elle ne franchit pas la barre des 15%, elle ne disposera que très peu de délégués. Les autres candidats ont quasiment délaissé le terrain. Pete Buttigieg, donné à 10%, avant l’annonce de son retrait, et Amy Klobuchar (5%) engrangent les soutiens de journaux, comme partout ailleurs mais guère plus. Michael Bloomberg n’apparait aux Californiens que lorsqu’ils allument leur poste de télévision ou de radio. Ses dizaines de millions investis ici (500 millions à l’échelle du pays) lui ont juste permis de se hisser à 10%. Soit juste un peu plus que Joe Biden (11%) qui pourrait pourtant profiter de sa victoire en Caroline du Sud.

Sanders-Warren. Le duo amical s’est transformé, sur la scène des débats comme sur le terrain entre militants, en un duel potentiellement inflammable. Il y a de quoi gâcher des apéros entre amis. Mais, en ce mercredi de fin février, la civilité domine. Gregg porte un tee-shirt très coloré et sans ambiguïté : « California for Bernie ». Marc dévoile alors sous son pull, un tee-shirt au ton bizarrement marron : « J’ai un plan » (la phrase-motto de la candidate). Pull rabaissé, il place ses arguments : « Contrairement à Warren, Bernie nous expose à des attaques sur le socialisme démocratique qui est ici assimilée à du communisme. Ce n’est pas vrai, mais il faut en tenir compte. J’assume que Warren est sans doute aussi plus à gauche que ne l’est vraiment ce pays, mais bon…» Gregg, professeur de lycée pendant 33 ans, convoque toute la pédagogie nécessaire : « J’aurais été ravi de soutenir Warren mais Bernie a construit un mouvement politique enraciné », répond fort civilement Gregg. Entre deux gorgées de bière, il nous gratifie d’un cours convaincant : « La tradition veut que pendant les primaires, les démocrates virent à gauche et les républicains à droite mais que l’élection générale se gagne au centre. Ce n’est plus vrai. Il n’y a plus de centre. Les populismes de nature différente ont fait exploser le cadre. Et ils ne comprennent pas le phénomène Bernie cette année comme ils n’ont pas compris le phénomène Trump en 2016. »

Personne ne rebondit vraiment, préférant éviter une escalade que chacun sent possible. Suzanne et sa voisine continuent de deviser sur la nature politique de Sanders, visiblement insaisissable : « Certains disent que c’est l’équivalent d’un démocrate du New Deal », assure la première. « J’ai entendu que c’était plutôt de la Grande Société (lancée par Johnson dans les années 60, NDLR)», ajoute sa voisine. Chacun sait qu’il ne va pas convaincre le voisin et n’oublie pas que la mobilisation ne se joue pas dans les mêmes quartiers. Elizabeth Warren « recrute » plutôt parmi les libéraux d’âge mûr et les professions intellectuelles supérieures d’âge moyen tandis que la jeunesse et les quartiers populaires constituent la matrice de la coalition Sanders. Et en Californie, où 40% de la population plonge ses racines de l’autre côté de la frontière, cette jeunesse a forcément des accents latinos. Autour d’un café pris à Boyle Heights, quartier historique du mouvement des droits civiques chicanos, Chris Zepeda-Millàn, professeur à UCLA décrypte : « Contrairement à toutes les études sur la socialisation des immigrations dans l’histoire américaine où c’est le père qui socialise et politise ses enfants, la politisation chez les latinos se fait actuellement par la jeunesse. Les jeunes latinos sont les plus ouverts sur le socialisme. Vous savez, au Mexique, le mot « socialisme » ne fait pas peur. Et dans chaque famille, on connaît le nom de Zapata. »

Qui dit latino en Californie dit également…syndicalisme. Au début des années 90, quelques pionniers ont décidé de rompre avec la pratique discriminatoire des syndicats établis. Ils ont lancé des campagnes victorieuses de syndicalisation d’immigrés, avec ou sans papiers. Trente ans plus tard, le taux de syndicalisation s’affiche à 15%, l’un des plus hauts du pays. Dans un même mouvement, une stratégie de naturalisation des étrangers et d’inscription sur les listes électorales des immigrés a bouleversé le paysage politique de l’Etat : les démocrates y ont acquis une quasi-hégémonie, les politiques publiques y sont parmi les plus progressistes du pays (voir à ce sujet un article à paraître dans l’Humanité dimanche du 5 mars) et les syndicats constituent le pivot de l’ensemble.

En Californie, Sanders a marqué des points avec le soutien traditionnel et indéfectible du syndicat des infirmières NNU et celui, nouveau, du syndicat des enseignants de Los Angeles UTLA, fort de ses 34.000 adhérents et d’une grève victorieuse l’an dernier. Le syndicat des employés de restaurant et d’hôtels (Unite HERE) a apporté un double soutien : Sanders et Warren. Sur le plan national, « les syndicats n’ont que très peu donné de consignes de vote, contrairement à 2016 où la majorité d’entre eux s’étaient ralliés très tôt à Hillary Clinton, souligne Kent Wong, directeur du centre de recherche sur le monde du travail à UCLA. La base est divisée, donc les directions se gardent bien de prendre position. »

Certains maires, eux-aussi normalement soumis à l’arbitrage de leurs électeurs, n’ont pas eu cette prudence. En l’occurrence, le grand gagnant de la saison des « endorsements » (soutiens) est… Michael Bloomberg. Les maires de San Francisco, San José et Stockton lui ont apporté leur soutien. Tous trois ont jadis participé aux programmes financés par le milliardaire et la ville dont ils ont la gestion ont souvent reçu des fonds de Bloomberg « le philanthrope ».

Les édiles des métropoles comme les principaux titres de presse ont boudé Sanders, mais celui-ci domine toujours largement dans les sondages. Ce qui peut en dire long sur une forme de déconnexion entre les élites (establishment, dit-on aux Etats-Unis) et le « people », thème sur lequel insiste régulièrement le candidat qui se réclame du socialisme démocratique. Il ne sait pouvoir compter que sur la propre force du mouvement, reposant sur les militants et électeurs. Comme ceux que l’on retrouve dans le QG d’Oakland, un des vingt-deux bureaux « Bernie 2020 » ouverts en Californie. Nous sommes ici dans la huitième cité de l’Etat, en face de San Francisco. Cette ancienne ville industrielle et portuaire, terre d’élection de Jack London, berceau des Black Panthers, a connu ces dernières décennies une diversification démographique, à l’instar de l’ensemble de l’Etat : 34% des habitants sont blancs, 28% africains-américains, 25% de ses habitants latinos, 15% asiatiques.

Ce samedi matin, au départ du 1500 Broadway, siège de la permanence, est organisée une « marche vers le bureau de vote » tandis que des dizaines d’autres militants sillonnent la ville pour du porte-à-porte, notamment dans le quartier latino de Fruitvale où Nelsy, Daniel et Olga, entre autres, vont parler de cette « campaña super importante en la historia politica. » Alex, le « field organizer », responsable principal de l’organisation, accueille la cinquantaine de personnes (beaucoup de jeunes, dont plusieurs membres du DSA, l’organisation des socialistes, de la diversité, une conseillère municipale locale) et s’assure que les complexes règles du vote ont bien été intégrées. Il tient également à partager son expérience : « Il y a quelques années, on a découvert que ma copine avait un cancer du poumon. Il a été soigné. Mais on a reçu la facture : plus de 100.000 dollars. Avec nos prêts étudiants respectifs, on partait dans la vie, à 26 ans, avec près d’un demi-million de dettes. Seul Bernie Sanders s’attaque à ces problèmes. »

Saida, une infirmière d’âge moyen coiffée d’un voile de couleur violet, a choisi une pancarte « Medicare for All », la proposition-phare du candidat d’un système universel et public de santé. « C’est le sujet le plus important, explique-t-elle. Je vois tous les jours des gens qui ne peuvent pas payer les soins. Ce qui compte surtout pour moi, c’est qu’avec Sanders, il ne s’agit pas de lui mais d’un mouvement populaire qui part du bas. » « Not Me. Us » (Il ne s’agit pas de moi mais de nous), reprend d’ailleurs en chœur la procession progressiste. Au fil du parcours, Jason, plombier de son état, dessine des flèches à la craie sur le sol. « Je rencontre tellement de gens qui ne sont pas inscrits et qui, lorsque je discute avec eux, voudraient voter pour Bernie. Il faut leur montrer le chemin. » Entre deux phrases, il lance à chaque passant croisé : « Vous avez voté ? Vous êtes enregistré ? Venez avec nous, on peut faire les deux tout de suite. (En Californie, on peut s’inscrire le jour même du vote, NDLR). » Il ne trouvera pas d’adepte ce matin-là le long du chemin. « Je recommencerai demain, lundi et mardi. Il nous faut une participation historique. » Et pas seulement à l’apéro.

Poster un commentaire

Classé dans Reportages

« Sanders et Warren renouent avec la tradition de progressivité fiscale américaine »

L’économiste français bouscule les clichés sur l’histoire fiscale des Etats-Unis et décrit l’évolution du débat politique sur cette question sensible des impôts. (Entretien publié dans l’Humanité du 28 février).

L’impôt est le prix à payer pour une société civilisée, disait Franklin Delano Roosevelt. Que nous dit la fiscalité sur l’état actuel des Etats-Unis?

Gabriel Zucman. C’est un bon miroir des échecs de la société américaine et en particulier de la révolution reaganienne. Si l’on regarde les taux d’imposition, tous les groupes sociaux paient environ 28% de leurs revenus en impôts sauf les milliardaires dont l’imposition tombe à 23%, donc moins que les classes populaires et moyennes.

C’est la première fois depuis au moins 100 ans que l’impôt est si régressif. Il s’agit d’une rupture considérable au regard de l’histoire de progressivité fiscale du pays. Beaucoup de gens l’ont oublié, y compris la plupart des Américains, mais les Etats-Unis sont allés très loin dans l’utilisation de l’impôt pour réguler les inégalités et l’économie de marché, avec un taux marginal d’imposition de 80% en moyenne de 1930 à 1980. Les droits de succession s’établissaient également à 80% et les taux d’impôt sur les sociétés à 50%.

Devant le Congrès, en 1942, Roosevelt affirme clairement sa volonté d’instaurer un revenu maximal légal à hauteur de 25000 dollars, l’équivalent d’1 million de dollars aujourd’hui. Il voulait alors créer un taux de 100% au-delà de cette somme. Après avoir hésité, les parlementaires ont finalement voté un taux de 93%, qui a été effectif pendant des décennies, à la fois sous des administrations démocrate et républicaine (Eisenhower), ce qui reflétait un consensus. Il y a une amnésie collective assez fascinante aux Etats-Unis sur cette période.

 

Pouvez-vous revenir aux origines de la création de l’impôt progressif aux Etats-Unis en 1913 ?

Gabriel Zucman. C’est évidemment à mettre en relation avec le contexte économique de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle, le « gilded age » (l’âge doré). Les similitudes sont frappantes avec notre époque. Les inégalités augmentent dans un contexte de changements techniques, la constitution de grands monopoles par les « robber barons », les barons voleurs (Astor, Carnegie, Rockfeller). Ces derniers ne payaient aucun impôt. Le seul impôt qui existait avant 1913 était un tarif douanier. Face à cela, un mouvement progressiste se développe en s’appuyant sur l’argument qu’il ne fallait pas devenir aussi inégalitaire que l’Europe, perçue comme un anti-modèle.

C’est aux Etats-Unis que l’impôt sur le revenu – qui existait déjà en Allemagne, au Royaume-Uni ou au Japon – devient très progressif. C’est l’innovation américaine. Dès 1917, le taux marginal s’établit à 67%, soit le plus haut taux alors jamais appliqué dans le monde.

 

La baisse des taux d’imposition est-elle la principale responsable du creusement des inégalités ?

Gabriel Zucman. Ce n’est pas le facteur principal. La révolution reaganienne est multi dimensionnelle. Il y a aussi la dérégulation de la finance, du marché du travail, la baisse du salaire minimum. Les Etats-Unis ont créé un salaire minimum en 1938, soit avant la France (1950). Il est très élevé et il le reste jusque dans les années 70. Un employé au salaire minimum gagnait alors 50% du salaire moyen. Aujourd’hui, il en perçoit 10 à 15%. Les changements fiscaux ont joué un rôle important surtout concernant l’explosion des très hautes rémunérations. Quand le taux d’imposition est à 93%, personne ne cherche vraiment à gagner plus de 5 millions par exemple. Quand le taux passe à 28% comme c’est le cas sous Reagan en 1986, là, ça devient rentable.

 

Les Etats-Unis sont-ils devenus une ploutocratie ?

Gabriel Zucman. Il est difficile d’analyser autrement la présidence Trump. La seule loi d’ampleur votée est la réforme fiscale adoptée en décembre 2017 qui, après trois décennies de montée des inégalités, remet une couche d’injustices fiscales : baisse de l’impôt sur les sociétés de 35 à 21%, baisse du taux marginal d’imposition, nouvelles exonérations. Mais j’insiste sur le fait que la ploutocratie est instable. On voit une évolution politique fascinante avec l’émergence de nouvelles figures progressistes, et une évolution des plateformes. Quand on compare le cycle électoral de 2020 à celui de 2016, on voit que les candidats centristes se montrent plus ambitieux en matière de redistribution fiscale. On pourrait penser que les riches ont capturé le pouvoir et que l’on n’en sortira jamais. Il faut être beaucoup plus optimiste quant à la capacité de la démocratie à reprendre le contrôle. D’une formule, on pourrait dire que la ploutocratie n’est pas la fin de l’Histoire.

 

En France, les figures progressistes dont vous venez de parler sont souvent considérées comme étant exogènes au corps social américain.

Gabriel Zucman. Au contraire, ils s’inscrivent totalement dans l’histoire du pays et renouent avec la progressivité fiscale américaine. Après la publication de notre livre, on nous a souvent opposé que nous serions des économistes français radicaux venant apporter des solutions quasiment communistes aux Etats-Unis. C’est un contresens absolu. La France n’a jamais eu des taux d’imposition aussi élevés que ceux pratiqués aux Etats-Unis pendant 50 ans.

Bernie Sanders et Elizabeth Warren proposent de renouer ce fil en y ajoutant une innovation : un impôt sur la fortune. Sur le plan fédéral, il n’y en a jamais eu mais dans certains Etats oui, dès le 17e siècle. Le Massachusetts en avait un. Les systèmes fiscaux des colonies étaient très modernes pour leur époque. Au même moment, en France, sous Louis XVI, on en était encore à la gabelle, aux octrois et droits d’entrée.

Mais il y a aussi une tradition anti-impôts et anti-gouvernement. Elle prend sa source dans l’esclavage. Les colonies esclavagistes disposaient de la forme la plus régressive d’imposition. Les propriétaires esclavagistes du Sud avaient deux hantises : que l’Etat fédéral abolisse l’esclavage, d’où le discours anti-Etat, anti-centralisateur ; que le gouvernement utilise la fiscalité comme un outil pour abolir l’esclavage en instaurant un impôt sur la propriété d’esclaves, d’où le discours anti-taxes.

Pour en revenir à Sanders et Warren, ils s’inscrivent donc dans une tradition que l’on dit rooseveltienne mais qui remonte en fait à la révolution américaine. Pour l’un des pères fondateurs, James Madison, auteur de la Constitution et héros des conservateurs, le rôle des partis politiques doit être d’empêcher l’accumulation immodérée des richesses par quelques-uns. En réalité, cette tradition Madison-Roosevelt va des deux côtés de l’échiquier politique américain. C’est l’une des raisons pour lesquelles les propositions Warren-Sanders sont très populaires, y compris chez les républicains. 70% des démocrates y sont favorables et plus de la moitié des républicains et indépendants. Le discours qui consiste à dire que ces propositions n’ont aucune viabilité politique, qu’ils sont contraires à l’âme de l’Amérique, relève du contresens absolu.

 

Vous avez travaillé avec les deux candidats de l’aile gauche. Comment cela s’est-il déroulé ?

Gabriel Zucman. On a surtout travaillé sur le projet fiscal mais également sur le Medicare for All, le projet d’assurance-maladie universelle qui est l’une des propositions-phares de la campagne. L’équipe d’Elizabeth Warren avait des idées déjà précises et a sollicité notre avis, nos éclairages sur un certain nombre de points. Celle de Bernie Sanders, en revanche, nous a demandé une proposition d’impôt sur la fortune presque clés en mains. Cela fait longtemps que nous sommes en contact. Dès 2016, la question d’un impôt sur la fortune avait été évoquée à la fois dans le camp Sanders et le camp Clinton. Aucun des deux n’avait franchi le pas.

Après la victoire d’Hillary Clinton face à Bernie Sanders lors de la primaire démocrate, son équipe était entré en contact avec nous à ce sujet. Nous avions essayé de les convaincre. En vain. Rétrospectivement, on peut se dire que c’est dommage. Comme nous l’écrivons au début de notre livre, lors d’un débat, Clinton attaque Trump sur le fait qu’il ne paie pas d’impôt. Il lui rétorque : « Ca fait de moi quelqu’un de malin ». Et elle n’a rien à lui répondre, car elle n’a que des mesures techniques, incompréhensibles et de second ordre. Imaginez qu’elle ait cette proposition d’impôt sur la fortune, elle aurait alors pu lui rétorquer : « C’est terminé dès que je suis à la Maison Blanche. »

 

On voit comment le débat a évolué en quatre ans, au moins chez les démocrates…

Gabriel Zucman. Le curseur a évolué, c’est indéniable. Joe Biden a fait partie de ses 97 sénateurs (sur cent que compte la chambre haute, NDLR) qui ont voté en 1986 la réforme fiscale de Reagan. Il y a également les sénateurs John Kerry, Al Gore, Ted Kennedy. La Chambre des représentants, également démocrate, a approuvé ces baisses. Aujourd’hui, le même Joe Biden, le plus centriste de tous les candidats, propose des augmentations d’impôts pour les plus aisés – de 30 à 40% – qui vont significativement au-delà de ce que Barack Obama et Hillary Clinton avaient porté. Un autre centriste, Pete Buttigieg veut aller jusqu’à 50%. Bloomberg formule une proposition intermédiaire. La demande de justice fiscale est telle que tous les candidats démocrates sont obligés de se positionner. Les Américains en ont marre de la dérive inégalitaire. La question de la progressivité fiscale revient tellement de façon tellement forte dans les enquêtes d’opinion. Ce n’est pas surprenant au fond que le parti démocrate converge vers leur électorat. Ce qui l’est, en revanche, c’est qu’il ait mis autant de temps.

 

Si l’on suit ce que vous écrivez, cette nouvelle politique fiscale permettrait de financer les grandes propositions portées par Warren-Sanders.

Gabriel Zucman. Oui. Warren et Sanders sont évidemment les plus ambitieux avec leur projet d’impôt sur la fortune et des taux jamais vus historiquement. Bernie Sanders veut l’appliquer à partir de 32 millions de dollars de patrimoine, avec un taux de 1% jusque 50 millions puis 2% entre 50 et 100 millions, puis 8% au-delà de 10 milliards de dollars. Si on appliquait ce barème-là au cas de la France, cela générerait 25 milliards de recettes fiscales, soit cinq fois plus que le rendement de l’ISF qui a été aboli en 2017. Sanders propose donc de créer d’emblée un super ISF.

L’idée que le Medicare for All coûtera de l’argent est absurde. Les coûts de santé représentent déjà 18% du PIB, soit deux fois plus que la moyenne des pays développés. Medicare for All réduirait le coût de la santé. Cela implique un basculement du financement de cotisations d’assurances, une forme d’impôt privatisé, vers un financement public avec impôts et cotisations sociales. 90% des Américains y gagneraient au change.

Aujourd’hui, les primes d’assurance sont obligatoires et il s’agit d’une somme forfaitaire de 13000 dollars par an et par salarié. La secrétaire paie cette somme comme le cadre dirigeant. C’est une forme de prélèvement obligatoire privé et régressif. L’une des explications de la stagnation des salaires aux Etats-Unis tient dans cette prime d’assurance, dont le montant a augmenté beaucoup plus que le PIB, absorbant tous les gains de productivité. Tout ça pour financer un système de santé médiocre. Depuis le début des années 2010, l’espérance de vie décline tandis que les laboratoires pharmaceutiques dégagent des profits mirobolants, que les dirigeants s’accordent des salaires monstrueux et que de nombreux médecins dégagent des revenus qui ne le sont pas moins. Pour le dire simplement, c’est du vol organisé.

A mon sens, la campagne de Sanders n’explique pas encore assez en quoi le Medicare for All ferait augmenter les salaires. La secrétaire qui ne touche que 30.000 des 43.000 dollars versés par son employeur car 13.000 partent dans la prime d’assurance toucherait l’intégralité de ces 43.000 dollars. Elle paierait ensuite sa cotisation progressive pour Medicare for all, bien inférieure à la prime forfaitaire. Pour les classes populaires et moyennes, il s’agirait de la plus grande augmentation de salaires de ces 40 dernières années.

 

 

Poster un commentaire

Classé dans Interviews