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À la Liberty University, usine à « champions du Christ »

Dans le Sud de la Virginie, une université fondée par un télévangéliste est devenue une référence pour le « bloc évangélique », devenu un pilier incontournable du parti républicain. Sur le campus, ni théorie de l’évolution, ni alcool. (Article publié dans l’Humanité magazine du 3 novembre 2022.)
 
Lynchburg (Virginie),
Envoyé spécial.
« Depuis que je suis là, j’ai vu tellement de personnes passer des ténèbres à la lumière et reconnaître le Christ comme leur sauveur. » L’Évangile, selon Luke. Face à lui, l’assistance absorbe en silence l’information. Une certaine componction grave les visages mais aucun « Amen » ne surgit. Pour cause. Nous ne sommes pas dans une église, mais dans l’appartement témoin d’une résidence universitaire. Quant à Luke, il n’est pas pasteur – du moins, pas encore, car il s’y destine – mais un étudiant à la Liberty University, guide de l’une des deux visites quotidiennes à destination des parents et potentiels futurs étudiants. Un discours aussi ouvertement religieux ne gêne pourtant pas la petite escouade de 27 personnes, originaires de Virginie mais aussi de Caroline du Nord ou de Floride, dans laquelle nous nous sommes glissés. Ils sont même venus pour cette raison : la Liberty University revendique de « former les  Champions du Christ », d’être la plus grande université évangélique des États-Unis et même du monde.
L’histoire a commencé petitement en 1971. Jerry Falwell Sr, prédicateur qui tient son émission de radio et de TV depuis la fin des années cinquante, achète dans le sud de la Virginie un arpent de terre pour y bâtir une école d’étude de la Bible. Au sortir des années 60, les conservateurs, ébranlés par les mouvements d’émancipation, veulent reprendre la main : création à foison de think tanks, de comités anti-impôts ou de groupes opposés à l’intégration «forcée» des écoles. Jerry Falwell Sr apporte sa pièce à l’édifice en fondant le Lynchburg College qui deviendra en 1976 le Liberty Baptist College puis en 1984 Liberty University, affiliée à la Convention baptiste du Sud, fruit d’une scission, en 1845, d’avec le Nord sur la question de l’esclavage.
Lors de la dernière mue patronymique de la créature de Falwell, l’Amérique a bien changé. Ronald Reagan s’apprête à remporter un second mandat. La « révolution conservatrice » triomphe. Un homme a particulièrement compté dans l’ascension et la victoire en 1980 de l’ancien comédien de Hollywood : Jerry Falwell Sr. En 1979, ce dernier avec quelques acolytes, ont créé la «Moral Majority», une organisation de « droite chrétienne » qui entend organiser politiquement les protestants évangéliques blancs en bloc au sein du parti républicain. Lors de l’élection présidentielle de 1980, ils misent tout sur Ronald Reagan contre la promesse que celui-ci remettra en cause le droit à l’avortement une fois à la Maison Blanche. Il n’en fera rien mais le loup théocratique est entré dans la bergerie républicaine : il prospérera sous W. Bush et surtout Donald Trump, le plus improbable des convoyeurs évangéliques. « Lors des primaires républicaines de 2016, les évangéliques blancs étaient anti Trump. Face à Hillary Clinton, ils sont devenus anti-anti-Trump. Et en 2020, ils sont des pro-Trump », indique Matthew Stiman, journaliste spécialiste du mouvement conservateur et co-auteur du podcast « Know your enemy » (« Connaissez votre ennemi »). Le multidivorcé qui n’arrive pas à citer, face à des journalistes, son passage préféré de la Bible, recueille 77 % (2016) et 82 % (2020) des voix des évangéliques blancs. Et il leur donne ce qu’ils attendaient : des juges ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui ont mis fin, en juin 2022, au droit constitutionnel à l’avortement. Décédé en 2007, Jerry Falwell Sr, n’a pas assisté à cette «victoire». Son fils, oui. Jerry Falwell Jr a même été l’un des premiers à parier sur le milliardaire alors que l’establishment républicain, y compris les pasteurs, regardait de haut le personnage. La visite, en grande pompe, du président Trump, en mai 2017, renforce la « marque » Liberty University, désormais usine à « champions du Christ »… et de Trump. L’argent afflue, les étudiants aussi, d’autant que le fils – avocat et non pasteur – transforme le « business » et ouvre les cours à distance qui font exploser les inscriptions (95 000 au total).
Bref, un demi-siècle après la construction du premier bâtiment, la Liberty est une université de premier rang, dont le campus couvre 28 kilomètres carrés et accueille 15 000 étudiants. Ceux qui font la visite à la troupe matinale de parents ne manquent pas de leur en mettre plein les yeux : de la « school of divinity », « la plus grande école de formation de pasteurs au monde » à la toute neuve Arena de 4 000 places accueillant les matchs de basket. Au cours du « tour » qui dure 3 heures, quelques « signifiants » n’auront pas échappé aux parents (notamment à la maman portant un tee-shirt « Juste une mère normale essayant de ne pas élever des communistes »). À la Bibliothèque Jerry Falwell, c’est un exemplaire du Wall Street Journal, le journal préféré des milieux d’affaires et des cercles conservateurs qui est mis en évidence. L’un des espaces cafétérias accueille un Chick File A, la chaîne préférée des évangéliques depuis que son PDG a multiplié, en 2012, les commentaires anti-mariage gay. Enfin, le bâtiment réservé aux études sur le gouvernement porte le nom de Jesse Helms, sénateur ségrégationniste qui a commencé au parti démocrate pour finir chez les républicains. Encore quelques doutes ? Consultez les fiches pédagogiques, notamment celle sur le cursus d’Histoire qui combine selon la plaquette disponible au centre d’accueil « l’excellence académique avec la vision du monde chrétienne. » En clair : ici, on n’enseigne pas la théorie de l’évolution, seulement celle de la Création. Afin d’être certain de ne pas laisser prospérer des resquilleurs en son sein, la Liberty University fait signer tous les ans aux professeurs un engagement de foi, afin de s’assurer qu’ils sont de « vrais croyants. » Une lecture rapide du journal des étudiants, le « Liberty Champion », achèvera de convaincre les plus « ultras ». La Une est consacrée à la conférence, donnée dans l’enceinte de l’Université, d’Abby Johnson, son parcours depuis le Planning familial « jusqu’au combat pour les plus vulnérables », c’est-à-dire anti-avortement. Dans son « post », le président par intérim de l’Université, Jerry Prevo, accuse Harvard, Yale et Princeton d’avoir arrêté « de croire que la Bible est la parole de Dieu. »
Côté « dress code » (code vestimentaire), demande une mère ? « Il faut être juste présentables pour aller en cours. Ne pas montrer son ventre par exemple. Et ça vaut pour les garçons comme pour les filles », répond Josselin, étudiante venue de Baltimore, tandis qu’Emma Claire, originaire de l’Alabama, ajoute: « En fait, on vous prépare à entrer dans le monde professionnel. Et donc il faut être habillés en fonction. Imaginez que dans un cours de la Business School, vous veniez en sweat-shirt et qu’un grand patron arrive… » D’ailleurs, on apprend que les deux principaux départements sont « business » pour les hommes et « nursing » pour les femmes. Un monde bien genré et où règne également l’ordre moral : couvre-feu à minuit (« Mais vous n’êtes pas obligés de dormir à minuit », rassure Luke), interdiction de l’alcool pour les étudiants sur et en dehors du campus, pas de relations sexuelles hors mariage.
Tout ceci ne semble pourtant pas avoir épuisé l’esprit critique d’un père : « À quel point il y a de la diversité dans l’enseignement et dans le public de l’université » ? Emma Claire ne l’avait pas vu venir et cale. Jocelin vient à la rescousse : « Évidemment, il y a de la diversité. Nous avons même depuis l’an dernier un club de jeunes démocrates. » En fait, ce dernier a été interdit de 2009 à 2021 car la direction de l’université estimait que le programme du parti d’Obama allait à l’encontre des principes chrétiens. Quant à la diversité démographique, elle existe de manière plus éclatante sur le site internet que dans la réalité du campus. La proportion du nombre d’étudiants africains-américains est passée de 20 % à 10 % entre 2011 et 2019, soit durant les années du « Tea Party », du trumpisme et de Black Lives Matter. Selon Maina Mwaura, un ancien pasteur à Liberty qui a démissionné, cité dans un article du New Yorker, le taux hors cours en ligne approche plutôt les 5 %. Le magazine raconte un épisode éloquent. Au lendemain de la mort de George Floyd, un groupe d’étudiants a voulu organiser une manifestation se réclamant de « Black Lives Matter ». La direction de l’Université a contacté les organisateurs pour leur faire part de « l’inconfort » de la police du campus à encadrer un tel événement avant de tout faire pour que les trois mots qui font office de muleta pour l’ultra droite ne soient employés.
« Dans un certain sens, le racisme est le péché originel de Liberty », rappelle l’article du New Yorker. En fait, la droite religieuse ne s’est rassemblée derrière la bannière « pro-life » qu’en 1979, soit six ans après l’arrêt Roe v. Wade. Pourquoi si tardivement ? Réponse de Randall Ballmer, professeur au Dartmouth College : « Parce que la croisade anti-avortement était plus acceptable que la vraie motivation de la droite religieuse : protéger les écoles ségréguées ». En 1971, le gouvernement fédéral refuse les exemptions fiscales aux écoles qui ne se plieraient pas aux lois en vigueur, en refusant l’inscription des éléves noirs, ce qui est le cas par exemple de la Bob Jones University, une université évangélique de premier plan. Jerry Falwell Sr reçoit un courrier de l’IRS (Internal Revenue Service, le fisc américain) et fulmine : « Il est plus simple d’ouvrir un salon de massage qu’une école chrétienne. » Cinquante ans après, si la droite religieuse a incontestablement marqué des points, elle n’a pourtant pas empêché le processus de sécularisation de la société où la part des croyants, en général, et des chrétiens en particulier, décline régulièrement.
En se dirigeant vers la dernière étape de la visite, Emma Claire s’enquiert auprès de Blair, étudiant venu seul, de son ressenti. Il est très satisfait de sa visite, évoque ses parents missionnaires. L’étudiante, en deuxième année d’Espagnol, annonce alors sa prochaine année d’étude en Europe l’an prochain. « C’est devenu un continent sombre, le moins chrétien de tous, alors que l’on connaît son importance dans l’histoire du christianisme. C’est triste », lance Blair. Emma Claire abonde : « C’est triste, oui. Et j’ai bien peur que c’est également ce qui va arriver à notre pays. »

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La « génération Sunrise » dans l’action directe plus que dans le vote

Sur le campus de l’université George-Washington, les jeunes militants contre le changement climatique participeront aux élections de mi-mandat du 8 novembre, mais sans illusions, ni espoirs. Pour eux, pas question de porte- à-porte électoral mais des initiatives comme « Funérailles pour le futur ». (Article publié dans l’Humanité du 2 novembre 2022.)

Washington D.C. (États-Unis), envoyé spécial.

«Damage control. » En deux mots, Spencer s’est évité toute grande thèse politique et a résumé l’état d’esprit général. Le 8 novembre, ce jeune étudiant en dernière année de masters (en histoire et études sur la paix) ira donc voter pour le candidat démocrate dans la circonscription de Santa Barbara (Californie), dans laquelle il est inscrit. Sans hésitation mais sans illusions. « J’ai vu trop de candidats promettre et ne pas tenir leurs promesses », souligne-t-il pour justifier son manque d’enthousiasme. Il votera démocrate pour « limiter les dégâts » (damage control) et empêcher les républicains de prendre le pouvoir. Pas moins, mais pas plus. Le « doyen », au magnifique tee-shirt rouge à la gloire du syndicat IWW (1) – « Je suis moi-même un Wobbly », dit-il – est raccord avec ces collègues investis dans le « hub » (équivalent d’une section) de Sunrise (2), la grande organisation de mobilisation contre le changement climatique à l’université George-Washington (GWU), en plein cœur de la capitale fédérale.

Ils sont réunis en nombre, ce samedi matin, dans un local situé au sous-sol d’un bâtiment en briques pour une initiative de nature politique mais pas de portée électorale. Pas de porte-à-porte pour les candidats démocrates mais des « Funérailles pour le futur ». Bella, 19 ans, étudiante en 2e année d’études américaines et de communication politique, coordinatrice de Sunrise, explique le sens de ce choix : « On décide de faire une action à l’échelle de notre campus, en militant pour couper le lien entre l’argent des industries fossiles et la recherche académique. Ça nous semble plus efficace. » Depuis plusieurs mois, les jeunes militants de Sunrise revendiquent l’interruption du financement de l’une des plus anciennes universités du pays par les industriels fossiles. Et c’est donc cette action ciblée qui requiert toute leur énergie militante.

Quatre cents étudiants de GWU sont affiliés à Sunrise, une cinquantaine en constituant le « noyau dur ». Ils sont tous membres de la génération Z (nés depuis 1997), celle qui porte un regard plus sympathique sur le socialisme que sur le capitalisme, selon une récente étude du Pew Research Center. Chez les jeunes électeurs démocrates, le ratio est de 2 à 1 : 58 % ont une idée favorable du socialisme, contre 29 % seulement du capitalisme. Le hiatus avec des élites démocrates toujours très consensuelles débouche sur la défiance des plus politisés de ces « Gen Z » à l’égard du parti de Biden… « On ne veut pas perdre du temps avec des élus qui ne voteront pas les lois dont nous avons besoin. On ne peut manifestement pas compter sur le gouvernement pour se débarrasser des industries polluantes », reprend Bella, originaire de Sugar Land, au Texas, dans la banlieue de Houston. Elle n’a pas encore 20 ans, mais parle d’expérience : « J’ai été “organizer” pendant plusieurs campagnes au Texas, donc j’accorde de la valeur au processus électoral. Mais je vois à quel point nous pouvons ne pas être entendus. »

La joyeuse équipe – majoritairement composée de jeunes femmes –, qui manie ciseaux et pinceaux pour préparer le happening anti-énergies fossiles, assume la « rupture générationnelle » avec leurs parents. À l’image de Kate, 19 ans, en 2e année. Elle étudie à la fois les statistiques et les politiques publiques de santé. Arrivée de son Illinois natal à peine majeure, elle s’est politisée sur le campus. Depuis peu, elle s’occupe de la « communication » de Sunrise à GWU. « Chaque génération est façonnée par ce qu’elle traverse, développe-t-elle. Pour mes parents, c’était la guerre froide. Ma mère a fait partie du mouvement anti-guerre au Vietnam. Pour moi, c’est ce qui s’est déroulé après. Il y a un sentiment fort partagé par ma génération liée à l’expérience du capitalisme. Il peut y avoir des jugements un peu différents mais disons que ce qui est très largement partagé, c’est que le “marché libre” ne réglera pas les problèmes que nous rencontrons. » « Mon père est un immigrant, il vient d’Inde. Quand il est devenu américain, le vote était sa façon de se faire entendre, raconte Bella. Nos parents ont toujours connu le capitalisme et ils n’ont jamais eu idée qu’il pouvait y avoir un autre système, alors que nous cherchons une alternative. »

Ces néocitoyens n’ont pas pour autant fait une croix sur l’élection comme levier de changement. Si, dans la « combinaison entre l’action et le vote, ce n’est clairement pas le vote qui vient en premier », comme le stipule Kate, elle n’en espère pas moins « pouvoir faire partie d’une campagne qui (lui) convienne lors de la prochaine élection présidentielle ». Pada, 20 ans, en 2e année d’études américaines, déjà très investi dans les grèves dans son lycée à New York, envisage de devenir organizer lorsqu’il aura obtenu son diplôme. « Globalement, on ne fait pas confiance aux élus – avec quelques exceptions – et comment le pourrait-on ? » Alors, il va se charger de la politique lui-même.

(1) International Workers of the World, fondé en 1905, dont l’un des principes est l’abolition du salariat.

(2) Organisation d’action politique qui lutte contre le changement climatique. Elle est à l’origine de la proposition de New Deal écologique.

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En Virginie, la traînée de poudre de la syndicalisation chez Starbucks

Comme dans tout le pays, une nouvelle génération de « baristas » impose le fait syndical au sein de la multinationale. Reportage dans les banlieues de la capitale fédérale, Washington. (Article publié dans l’Humanité du 20 octobre 2022.)

Envoyé spécial à Merrifield (Virginia).

C’est un « Starbucks » comme les autres. Un parmi les 6500 que compte le pays. Frappé du célèbre logo vert représentant une sirène. Planté en pleine zone commerciale, avec sa climatisation trop poussée pour une habitude européenne. Sa déco un peu vintage/brocante, son wifi gratuit et son public de joggeurs en fin d’exercice, de jeunes étudiants profitant de la connexion sans limites et de cadres en réunion informelle, son café médiocre voire surchargé de calories si l’on y ajoute, comme le conseillent des panneaux et ardoises, du caramel ou du chocolat.

Les employés appelés « baristas » (spécialistes dans la préparation de boissons à base de café) qui prennent la commande du Caramel Macchiato ou du Pumpkin spice latte ne ressemblent pourtant pas à l’image idéale que la firme de Seattle attend de ses 350 000 « partenaires » employés par la firme de Seattle : ils sont syndiqués.

Le 22 avril dernier, ce Starbucks, situé au 3046 Gatehouse Plaza, à Merrifield, en Virginie, est devenu le premier de la chaine à voter pour la syndicalisation dans la région métropolitaine de la capitale fédérale, Washington D.C. Résultat sans appel : 30 pour, 2 contre.

Le lendemain, un autre « store », situé à quelques minutes en voiture (dans les banlieues de DC, rien ne se fait sans automobile) a rejoint le mouvement, un salarié revenant même de ses vacances en Floride pour voter. Score : 10 à 1. Et le surlendemain, victoire simultanée dans cinq « stores » de Richmond, la capitale de l’Etat, que venait saluer en personne Bernie Sanders. Neuf mois après la mèche allumée à Buffalo dans l’Etat de New York, la traînée de poudre de la syndicalisation continue de traverser le pays avec plus de 200 magasins où les salariés sont désormais syndiqués.

Les voilà donc, ceux qui ont contribué à transpercer les lignes de défense de la compagnie de Seattle, aux 26 milliards de dollars de chiffre d’affaires et à l’engagement antisyndical proclamé. Les premiers dans cet Etat de Virginie. Ils se prénomment Gailyn, Greg, Kat, Tamia, Kaleb, Flavi, Sofia ou Julene. Jeunes, quasiment tous membres de la « Génération Z » (nés à partir de 1997), aux origines démographiques diverses, e payant pas forcément de mine, mais redoutablement déterminés). Après l’euphorie de la victoire, est venu le temps du travail syndical. Un « bargaining committee », une sorte de comité d’établissement à l’échelle de chaque « store », composé à part égales de représentants de la direction et de ceux des salariés, a été créé.

Depuis plusieurs mois, les baristas syndiqués suivent une formation sur les négociations collectives. Ils ont déjà établi leurs priorités : des augmentations de salaires et le rétablissement d’un avantage en nature (un item par jour, qu’ils soient de service ou non) instauré pendant la pandémie puis abandonné par la multinationale.

Dans cette aventure en terre presque totalement inconnue pour eux, ils savent pouvoir compter sur l’expertise de la section locale du SEIU (Service Employees International Union, représentant 2,2 millions de travailleurs exerçant plus de 100 professions différentes aux Etats-Unis, à Porto Rico et au Canada) et de leur président, David Broder, très investi dans la syndicalisation des Starbucks, mais jamais à la place des salariés eux-mêmes.

C’est la grande leçon tirée après plusieurs échecs de campagne de syndicalisation. Auparavant, l’organisation syndicale débarquait dans des « stores » et demandait aux salariés de les rejoindre en lançant un processus de création de section syndicale. Désormais, elle laisse les « baristas » s’auto-organiser, offre son aide et ses ressources si besoin.

Le « modèle » est né à Buffalo, en décembre 2021, où les employés ont créé leur propre syndicat – Starbucks Workers United (SWU) – avec le soutien de Workers United, affilié à la SEIU, qui stipule dans sa charte : « Nous sommes un syndicat de salariés de Starbucks, par les salariés de Starbucks, pour les salariés de Starbucks. » L’objet de SWU est donc unique alors que certaines organisations syndicales comptent parfois parmi leurs membres des salariés de l’automobile comme des doctorants d’Université, aux problématiques assez éloignés. A Merrifield, ce n’est pas seulement la relation avec la direction qui a changé, mais aussi celle avec les clients. « Parfois, on nous glisse un petit mot pour nous féliciter », relate K. qui requiert l’anonymat afin de ne prêter aucun flanc à la direction de Starbucks… « Il y a même quelques clients qui nous disent qu’ils préfèrent faire quelques kilomètres de plus mais venir ici. »

Le 4 septembre dernier, c’était même quasiment ambiance de Fête. A l’occasion du Labor Day (journée du travail), le SWU avait organisé un peu partout dans le pays, une opération « SipIn » (jeu de mots renvoyant au Sit In, « Sip » signifiant « siroter ») invitant ceux qui soutiennent la syndicalisation à débarquer dans les « stores », commander les produits les moins chers et laisser de gros pourboires, en signe de solidarité.

C’est ce qu’a fait Marcus, originaire de l’Ohio arrivé dans la région il y a quelques mois pour travailler au Département du Travail en tant que juriste. « Je ne peux penser à un meilleur jour pour démontrer ma solidarité avec les salariés syndiqués», écrit-il sur Twitter. Un message accompagné d’une photo le montrant avec un « latte » en main et portant un tee-shirt noir, reprenant le logo de la firme mais avec cette inscription « Starbucks workers united ». Il y avait d’ailleurs foison de t-shirts, ce jour-là. « Si on nous avait dit cela, il y a quelques mois… », glisse, regard songeur, L., une autre « partenaire», dans la novlangue de Starbucks.

A une quinzaine de kilomètres au sud, dans le « store » de Huntsman Square, à Springfield, cette fête du travail a, en revanche, été plutôt maussade. Pourtant, ce Starbucks a bien failli devenir le premier « syndiqué » de Virginie. Cela s’est joué quelques jours avant le vote de Merrifield à une voix près : 10 contre, 8 pour.

L’une des chevilles ouvrières de cette campagne infructueuse, un lycéen en terminale, Tim Swicord, a livré à un média local son récit, racontant la réaction de l’encadrement après l’annonce, les réductions de volumes horaires, les entretiens de « connexion » (comme le veut la novlangue managériale chez Starbucks) qui d’individuels devenaient à deux (managers) pour un (salarié), les menaces rampantes (« Vous pourriez perdre votre couverture sociale », « Vous pourriez ne plus pouvoir être transféré dans d’autres « stores »), la présence permanente de la « manager de district ».

« Nous avons dû faire face à cela aussi, raconte K. Dès qu’ils ont appris que nous avions rempli le dossier pour un vote auprès du National Labor Relations Board (1), nous avons eu droit à des entretiens individuels au cours desquels le manager insistait sur le fait qu’il n’y avait pas besoin d’une « troisième partie ».

La direction a même encouragé chacun à voter, pensant sans doute noyer le cercle des salariés les plus militants dans la masse des 32 « baristas » assignés à ce « store ». Peine perdue : 30-2. Pour K., le fait que l’affiliation à la SWU permettrait quand même la négociation « magasin par magasin » de la convention collective, a fortement pesé dans le choix de ses collègues. Les jeunes salariés ont senti qu’ainsi, le pouvoir ne leur échapperait pas », ajoute-t-elle. Trois jours après l’ouverture du score en Virginie, soit le 25 avril, ce fut au tour du Maryland voisin, autre Etat limitrophe de la capitale fédérale, de sortir du désert syndical. Un 14-0 sans appel, dans le « store » de Charles Street, situé dans le centre de Baltimore.

Les salariés s’étaient, au préalable, fendus d’une lettre-pétition : « Nous fabriquons des produits Starbucks pour moins que le salaire décent et aucun profit, tout en nous offrant des avantages qui n’égalent en rien nos efforts, pouvait-on y lire. Nous souffrons d’abus de la part des clients, d’équipements défectueux, de conditions de travail dangereuses, d’un manque chronique de personnel et d’un manque total de place. Beaucoup trop d’entre nous ont passé leur carrière de baristas et de chefs de quart à se détériorer mentalement et physiquement. »

Et les employés d’ajouter encore : « Non seulement Starbucks ne fait pas face à ce stress, mais il ne se rend pas compte non plus que dans une ville où les prix du logement ne cessent d’augmenter, les magasins Starbucks sont l’un des rares lieux de refuge pour les sans-abri. »

Leurs voisins du « store » d’Olney Road, avaient même pris la plume pour s’adresser à Howard Schultz, le PDG de Starbucks, soulignant leur épuisement, leur stress après l’impact de longs mois de la pandémie de coronavirus et regrettant que leurs complaintes auprès du directeur du magasin et du directeur de district de l’entreprise « sont tombées dans l’oreille d’un sourd ».

Avec un syndicat, la firme de Seattle est désormais dans l’obligation légale d’écouter et, dans certains cas, d’agir au bénéfice de ses « partenaires ». Howard Schultz en est tellement inquiet qu’il a décidé de prendre son bâton de pèlerin pour tenter de conjurer le « fléau » syndical.

1) Agence indépendante du gouvernement fédéral américain chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail, créée dans les années 30 sous la présidence de Franklin Delano Roosevelt).

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À Leesburg, « ground zero » de la guerre scolaire

Les républicains, qui veulent reprendre le contrôle du Congrès le 8 novembre, transforment les écoles et les programmes en enjeux politiques. Tout a commencé ici, dans une banlieue proprette de Washington. (Article publié dans l’Humanité du 26 octobre 2022).

Leesburg (Virginie), envoyé spécial.

C’est donc ici le « ground zero » (point zéro) de la guerre scolaire aux États-Unis. Au cœur de cette « exurb », dernière excroissance de l’étalement urbain, avec son chapelet de résidences plutôt huppées, de « condos » en construction, de centres commerciaux proprets, d’espaces verts et de lacs… Bref, un décor à la Desperate Housewives. Il y a un peu plus d’un an, une banale réunion du comité des écoles publiques du comté (school board) – dont les membres sont élus au suffrage universel direct – s’est transformée en pugilat oratoire et presque physique, déclenchant un psychodrame ­politico-scolaire résonnant dans l’ensemble du pays. Qui a craqué l’allumette ? Des groupes constitués au nom des « droits des parents », faux nez de la frange la plus droitière du Parti républicain. L’huile jetée sur le feu ? Des accusations d’endoctrinement de leurs enfants, relayées quotidiennement par Fox News : on leur inculquerait de force la « théorie critique de la race » (1) et la doxa d’un supposé « lobby LGBT ».

La mèche allumée s’est répandue dans tout le comté puis dans l’État de Virginie. Le Parti républicain s’en est habilement servi pour galvaniser sa base électorale et permettre, en novembre 2021, à son candidat de défaire le gouverneur démocrate sortant, dans un État pourtant acquis à Barack Obama puis Joe Biden. À peine élu, le nouveau gouverneur républicain, Glenn Youngkin, a voulu faire la peau au school board en invalidant l’élection de ses neuf membres, idée saugrenue à laquelle la justice l’a contraint à renoncer. Finalement, on ne votera, le 8 novembre, que pour les deux sièges prévus pour un renouvellement. Si l’intensité de la « guerre culturelle » a baissé d’un cran dans le comté de Loudoun, le cyclone réactionnaire a parcouru tous les États républicains, dont certains ont voté des lois interdisant officiellement d’utiliser un certain nombre de termes parmi lesquels « racisme systémique », « homosexualité », « intersectionnalité », voire simplement « racisme », et ont banni des bibliothèques scolaires des ouvrages aussi dangereux pour les élèves que les romans de Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993.

Énigme géographique de la formation des processus ­politiques, c’est donc ce comté périphérique sans histoire ni enjeux apparents qui en constitue l’épicentre. On tente d’en comprendre les raisons en prenant un café avec Nick Gothard dans l’un de ces centres commerciaux interchangeables. Le jeune homme a 22 ans. Électeur de Bernie Sanders lors de la primaire de 2020, il a reçu l’investiture du Parti démocrate. Dans un district très « bleu », il devrait remporter sans sourciller l’élection du 8 novembre et siégera au school board. « Il y a des frustrations des forces qui dominaient et qui ont constaté qu’elles étaient désormais minoritaires. Elles ont exploité des peurs, peur des changements démographiques, peur que les moyens soient plus consacrés aux classes ­populaires et aux personnes de couleur », analyse-t-il. S’il n’a pas cité le racisme, c’est sans doute par prudence en temps de campagne. On lui pose la question. Il finit sa gorgée et répond : « Pour certains, c’est à propos de la question raciale. Mais je ne veux pas trop dépeindre de la sorte des gens qui peuvent être simplement effrayés par les changements en cours dans une terre qui était rurale, avec les data centers remplaçant les fermes familiales, et une nouvelle population qui va avec. Pour d’autres, c’est l’anxiété économique. Tout cela a été instrumentalisé. »

Il faut sans doute commencer par cela : Loudoun County a viré du « rouge » républicain au « bleu » ­démocrate en une génération. Ce glissement politique s’est construit sur un bouleversement démographique. Le comté de Loudoun a profité du rayonnement de la capitale fédérale, Washington D.C., pour attirer de nouveaux habitants (de 86 000 en 1990 à 420 000 aujourd’hui), très majoritairement issus des minorités. Désormais, seulement la moitié des habitants sont blancs dans un comté qui fut l’un des foyers de la Confédération et l’un des derniers du pays à déségréguer ses écoles publiques… Pour Wendall Fischer, premier Noir élu au comité d’école, la « révolte » des « parents d’élèves » a agi comme un voyage à remonter dans le temps, comme il l’a confié au New York Times. La connexion est directe entre la résistance des Blancs à l’intégration des Noirs lorsqu’il était enfant et les critiques contemporaines de la « théorie critique de la race ». « Pour une raison ou une autre, le même type de voix ne cesse de ­revenir », explique-t-il.

Il ne faut pas gratter longtemps le vernis de l’un des groupes les plus en pointe, Moms for Liberty (Mamans pour la liberté), pour découvrir une rouille ultraconservatrice. Sur Facebook, Pat, l’une des chevilles ouvrières du mouvement, poste : « Moyen facile de prioriser tout ce qui doit retenir votre attention : 1. Dieu. 2. La famille. 3. Le pays. » Les membres de ce groupe se sont mobilisés contre le port du masque, mettent en ligne des messages contre les syndicats d’enseignants, etc. Et lorsque Christopher Rufo, le maître à penser de l’ultradroite sur la nouvelle guerre scolaire, poste un tweet affirmant que l’on enseigne dans les écoles de l’Ohio le « sadomasochisme » et le « fisting », les Moms commentent qu’il « faut ­reprendre possession de l’éducation publique », comme si ces délires relevaient de la réalité. Cela n’inquiète pas outre mesure Chris Croll. Ancienne élue du comité d’école, habitante du comté ­depuis longtemps, elle livre son analyse en forme de quasi-fable : « Pour moi, c’est le dernier soupir de la vieille garde républicaine en Virginie avant qu’ils ne déménagent dans le Tennessee (plus conservateur – NDLR), qu’ils meurent ou je ne sais quoi. Ils sont presque comme les cigales : ils deviennent plus bruyants avant de mourir. »

(1) Courant de pensée qui interprète la notion de race comme construction sociojuridique et sociopolitique et analyse le racisme comme incrusté dans les structures et institutions du pays.

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À New York, la « génération 9/11 », plus rose que sombre

Bercés par la rhétorique de la « guerre des civilisations », ils auraient dû être nationalistes. Ils sont finalement progressistes, voire socialistes. Big Apple est l’épicentre d’une évolution profonde de la société américaine portée par une jeunesse diverse. (Article publié dans le hors-série de l’Humanité « Le monde 20 ans après. Que reste-t-il du 11 septembre? »)

New York, envoyé spécial.

Elle avait 7 ans, 4 mois et 5 jours. Un terrible drame venait de se produire. L’agitation et la stupéfaction de son entourage en étaient les plus sûrs indicateurs. Comme toute famille américaine, les Abdelhamid titubaient entre stupéfaction et incrédulité sidérée. S’ajoutait chez eux une autre peur : celle d’être pointés du doigt, désignés coupables, en tant que musulmans. Radios et télévisions commençaient à supputer que des Palestiniens pouvaient être à l’origine des attentats. Si ces allégations se révélaient exactes, ils deviendraient subitement moins américains que les autres, eux dont l’histoire était pourtant tellement américaine. C’est le père, né en Égypte, qui a d’abord débarqué à New York. Puis la mère l’a rejoint. C’était un 4 juillet, Independance Day, jour de la Fête nationale. « Le feu d’artifice est juste pour toi », lui a-t-il dit. Ils se sont installés dans un quartier où les connaissances et le réseau allaient faciliter leur intégration. Égyptiens, ils sont allés vivre à Little Egypt, comme avant eux les immigrés italiens avaient créé Little Italy et les Chinois, Chinatown. Ils allaient « travailler dur » – la devise nationale officieuse – dans le deli familial en plein milieu du Queens, sans doute le plus bigarré des « boroughs » de New York. En rentrant de l’école publique, leur enfant, Rana, passait toujours par l’épicerie parentale. Au soir du 11 Septembre, malgré l’effondrement des tours jumelles à 10 kilomètres plein ouest de là, rien n’avait pourtant vraiment changé dans la vie de Rana Abdelhamid.

C’est à partir du lendemain que son monde a commencé à évoluer. « C’est comme si j’étais devenue musulmane durant la nuit, se remémore-t-elle pour l’Humanité. Les enfants faisaient des blagues “terroristes” à l’école. Je me souviens avoir ressenti un profond sentiment d’isolement. » Dans le quartier aussi, tout avait changé du jour au lendemain. La gamine évolue « dans une atmosphère de peur ». « Nos mosquées et nos centres communautaires étaient surveillés par le NYPD (la police de New York – NDLR) et le FBI. » Même si New York a plutôt échappé à la transe nationaliste qui s’est emparée du pays après le 11 Septembre, aucun espace, ni aucune ville ne peut se soustraire à la mise en place d’un appareil de surveillance étatique.

C’est en 2009 que tout a vraiment basculé. Un jour comme un autre. Pas de ceux qui demeurent éternels dans les manuels d’histoire. La poussière – physique et politique – des attentats du 11 Septembre était pourtant retombée. Elle avait 16 ans. Dans la rue, un homme se jette sur elle et tente de lui arracher le voile qu’elle porte. Dans un premier temps, elle se tourne vers l’imam du Queens Community Center et lui propose un atelier d’autodéfense. Il l’éconduit. Qu’à cela ne tienne. « Cet incident m’a incitée à lancer mon association, Malikah, afin d’entraîner des milliers de femmes à travers le monde à l’autodéfense, de mobiliser contre les crimes haineux et de développer un travail de guérison émotionnelle. Mon militantisme a commencé à cause de mon identité de classe et mon identité ethno-religieuse dans le New York de l’après-11 Septembre », nous raconte-t-elle. Son militantisme se poursuit aujourd’hui dans le New York qui va commémorer les attentats parmi les plus stupéfiants de l’Histoire au moment où elle sort, hagarde, d’un autre drame, d’une autre nature : la pandémie.

Rana n’est plus une petite fille apeurée par le fracas du monde. Ni l’adolescente violentée qui entre en activisme. Elle est une femme qui veut siéger au Congrès des États-Unis. Son projet lui a valu plusieurs articles de presse, du New York Times au Guardian. Son « profil » attire l’attention. Pensez : ceinture noire de karaté (aboutissement de son travail personnel d’autodéfense), diplômée en relations internationales et économie du Middlebury College (où elle créa, avec d’autres étudiants, une section d’Amnesty International), puis titulaire de la bourse Harry Truman qui lui permet de suivre les cours de la célèbre Kennedy School of Government d’Harvard, où elle est désignée, en 2015, « star politique montante ». Un an plus tôt, elle a créé le projet sur les réseaux sociaux « Hijabs pour New York » afin « d’humaniser et diversifier les récits publics des femmes musulmanes portant le hijab ».

Il est de plus en plus courant que Rana Abdelhamid soit présentée comme la « future AOC » L’acronyme s’est imposé dans la vie politique des États-Unis : Alexandria Ocasio-Cortez. Les points communs sont nombreux : elles font partie de la même génération – les Millennials (nés entre 1981 et 1996) ; elles ont grandi dans des familles de la classe moyenne, poursuivi brillamment des études, investi le champ associatif et sont entrées en politique par la plus risquée des portes : défier un baron démocrate. Pour Rana Abdelhamid, ce sera plutôt une baronne : Carolyn Maloney, en l’occurrence, figure de l’establishment démocrate, élue depuis 1992 d’une circonscription qui court du très huppé Upper East Side de Manhattan aux quartiers « working class » du Queens. Justice Democrats – déjà à la manœuvre dans le coup magistral d’AOC en août 2 018 (à voir dans le documentaire « Cap sur le Congrès »), face à Joe Crowley, député depuis vingt ans et numéro 3 du groupe démocrate au Congrès à l’époque, a apporté son soutien à Rana, tout comme l’organisation Democratic Socialists of America, qui a le vent en poupe depuis plusieurs années. « AOC » en est membre, Rana également, mais avec une certaine distance. « Je me sens plus concernée par les idées et les politiques qui donnent du pouvoir à des communautés qu’à des labels, nous explique-t-elle. Nous avons des élus qui s’identifient comme des socialistes démocratiques, comme la députée Ocasio-Cortez, et se battent pour un monde où la santé, le logement et l’éducation sont considérés comme des droits humains fondamentaux, et je suis fière de me battre à leurs côtés car ce sont des valeurs que je partage. »

Si elle crée la sensation au printemps 2022, Rana Abdelhamid sera éluée députée en novembre de la même année (la 14e circonscription de New York vote massivement démocrate) et rejoindra à la Chambre des représentants le « caucus progressiste » dont la présidente partage avec elle au moins deux points communs : elle est évidemment très progressiste et elle s’est lancée en politique après les attentats du 11 Septembre. Pramila Jayapal, c’est un autre destin atypique (et finalement assez courant, aux États-Unis, surtout au sein de la gauche) : née à Madras, enfance en Indonésie et à Singapour, études supérieures (maîtrise à Georgetown, la prestigieuse université de Washington D.C.), emploi d’analyste financière puis virage vers le service public et enfin l’engagement citoyen puis la politique. Après les attentats du 11 Septembre, Pramila Jayapal créé, à 36 ans, Hate Free Zone (Zone libre de haine), qui défend le droit des immigrés et inflige un revers de taille à l’administration Bush qui tente d’expulser 4 000 Somaliens. En 2016, après avoir « fait » la campagne de Bernie Sanders pour la primaire démocrate, elle est élue députée de la circonscription qui englobe Seattle, dans l’État de Washington. À la tête du « Progressive Caucus », elle joue un rôle clé au sein de la coalition démocrate. Ce sous-groupe a été constitué en 1991 par six députés, dont un « petit nouveau » de 50 ans, fraîchement élu dans l’unique circonscription de l’État rural du Vermont, un certain Bernie Sanders. Aujourd’hui, le « Caucus progressiste », avec ses 96 députés, domine tous les autres « courants » politiques au sein du groupe démocrate, au diapason de l’évolution du centre de gravité démocrate (électeurs et élus) vers la gauche. On y retrouve des élus de 31 des 50 États du pays, loin du cliché des « leftists » cantonnés à quelques États côtiers.

Tous les députés de la ville de New York en font partie, pérennisant la réputation de cité progressiste parmi les cités progressistes de Big Apple. Fait nouveau, pourtant : la bataille ne se joue plus entre progressistes et « modérés », mais entre « progressistes » proches de l’establishment et outsiders de gauche, se définissant souvent comme socialistes démocratiques ou soutenus par des organisations telles que le DSA. À chaque cycle électoral, la balance penche un peu plus du côté de ces derniers. En 2018, « AOC » a battu Crowley, pas la peine d’y revenir. En 2020, Jamaal Bowman, un ancien proviseur de lycée, a balayé Eliot Engel, tandis que Ritchie Torres et Mondaire Jones, favorables eux aussi à la « doxa » sandernista (Green New Deal, Medicare for All, réforme de la police), tracent leur route vers le Capitole. Donc, la tête d’affiche 2022 : Maloney/Abdelhamid. Une confrontation sans round d’observation. La challenger ne ménage pas la sortante : « La députée Maloney est au Congrès depuis vingt-huit ans, soit avant ma naissance. Elle a eu presque trente ans pour apporter des changements dans notre circonscription et, pourtant, les problèmes auxquels nous devons faire face – des loyers qui explosent à la gentrification, en passant par la surprésence policière dans nos rues, l’insécurité alimentaire et les inégalités économiques – se sont aggravés. À la sortie des crises jumelles de la pandémie et de la récession, les New-Yorkais ne peuvent plus attendre plus longtemps d’avoir une représentante qui se bat pour eux. » La sortante ne riposte pas directement mais ses proches ont pris soin de créer un comité politique chargé de récolter de l’argent, beaucoup d’argent. Elle n’entend pas reproduire l’erreur de ses collègues qui ont pris de haut la « jeune garde ». Cette dernière investit également les échelons plus locaux de la vie politique : Julia Salazar, 30 ans, Jabari Brisport, 33 ans, Phara Souffrant Forrest, 32 ans, Zohran Madani, 29 ans, secouent le cocotier à Albany, la capitale de l’État, les deux premiers au Sénat d’État, les deux derniers à l’Assemblée d’État. Ils font cause commune avec des « non-socialistes » mais pro-Sanders comme Alessandra Biaggi, 35 ans, Le « Caucus socialiste » compte cinq membres. Du jamais-vu.

« New York est pionnier dans la renaissance du mouvement socialiste aux États-Unis », s’enflamme Jabari Brisport sur Twitter. Le « socialisme à la new-yorkaise » est, qui sait, une formule d’avenir. Michael Zweig ne dément pas : « L’énergie jeune du Parti démocrate est une énergie socialiste. » À bientôt 80 ans, cet universitaire, militant pacifiste et syndical, a suffisamment de bouteille pour à la fois reconnaître une énergie lorsqu’il en croise une et ne pas se raconter d’histoires. Pour preuve : « Nous ne visons pas pour autant des temps révolutionnaires, ajoute-t-il aussitôt. Rien de ce qui peut s’attaquer au capital ne peut réussir si la classe dirigeante n’est pas divisée. Si elle est unie, on perd. » Prendre un petit déjeuner avec Michael Zweig – notre rendez-vous traditionnel –, c’est toujours un mixte de dialectique et d’anecdotes significatives. Comme celle du premier cours après le 11 Septembre, alors qu’il enseignait l’économie à l’université Stony Brook : « Je ne pouvais évidemment pas faire comme si de rien n’était. J’ai demandé aux élèves ce qu’ils avaient envie de dire. Le premier a demandé quel impact cela aurait sur la Bourse. Le deuxième, sur l’économie. Une troisième s’est levée : “ Mon père est mort dans ces tours et vous me parlez du marché.” Elle est sortie. Cela a remis la conversation sur les rails, je dirais… »

Ou comme celle-ci : « C’était en février 2003. Bush s’apprêtait à envahir l’Irak. Une manifestation antiguerre était organisée à New York. Je me suis senti fatigué, alors on s’est assis dans un “diner ” comme celui dans lequel nous nous trouvons. Et on a continué à regarder passer le cortège. Cela a duré 1 h 45… 1 h 45… Je me souviens de ce slogan “Our grief is not a cry for war.” (Notre chagrin n’est pas un cri pour la guerre.) C’était très fort. » On le sait, l’appel est resté inentendu de la part de l’administration Bush mais aussi de « la moitié du Parti démocrate », comme le rappelle Todd Gitlin, sociologue et ancien président de l’organisation Students for a Democratic Society, fer de lance de la mobilisation contre la guerre du Vietnam. « New York est pourtant tout le temps restée réticente. » La première ville anti-guerre est aussi celle qui a claironné le retour de la gauche après les années sombres. On connaît le contre-argument : une espèce d’insularité politique de cette cité-monde, hier réticente au bushisme vengeur, aujourd’hui amourachée d’une sorte de « socialo-progressisme ». Maurice Mitchell conteste cette thèse. Ce fils d’immigrés caribéens, musicien à ses heures, de plus en plus comptées, occupe, depuis avril 2018, la fonction de directeur du Working Families Party, l’un des rares troisièmes partis qui pèse localement aux États-Unis. « New York représente une démonstration de ce qui est possible lorsque la gauche se concentre sur la construction patiente d’un pouvoir depuis le terrain jusqu’au sommet. La vague progressiste montante a commencé il y a bien des années. Si nous pouvons répliquer ce niveau de discipline et d’intensité dans d’autres États, nous avons clairement une voie pour une majorité progressiste durable en Amérique. C’est exactement ce que nous tentons de construire. » Dans sa phrase, il n’y a pas de « mais ». En revanche, il y a un « si », sur lequel appuie Michael Zweig : « J’attends de voir si une AOC peut gagner dans l’est du Kentucky… » Il se trouve que des socialistes se font élire à Détroit ou Saint-Louis. Certes, pas encore dans l’est du Kentucky.

La page du 11 Septembre est-elle tournée ? Appartient-elle à l’Histoire, comme le suggèrent Max Bergman et James Lamond, dans un article publié par le Center for American Progress, un think tank proche de l’establishment démocrate ? « Les événements d’il y a deux décennies ont eu une ombre portée sur l’Amérique, particulièrement sur sa politique étrangère. Tandis que la centralité du terrorisme dans le discours et la conscience politiques s’est affaiblie depuis quelque temps, le terrorisme en tant que sujet de débat a été largement absent de l’élection présidentielle de 2020. Des sujets comme le racisme systémique et la brutalité policière, des problèmes bien antérieurs au 11 Septembre, ont signé leur retour dans la conscience nationale avec le meurtre de George Floyd. La pandémie a exposé les contradictions profondes de l’ère post-11 Septembre. Tandis qu’il y a eu une expansion massive du pouvoir de l’État à travers l’armée, la police et les services de renseignements, il y a eu également un affaiblissement énorme dans la capacité du gouvernement à assurer le bien-être public. Les événements qui se sont déroulés aux États-Unis durant l’année écoulée ont clairement mis fin à cette ère », résument les deux auteurs. Une nouvelle ère s’ouvre incontestablement. Les annonces de Biden depuis son entrée en fonction témoignent de la puissance des demandes sociales dans un pays qui avait retrouvé son niveau d’inégalités sociales des années 1920 avant même la pandémie, mais presque tous les textes de loi se trouvent bloqués au Sénat. Le nouveau président et éternel centriste bouge car la réalité le lui commande et la gauche l’y contraint. Comme le titrait le magazine marxiste Jacobin dès janvier : « Si Joe Biden vire à gauche, vous pouvez remercier la gauche. » Cette dernière aura de moins en moins le visage de Bernie Sanders et de plus en plus celui d’Alexandria Ocasio-Cortez et de Rana Abdelhamid.

Christophe Deroubaix

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Californie : du reaganisme au progressisme, itinéraire d’un Etat dans l’Etat

L’Etat le plus peuplé du pays, que Bernie Sanders a remporté lors de la primaire du 3 mars, a basculé à gauche en une génération, sous l’impulsion du syndicalisme et de la politisation des immigrés. Reportage suivi d’un entretien avec l’universitaire Chris Zepeda-Millan. (Articles publiés dans l’Humanité dimanche du 5 mars 2020)

 

Tout était question de couleur ce matin-là en l’église baptiste de Brea. Il s’agissait de savoir comme Orange, devenue bleue, allait redevenir rouge. Et ce n’était pas un happening surréaliste mais une réunion organisée par les femmes républicaines. Il fallait comprendre ceci : Orange comme le nom du comté situé au sud de Los Angeles, « la terre où tous les bons républicains vont mourir », selon le mot de Ronald Reagan. Richard Nixon est un enfant du pays, de Yorba Linda précisément où trône désormais sa « bibliothèque présidentielle ». Il y a, pas loin, un aéroport John Wayne. La candidature ultra-conservatrice de Barry Goldwater, en 1964, a germé dans ces banlieues chics où, jusque dans les années 70, le Klu Klux Klan n’était pas considéré comme un mouvement extrémiste.

Et puis vint 2016. Pour la première fois depuis 1936 et Franklin Delano Roosevelt, le comté d’Orange donna une majorité au candidat démocrate (couleur bleue) face au républicain (couleur rouge). Réplique démultipliée du séisme lors des élections de mi-mandat de 2018 : les quatre députés républicains perdent leur siège. Coup de grâce, en août 2019, le nombre de démocrates enregistrés comme tels auprès des instances électorales de l’Etat a surpassé celui du nombre de républicains.

Le comté d’Orange ne fut que la dernière et la plus précieuse pièce de la Californie de Reagan (il en fut gouverneur de 1967 à 1975) à tomber. Dans l’Etat le plus peuplé du pays, le parti républicain est quasiment rayé de la carte politique. Tous les postes de commande sont aux mains des démocrates : le gouverneur, le lieutenant-gouverneur, le procureur d’Etat, 46 députés sur 53 et une super majorité dans les deux chambres locales (représentants et Sénat) nécessaire pour faire passer des mesures qui nécessitent deux tiers des voix, comme l’augmentation des impôts et taxes. Comble suprême pour le parti des milieux d’affaires : ceux-ci préfèrent financer les élus démocrates modérés…

Le débat politique se joue désormais au sein du parti démocrate et le curseur global a viré à gauche. Depuis plusieurs années, par voie référendaire ou législative, la Californie complète le puzzle des politiques publiques progressistes : SMIC à 15 dollars, alourdissement des impôts pour les plus riches, loi de contrôle des loyers, légalisation de la marijuana, interdiction des prisons privées, loi pour obliger les géants de la gig economy (Uber et Lyft) à considérer leurs chauffeurs comme des salariés non des « auto-entrepreneurs ».

Le grand retournement a pris une génération. 1994 fait, sans contestation possible, office de date-pivot. Cette année-là, le gouverneur républicain, distancé dans les sondages, promet de soumettre à référendum l’interdiction pour les sans-papiers et leurs enfants d’accéder aux services de santé et d’éducation. La « proposition 187 », baptisée « Save our State » (SOS) est approuvée par 59% des électeurs. Dans une pub TV, on pouvait entendre ces mots : « Ils continuent d’arriver »… La droite « nativiste » fondait alors de grands espoirs sur le « golden state ». Mais la « prop 187 » marquait le début de la fin pour le parti de Reagan, « durablement piégé, selon Bruce Cain, professeur de sciences-politiques à Stanford, par le virage à droite de Pete Wilson afin d’assurer son élection en ralliant les électeurs blancs, à la façon de Trump. Cela a été un succès à court terme mais a plongé le parti dans un trou sans fond dans un Etat qui se diversifie démographiquement.»

Pourtant, la démographie ne se suffit pas à elle-même. Le Texas est toujours tenu par les républicains alors que la proportion de Latinos est identique. La différence ? Le taux de syndicalisation (15% contre 5%) et une stratégie politique par un certain Miguel Contreras. Dans son bureau qui donne sur le bucolique parc MacArthur, près du centre-ville de Los Angeles, Kent Wong, directeur du centre de rechercher sur le syndicalisme de l’université UCLA est catégorique : « Contreras a changé la politique à Los Angeles et dans l’ensemble de la Californie. » Ce fils d’immigrés mexicains travaillant dans les fermes, engagé après une rencontre avec Cesar Chavez, pionnier du syndicalisme et du mouvement des droits civiques, a pris les rênes du Los Angeles County federation of Labor en 1996 et en fera une grande couveuse progressiste. « Il a engagé de nouvelles batailles syndicales, mené des campagnes d’inscription sur les listes électorales des minorités et de naturalisation des immigrés, poursuit le chercheur. Il a compris que les meilleurs organisateurs syndicaux étaient également les meilleurs organisateurs politiques. Vous savez, le parti démocrate n’est pas un parti de militants. Il se réveille pour les élections tous les deux ans.»

Une campagne, menée par le syndicat SEIU, retentit à travers le pays : Justice for Janitors, qui inspirera à Ken Loach, un film « Bread and Roses ». La syndicalisation de milliers de salariés d’entretien et de gardiennage immigrés avec ou sans-papiers fait date. En Californie, où les latinos comptent désormais pour 40% de la population, l’impact est démultiplié.

« Ceux qui ont mené les batailles syndicales ont ensuite directement investi le champs politique », indique Kent Wong. Fabian Nunez, président de la chambre des représentants locale, a fait ses armes à la même fédération syndicale du comté de Los Angeles. Maria-Elena Durazo, épouse de Miguel Contreras et dirigeante syndicale, représente Los Angeles au Sénat d’Etat. Gil Cedillo, ancien du syndicat SEIU, est l’auteur d’une loi permettant aux sans-papiers de pouvoir obtenir un permis de conduire. Quant à la loi « anti-Uber », elle a été rédigée par Lorena Gonzalez, ancienne dirigeante de la fédération syndicale à San Diego. La même méthode a été appliquée dans le comté d’Orange (un tiers des habitants sont latinos), où se trouve le plus ancien parc Disneyland et ses dizaines d’hôtels et restaurants, sous la houlette d’un réfugié venu d’Ethiopie,Tefere Gebre, désormais numéro 3 de la grande centrale syndicale AFL-CIO.

Mais tous ces changements n’ont pas ébranlé les croyances républicaines. Après une prière et une prestation de serment tourné vers le drapeau, le président du G.O.P. (Grand Old Party, le surnom du parti républicain) pour le comté d’Orange, Fred Whitaker en est certain : « Notre base est satisfaite de ce qui se passe à Washington. » Quant à lé débâcle de 2018, elle est réversible « si nous regagnons les votes des femmes blanches éduquées de 25 à 55 ans. » Comme au temps jadis… A quelques kilomètres de là, un jeune homme de 23 ans, faisait du porte-à-porte pour appeler à voter Bernie Sanders lors de la primaire qui s’est déroulé le mardi 3 mars. Fils d’ouvriers immigrés, il est le président de la section DSA (democratic socialists or America) qu’il a fondé au moment de son adhésion « le lendemain de la victoire de Trump » et qui compte désormais deux cents cotisants. Pour marquer, dans l’espace public, cette nouveauté, il porte un tee-shirt noir, figurant un poing levé et une rose… couleur émergente dans le comté d’Orange.

 

« On ne peut pas séparer la question syndicale et la question latino »

Entretien avec Chris Zepeda-Millàn, professeur au département d’études chicanos à UCLA.

Quelle est la « recette » du virage à gauche de la Californie ?

Chris Zepeda-Millàn. Si vous voulez comprendre vous ne pouvez pas séparer la question latino et la question syndicale. Après l’adoption de la proposition 187, il y a eu une campagne pour convaincre les immigrés légaux de devenir citoyens, d’inscription sur les listes électorales. Les militants les plus aguerris se sont investis en politique. Miguel Contreras a constaté que les immigrés latinos étaient les plus pro-syndicats. Il a donc décidé d’utiliser les ressources syndicales pour inscrire les latinos sur les listes électorales. Cela a totalement changé la politique à Los Angeles. Aujourd’hui, personne ne peut être élu sans les syndicats.

Dans le même temps, le syndicalisme se tournait vers les immigrés. Jusque-là, le mouvement syndical était plutôt anti-immigrés. Des succès de campagne de syndicalisation ont attiré les regards et la question a été posée par la grande centrale syndicale AFL-CIO : « Comment avez-vous réussi ? » La réponse a été : « Parce qu’on ne vous a pas écoutés et que nous avons organisés les immigrés. » En 2000, le virage a été officialisé lors d’une conférence de l’AFL-CIO à Los Angeles. John Sweeney a annoncé le changement de position et le soutien à la lutte des sans-papiers et à la naturalisation des immigrés.

C’est une combinaison de la politisation des Latinos en réaction aux lois anti-immigrants et de la stratégie volontariste des syndicats pour mobiliser politiquement ces mêmes latinos. Les latinos forment aujourd’hui le plus important segment de l’électorat en Californie et participent au démantèlement des lois réactionnaires des républicains votées il y a 30 ans.

 

Diriez-vous que ce mouvement relève d’une prise de conscience de classe ?

Chris Zepeda-Millàn. C’est ce à quoi nous assistons clairement depuis 20 ans. Les latinos forment l’immense majorité de la classe ouvrière, une partie de la classe moyenne et une fraction majoritaire des travailleurs pauvres. Sur tous les plans, les stigmates sociaux les frappent plus. Ce qui a sans doute toujours été le cas des immigrations récentes. Mais l’intégration des immigrations européennes s’est faite au moment où les programmes sociaux se créaient. Aujourd’hui, ils sont démantelés. C’est une différence de taille qui a poussé une part importante des Latinos à s’engager. Certains sans-papiers ne votent pas mais participent au processus électoral, font du porte-à-porte.

 

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Le rêve californien de Bernie Sanders

Dans l’Etat le plus peuplé et le plus progressiste du pays, où se tient aujourd’hui une primaire dans le cadre du Super Tuesday, le sénateur socialiste a fait le pari d’une alliance de la jeunesse et des classes populaires, avec les Latinos comme force motrice. Article publié dans l’Humanité du 3 mars.

Los Angeles, Oakland,

Envoyé spécial.

Participation historique. Dans les urnes, il s’agit d’une possibilité. Mais autour des tables de Brennan’s, c’est avéré. «Ce doit être l’approche de la primaire qui motive tant », se réjouit Mary, l’une des chevilles ouvrières de la « section » de Los Angeles de« Drinking Liberally », organisation fondée en 2003 par quelques « liberals » de New York. Déprimés politiquement par la dérive de la présidence de W. Bush après le 11 septembre, ils proposent à leurs alter egos du pays de se retrouver devant une bière ou un verre de vin. La câlinothérapie politico-alcoolisée a fait souche. Mais tous les quatre ans, l’ambiance « cocon familial » de ces « apéros progressistes » est traversée, de manière plus ou moins bienveillante, par les joutes des primaires : un inattendu Obama ou Clinton en 2012 puis un féroce Clinton ou Sanders en 2016. Et cette année : Sanders ou un centriste à déterminer.

En Californie, 40 million d’habitants et 415 délégués, le gros lot du Super Tuesday semble pourtant se jouer entre les deux figures de l’aile gauche. Avec une moyenne de 18 points d’avance dans les sondages, le « golden state » tend les bras au sénateur du Vermont. C’est quitte ou double pour son homologue du Massachusetts dont la campagne patine : si elle ne franchit pas la barre des 15%, elle ne disposera que très peu de délégués. Les autres candidats ont quasiment délaissé le terrain. Pete Buttigieg, donné à 10%, avant l’annonce de son retrait, et Amy Klobuchar (5%) engrangent les soutiens de journaux, comme partout ailleurs mais guère plus. Michael Bloomberg n’apparait aux Californiens que lorsqu’ils allument leur poste de télévision ou de radio. Ses dizaines de millions investis ici (500 millions à l’échelle du pays) lui ont juste permis de se hisser à 10%. Soit juste un peu plus que Joe Biden (11%) qui pourrait pourtant profiter de sa victoire en Caroline du Sud.

Sanders-Warren. Le duo amical s’est transformé, sur la scène des débats comme sur le terrain entre militants, en un duel potentiellement inflammable. Il y a de quoi gâcher des apéros entre amis. Mais, en ce mercredi de fin février, la civilité domine. Gregg porte un tee-shirt très coloré et sans ambiguïté : « California for Bernie ». Marc dévoile alors sous son pull, un tee-shirt au ton bizarrement marron : « J’ai un plan » (la phrase-motto de la candidate). Pull rabaissé, il place ses arguments : « Contrairement à Warren, Bernie nous expose à des attaques sur le socialisme démocratique qui est ici assimilée à du communisme. Ce n’est pas vrai, mais il faut en tenir compte. J’assume que Warren est sans doute aussi plus à gauche que ne l’est vraiment ce pays, mais bon…» Gregg, professeur de lycée pendant 33 ans, convoque toute la pédagogie nécessaire : « J’aurais été ravi de soutenir Warren mais Bernie a construit un mouvement politique enraciné », répond fort civilement Gregg. Entre deux gorgées de bière, il nous gratifie d’un cours convaincant : « La tradition veut que pendant les primaires, les démocrates virent à gauche et les républicains à droite mais que l’élection générale se gagne au centre. Ce n’est plus vrai. Il n’y a plus de centre. Les populismes de nature différente ont fait exploser le cadre. Et ils ne comprennent pas le phénomène Bernie cette année comme ils n’ont pas compris le phénomène Trump en 2016. »

Personne ne rebondit vraiment, préférant éviter une escalade que chacun sent possible. Suzanne et sa voisine continuent de deviser sur la nature politique de Sanders, visiblement insaisissable : « Certains disent que c’est l’équivalent d’un démocrate du New Deal », assure la première. « J’ai entendu que c’était plutôt de la Grande Société (lancée par Johnson dans les années 60, NDLR)», ajoute sa voisine. Chacun sait qu’il ne va pas convaincre le voisin et n’oublie pas que la mobilisation ne se joue pas dans les mêmes quartiers. Elizabeth Warren « recrute » plutôt parmi les libéraux d’âge mûr et les professions intellectuelles supérieures d’âge moyen tandis que la jeunesse et les quartiers populaires constituent la matrice de la coalition Sanders. Et en Californie, où 40% de la population plonge ses racines de l’autre côté de la frontière, cette jeunesse a forcément des accents latinos. Autour d’un café pris à Boyle Heights, quartier historique du mouvement des droits civiques chicanos, Chris Zepeda-Millàn, professeur à UCLA décrypte : « Contrairement à toutes les études sur la socialisation des immigrations dans l’histoire américaine où c’est le père qui socialise et politise ses enfants, la politisation chez les latinos se fait actuellement par la jeunesse. Les jeunes latinos sont les plus ouverts sur le socialisme. Vous savez, au Mexique, le mot « socialisme » ne fait pas peur. Et dans chaque famille, on connaît le nom de Zapata. »

Qui dit latino en Californie dit également…syndicalisme. Au début des années 90, quelques pionniers ont décidé de rompre avec la pratique discriminatoire des syndicats établis. Ils ont lancé des campagnes victorieuses de syndicalisation d’immigrés, avec ou sans papiers. Trente ans plus tard, le taux de syndicalisation s’affiche à 15%, l’un des plus hauts du pays. Dans un même mouvement, une stratégie de naturalisation des étrangers et d’inscription sur les listes électorales des immigrés a bouleversé le paysage politique de l’Etat : les démocrates y ont acquis une quasi-hégémonie, les politiques publiques y sont parmi les plus progressistes du pays (voir à ce sujet un article à paraître dans l’Humanité dimanche du 5 mars) et les syndicats constituent le pivot de l’ensemble.

En Californie, Sanders a marqué des points avec le soutien traditionnel et indéfectible du syndicat des infirmières NNU et celui, nouveau, du syndicat des enseignants de Los Angeles UTLA, fort de ses 34.000 adhérents et d’une grève victorieuse l’an dernier. Le syndicat des employés de restaurant et d’hôtels (Unite HERE) a apporté un double soutien : Sanders et Warren. Sur le plan national, « les syndicats n’ont que très peu donné de consignes de vote, contrairement à 2016 où la majorité d’entre eux s’étaient ralliés très tôt à Hillary Clinton, souligne Kent Wong, directeur du centre de recherche sur le monde du travail à UCLA. La base est divisée, donc les directions se gardent bien de prendre position. »

Certains maires, eux-aussi normalement soumis à l’arbitrage de leurs électeurs, n’ont pas eu cette prudence. En l’occurrence, le grand gagnant de la saison des « endorsements » (soutiens) est… Michael Bloomberg. Les maires de San Francisco, San José et Stockton lui ont apporté leur soutien. Tous trois ont jadis participé aux programmes financés par le milliardaire et la ville dont ils ont la gestion ont souvent reçu des fonds de Bloomberg « le philanthrope ».

Les édiles des métropoles comme les principaux titres de presse ont boudé Sanders, mais celui-ci domine toujours largement dans les sondages. Ce qui peut en dire long sur une forme de déconnexion entre les élites (establishment, dit-on aux Etats-Unis) et le « people », thème sur lequel insiste régulièrement le candidat qui se réclame du socialisme démocratique. Il ne sait pouvoir compter que sur la propre force du mouvement, reposant sur les militants et électeurs. Comme ceux que l’on retrouve dans le QG d’Oakland, un des vingt-deux bureaux « Bernie 2020 » ouverts en Californie. Nous sommes ici dans la huitième cité de l’Etat, en face de San Francisco. Cette ancienne ville industrielle et portuaire, terre d’élection de Jack London, berceau des Black Panthers, a connu ces dernières décennies une diversification démographique, à l’instar de l’ensemble de l’Etat : 34% des habitants sont blancs, 28% africains-américains, 25% de ses habitants latinos, 15% asiatiques.

Ce samedi matin, au départ du 1500 Broadway, siège de la permanence, est organisée une « marche vers le bureau de vote » tandis que des dizaines d’autres militants sillonnent la ville pour du porte-à-porte, notamment dans le quartier latino de Fruitvale où Nelsy, Daniel et Olga, entre autres, vont parler de cette « campaña super importante en la historia politica. » Alex, le « field organizer », responsable principal de l’organisation, accueille la cinquantaine de personnes (beaucoup de jeunes, dont plusieurs membres du DSA, l’organisation des socialistes, de la diversité, une conseillère municipale locale) et s’assure que les complexes règles du vote ont bien été intégrées. Il tient également à partager son expérience : « Il y a quelques années, on a découvert que ma copine avait un cancer du poumon. Il a été soigné. Mais on a reçu la facture : plus de 100.000 dollars. Avec nos prêts étudiants respectifs, on partait dans la vie, à 26 ans, avec près d’un demi-million de dettes. Seul Bernie Sanders s’attaque à ces problèmes. »

Saida, une infirmière d’âge moyen coiffée d’un voile de couleur violet, a choisi une pancarte « Medicare for All », la proposition-phare du candidat d’un système universel et public de santé. « C’est le sujet le plus important, explique-t-elle. Je vois tous les jours des gens qui ne peuvent pas payer les soins. Ce qui compte surtout pour moi, c’est qu’avec Sanders, il ne s’agit pas de lui mais d’un mouvement populaire qui part du bas. » « Not Me. Us » (Il ne s’agit pas de moi mais de nous), reprend d’ailleurs en chœur la procession progressiste. Au fil du parcours, Jason, plombier de son état, dessine des flèches à la craie sur le sol. « Je rencontre tellement de gens qui ne sont pas inscrits et qui, lorsque je discute avec eux, voudraient voter pour Bernie. Il faut leur montrer le chemin. » Entre deux phrases, il lance à chaque passant croisé : « Vous avez voté ? Vous êtes enregistré ? Venez avec nous, on peut faire les deux tout de suite. (En Californie, on peut s’inscrire le jour même du vote, NDLR). » Il ne trouvera pas d’adepte ce matin-là le long du chemin. « Je recommencerai demain, lundi et mardi. Il nous faut une participation historique. » Et pas seulement à l’apéro.

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Millennials : cette jeunesse qui fera la décision le 8 novembre

(Article paru dans l’Humanité Dimanche du 3 novembre)

Reportage en Caroline du Nord. Ils s’appellent Joe, Jonathan, Charlotte et Will. Ils sont démocrates ou républicains. Se reconnaissent-ils dans les candidats de leur parti?

 

Un cookie peut-il faire basculer une élection ? Un seul, non. Mais des milliers ? En tout cas, on peut convaincre un électeur de le goûter, puis en profiter pour engager la conversation. C’est la « tactique » des jeunes militants de NexGen Climate qui ont posé leur table sur la « plaza » centrale de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill (30000 étudiants, 8000 employés administratifs, 3700 profs). Mais l’opération se décline de manière un peu confuse. « Cookie gratuit », se contente de proclamer une jeune femme. Son voisin, plus direct : « Voter pour agir contre le changement climatique ». Un troisième fait la « synthèse » : « Un cookie pour défendre le climat ». Une fois le cookie choisi (nature ou chocolat), les étudiants se voient remettre un tract, papier cartonné, tout en couleurs, qui récapitule les positions d’Hillary Clinton et Donald Trump sur les enjeux de changement climatique. Les volontaires de l’organisation environnementaliste en profitent parfois pour faire remplir le document officiel d’inscription sur les listes électorales.

Lauren Wittorp décrypte l’initiative: « L’idée est que les Millennials aillent voter. Nous savons que s’ils y vont, 80% d’entre eux voteront pour Clinton. Notre but est de toucher directement 200000 étudiants dans toute la Caroline du Nord. Nous avons commencé par opérer sur une dizaine de campus puis nous sommes passés à vingt dans la dernière ligne droite. » Auprès des jeunes, le message anti-Trump passe assurément bien. Mais le pro-Clinton rencontre-t-il autant de succès? « Oh absolument », répond Lauren, dans un grand élan volontariste. La militante aguerrie ne leur parle que du changement climatique, un sujet qui sensibilise beaucoup la jeune génération. La dizaine de volontaires passera trois bonnes heures à distribuer cookies, gâteaux et éléments de langage. Demain, rendez-vous sur le même campus mais dans la cité U. Et ce sera crème glacée pour tout le monde.

Derrière ces opérations bon enfant de mobilisation électorale des jeunes, se cache un milliardaire. Enfin, il ne se cache pas vraiment, car il le revendique. Il s’appelle Tom Steyer. Il se décrit comme sensible aux questions environnementales. Et il a décidé de mettre tout son poids financier dans la bataille : il compte bien dépasser les 70 millions de dollars investis lors des élections de mi-mandat en 2014. Ses flots d’argent sont canalisés par NextGen Climate qui n’est pas une association lambda, mais un super PAC (comités d’action politique qui ne sont pas directement liés à un candidat) qui ne disposent, depuis une décision de la Cour Suprême, d’aucun plafond de financement. L’argent est principalement dépensé dans les Etats clés, ceux qui vont faire la décision le 8 novembre. La Caroline du Nord a été ajoutée sur la liste fin septembre. Budget officiel pour ce seul Etat: 500000 dollars. Cibles : les jeunes, les étudiants en particulier. Ceux parmi lesquels Bernie Sanders a largement dominé Hillary Clinton pendant les primaires. « Je pense qu’il y a des électeurs de Sanders qui ne veulent pas voter. Comme ils n’ont pas obtenu ce qu’ils voulaient, ils préfèrent que les choses tournent mal. C’est la croyance naïve que quatre années terribles nous amèneront à un meilleur résultat politique», explique le milliardaire. Naïveté pour naïveté, penser convaincre les électeurs de Sanders de voter Clinton à coups de cookies et de dépliant publicitaro-politique…

En tout cas, Steyers a compris la clé du scrutin présidentiel : le vote des « Millennials », force motrice de la candidature Sanders et actuel trou noir d’Hillary Clinton. Selon les sondages, 45% des jeunes envisagent de voter Clinton. Ils avaient plébiscité Obama à hauteur de 67% en 2008 et 60% en 2012. Ils ne préfèrent pas, pour autant, Trump crédité de 25%. Un quart choisirait un « troisième candidat », soit Gary Johnson (parti libertarien) ou Jill Stein (les Verts). Le manque à gagner pour la candidate démocrate peut s’avérer cruel au soir du scrutin présidentiel. Pour Hillary Clinton, la victoire passe par Joe et  Jonathan.

Commençons par Joe. Drôle de personnage. Des allures de gamin mais un corps d’ancien militaire. Il a 24 ans. Après l’armée, il a décroché un diplôme de sciences politiques. Très tôt engagé avec les jeunes démocrates, le voici désormais candidat du parti d’Hillary Clinton dans un district du nord de la Caroline du Nord détenu par les républicains. S’il l’emportait, Joe Parrish serait le premier élu « asexuel ». Explications : « Un asexuel est quelqu’un qui n’a pas d’attirance sexuelle. Nous devons représenter 1% de la population. Je me suis dit qu’il était important que je le dise afin que d’autres prennent conscience de cela. Moi-même, je ne le savais pas. Nous ne sommes évidemment pas sujets à des discriminations comme les homosexuels ou les transsexuels mais il est important d’ouvrir le débat là-dessus. » Et il l’ouvre, dans une partie assez conservatrice de l’Etat… Dire les choses que l’on pense quel que soit l’endroit, il tient cela de son « modèle » en politique : Bernie Sanders. Il a voté des deux mains pour lui pour la primaire. Attablé, au Tricias’ Espresso de Roxboro, la plus grand ville du comté, il nous l’annonce : « Il y a de très fortes chances que je revote pour lui le 8 novembre. J’écrirai le nom de Sanders sur le bulletin. Je n’ai jamais voulu émettre un vote de protestation mais, là, je le ferai. » Toujours aussi surprenant et hors-cadre – « On est comme cela les Millennials »-, il en livre la raison : « Ses emails. Vous savez, j’ai été dans l’armée. Si on ne respectait pas une règle, on était virés. Et puis je n’ai pas supporté les coups fourrés de la campagne. Comme je n’envisage même pas de voter Trump, ce sera Bernie de nouveau. »

Pour Jonathan, ce sera un bulletin… Eh bien, il ne sait pas encore. Il hésite. La vraie « cible » de Clinton, c’est lui. Il a 24 ans. Il a voté Sanders aux primaires. Il est tenté par un vote pour Jill Stein, mais dans le même temps il veut « empêcher Trump d’entrer à la Maison Blanche. » Pourtant, Jonathan devrait être un électeur « captif » pour l’ancienne secrétaire d’Etat. Jeune. Très anti-Trump. Et Africain-américain. Plus de 90% des électeurs africains-américains votent démocrate. Toute sa famille va voter Clinton. Mais là aussi, une rupture générationnelle est à l’œuvre. Jonathan, salarié pour une marque de bière de Durham, n’est pas un cas isolé. Un rapport publié en septembre par un stratège démocrate, Cornell Belcher montre l’étendue du problème : 60% des Noirs de moins de 35 ans affirment vouloir voter pour Clinton contre près de 90% pour les plus de 45 ans. Hillary est de plus en plus vue comme faisant partie du « problème ». « Les jeunes noirs ne font plus allégeance au parti démocrate », constate Chris Prudhome, président de Vote America Now. C’est une toute nouvelle génération. »

Cela vaut aussi pour les républicains. Prenez Charlotte et Will, deux « millennials » conservateurs… qui ne voteront pas Trump.

Charlotte, 26 ans, a été élevée dans une « famille sudiste typique » : mère enseignante, père patron de PME.  « Tout le monde vote républicain. J’ai toujours voté républicain, non par allégeance mais parce que les candidats républicains correspondent mieux à mes idées. » Comme la génération précédente, cette étudiante en sixième année de droit à l’Université de Caroline du Nord privilégie la rigueur fiscale aux politiques sociales mais elle se montre plus ouverte sur les sujets sociétaux (favorable au mariage gay et au droit à l’avortement). En toute conscience, elle ne peut pas voter Trump. « C’est une brute et je crois sincèrement qu’il n’est pas fait pour être président. » Clinton ? « L’incarnation de la politicienne véreuse. C’est la version dans le monde réelle de Franck Underwood (le héros de « House of cards »). » Cette jeune femme blonde décidée envisage de voter pour Gary Johnson. « Ou peut-être que pour la première fois de ma vie, je ne participerai pas à une élection alors que j’ai un sens civique développée. Je me sens désespérée.»

Will, 25 ans, a le profil-type de l’électeur du parti républicain. Elevé dans une famille de la classe moyenne du Sud, père pompier, mère enseignante. Manager en communication. Bonne famille. Bonnes études. Bonne situation. Conservateur dans l’âme : « Je chéris les libertés individuelles et je crois en un gouvernement limité et localisé. » Contrairement à Charlotte, il n’est pas enregistré en tant qu’électeur républicain. Mais comme Charlotte, il ne votera pas pour Trump. Il a choisi Gary Johnson. Sans illusions mais avec un secret espoir : « Trump et Clinton sont d’affreux personnages et leurs politiques sont affreuses. J’espère que cette élection sera le début de la fin du système bipartisan qui domine la politique américaine depuis trop longtemps. » Une majorité de « Millennials » l’espèrent : près de la moitié d’entre eux se déclarent indépendants.

 

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Après le débat Trump-Clinton, plongée dans ces deux Amériques

 

(Article publié dans l’Humanité du 18 octobre 2016)

D’un côté Danville, ancienne terre industrielle, ravagée par la pauvreté et fief démocrate. Autour, des comtés ruraux et républicains. Entre le pays de Trump et celui de Clinton, le choc est frontal. Reportage.

 

L’équipe du matin vient de terminer sa journée de huit heures. Les ouvriers regagnent leur véhicule sur l’immense parking de l’usine GoodYear de Danville. Ils empruntent ensuite le Goodyear boulevard, longent le Goodyear golf club, s’engagent sur la voie express 29 mais prennent alors des directions opposées. Une minorité s’offre un court voyage vers Danville. Une majorité regagne ses pénates dans les comtés voisins.

La même dispersion s’opère après les réunions du syndicat de l’usine – Local 831 de l’USW (le syndicat des sidérurgistes)- qui se tiennent à Providence, dans l’Etat voisin de la Caroline du Nord, distant de quelques centaines de mètres de l’usine. Le trésorier, Greg se dirige vers Ringgold, dans le comté de Pittsylvania, à 15 kilomètres de là. Gloria, la secrétaire spécialiste des questions de retraite, s’apprête à faire avaler à sa voiture familiale 50 kilomètres de bitume, jusqu’à Martinsville, Virginie. Maurice, simple syndiqué, aussi, mais dans l’autre sens : Eden, Caroline du Nord. Jeff, le vice-président, sera chez lui le premier : il habite Danville.

En quittant leur communauté de travail ou leur communauté syndicale, à bord de leurs voitures dûment chaussées de pneus maisons, ouvriers et syndicalistes rejoignent des communautés d’habitat et de vie bien différentes. Plus même : deux Amériques aux antipodes.

D’un côté, l’ilôt urbain de Danville, 42.000 habitants, terre de désindustrialisation, ville de diversité et bastion démocrate. De l’autre, l’océan rural des six comtés qui l’entourent, un peu plus riches, nettement plus blancs et beaucoup plus républicains.

Commençons par Danville. La cité qui accueille la plus grande unité de production de pneus pour camions de la multinationale affiche un taux de pauvreté de près de 25%. Le paradoxe n’a pas à John Gilstrap, élu maire en 2014. « On parle de Goodyear à Danville mais c’est une usine régionale en fait, précise-t-il, avec son accent prononcé du Sud. Les gars viennent parfois de loin. La plupart habitent le comté de Pittsylvania, autour de la ville. Pour autant, l’usine, avec l’activité qu’elle créé est essentielle pour notre revitalisation économique. » Danville a subi trente ans de dévitalisation.  La culture du tabac a périclité d’abord puis celle du textile. Le coup de grâce est survenu en 2005 : Dan River, le géant textile créé à la fin du 19e siècle, ferme une unité de production, puis se vend à un groupe indien, Gujarat, simplement intéressé par la marque. Gujarat Heavy Chemicals Ltd a toujours son siège à Danville mais il s’agit d’une simple boîte postale – la numéro 361 – et aucun des 3500 employés du groupe ne travaille sur place. Fable de la mondialisation qui ne laisse à l’ancienne cité industrieuse et glorieuse que des usines et entrepôts en briques rouges abandonnés à l’usure du temps et de splendides demeures d’anciennes grandes familles alignées, comme à la parade de la richesse, sur Main Street. Plus un bilan social apocalyptique : selon les services municipaux, un tiers de la ville au chômage, explosion des expulsions et du nombre de SDF. La population décroit. Sa composition évolue. En 2015, les Africains-Américains représentaient, selon le bureau du recensement américain, près de 50% de la population, les Blancs 46,7%. Le revenu par habitant se situe à la moitié de celui de l’Etat de Virginie. Politiquement, Danville est « bleu », de la couleur du parti démocrate. Barack Obama y a recueilli 60% des voix en 2012 et Hillary Clinton, forte de son hégémonie parmi les électeurs noirs, a écrasé Bernie Sanders, avec 80% des voix.

Dans le comté de Pittsylvania, 63.000 habitants, les chiffres sont à la fois un peu meilleurs et… très différents. 78% des habitants sont blancs. La même proportion est propriétaire. Le revenu par habitant est un tiers supérieur à celui de la ville. C’est une terre « rouge », de la couleur du parti républicain. Rouge Trump, même. Le milliardaire a raflé 50% des voix du G.O.P. (Grand Old Party). Même razzia dans les six autres comtés – trois en Virginie, trois en Caroline du Nord – qui cernent Danville. Rouges de colère, les électeurs blancs du parti républicain. Pas forcément en raison de la crise économique : ses habitants en sont moins victimes que ceux de Danville. Mais en colère contre à peu près tout le reste. Ce qui donne cette phrase beaucoup plus chargée de sens qu’il n’y paraît, provenant de Shirley, née à Danville mais qui a préféré se retirer dans un petit village à une heure de route: « Le monde est devenu fou. Nous sommes proches de la fin. »

Quand le bus de campagne Trump-Pence a fait un stop à Danville, elle a encouragé ses amis à s’y rendre. Il y avait Connie, retraitée de l’usine Nestlé où elle fabriquait des cookies et des brownies,  Lisa, propriétaire d’une clinique vétérinaire à Chatham, principale ville du comté de Pittsylvania, Willie, un ancien policier, salarié d’une petite usine sidérurgique. Ils ont tous remercié la cheville ouvrière de ce « stop » : Colleen, mère au foyer dont le mari travaille à l’usine Goodyear. Fred Shanks III, ingénieur de formation, patron de sa propre boîte depuis 1987, conseiller municipal de Danville, a « liké » l’événement sur Facebook. Voilà le peuple « trumpien ». Celui que scrutait déjà un article du New York Times Magazine paru l’an dernier : les adeptes de Trump sont ceux «qui se situent un cran ou deux au dessus de la moyenne sociale : le shériff adjoint, l’agent d’entretien des autoroutes, le prof, le réceptionniste d’hôtel, le patron de station service, le mineur. Et leur allégeance grandissante au parti républicain est, en partie, une réaction à ce qu’ils perçoivent, parmi ceux qui se situent plus bas dans l’échelle sociale, comme une dépendance aux aides sociales, le signe le plus tangible de déclassement dans leurs villes en déclin. »

Danville. Déclin. Peur du déclassement. Peur des déclassés. Aux Etats-Unis, la peur prend toujours la couleur de l’Autre. L’ « Autre », immigré. Ce qui fait bondir John Gilstrap de son siège de maire: « Nous sommes une nation d’immigrants, non ? Moi-même, je suis un Scot-Irish. Alors ?! » Pour l’anecdote, la belle-fille du maire est la première avocate hispanique de Danville. L’ «Autre », pauvre et «assisté » : l’Africain-Américain, le Noir, le N… Eternelle histoire. Surtout, à Danville, caractérisée par certains nostalgiques comme la « dernière capitale de la Confédération », au prétexte que son président, Jefferson Davis, y a passé six jours en 1865– dans la Sutherlin Mansion – avant la défaite finale. La demeure a, depuis, été transformée en musée, au sein duquel vous saurez tout sur la Confédération, les noirs engagés au sein de son armée mais rien sur l’esclavagisme. Vous y verrez également toutes les versions du drapeau confédéré. Celui qui ne flottera pourtant plus jamais au mât officiel de la ville. Ainsi en a définitivement décidé la Cour Suprême de Virginie la semaine dernière, confirmant le vote du conseil municipal qui avait, alors, déclenché la colère d’une poignée de manifestants. Qui y retrouvait-on? Willie, également biker, qui ne manque jamais une occasion d’enfiler sa tunique de soldat confédéré. Fred Shanks, également, seul conseiller municipal favorable au maintien du symbole controversé dans l’espace public. « Quel drapeau ?, fait mine d’interroger le maire. Je n’en connais qu’un : la bannière étoilée. »

Pour Kenneth, homme blanc, d’âge moyen, de condition sociale moyenne, ce n’est ni plus ni moins qu’une «victoire du communisme. » La mine renfrognée, il annonce la prochaine bataille : « Ils vont vouloir nous retirer nos armes. » Dans ces parties rurales et conservatrices du pays, la possession d’armes à feu est presque atavique. Elle est liée à la pratique de la chasse mais pas uniquement. « Comment va-t-on faire pour se défendre face à tous ces criminels qui ont été relâchés ? », ajoute-t-il. En guise de « criminels », ce sont des personnes condamnées pour des faits mineurs, souvent liée à des petits trafics de drogue. Et ils n’ont pas été « relâchés » mais le gouverneur de Virginie, le démocrate Terry McAuliffe, a rendu à 13000 d’entre eux leurs droits civiques. Ronnie, habitant africain-américain, de Danville fait partie du lot. Il l’a appris, mercredi dernier. « Je peux voter, me présenter et aussi rechercher du boulot sans ce fardeau», se réjouit-il, sans faire part de son intention de trucider le premier venu mais Kenneth n’en démord pas : « Vous verrez. D’abord, ils vont nous voler l’élection avec tous ces criminels qui peuvent voter puis après…» Ed, le salarié, responsable du club de tir de l’usine Goodyear, n’envisage pas encore une nouvelle « guerre civile ». Mais la « guerre politique » il l’assume. Il a non seulement planté des panneaux Trump dans sa belle pelouse mais il a accroché un immense drapeau bleu au nom du milliardaire au dessus de son porche.

Trump joue de toutes ces peurs, exploite cette colère, créant un climat quasiment paranoïaque. Pour Joe Parrish, 24 ans, candidat démocrate (pro-Sanders) dans un district du nord de l’Etat de Caroline du Nord, à 50 kilomètres de Danville, « cela peut fonctionner dans ces comtés. Des types en dehors du processus électoral peuvent sortir le 8 novembre et voter Trump et ainsi renforcer tous ceux qui se déplaceront pour défendre leurs armes ou je ne sais quoi. » John Gilstrap, lui, ne croit pas au succès de l’opération nationalisto-xénophobe de l’aventurier de l’immobilier. « Je ne suis pas censé vous le dire, sourit-il, mais deux des trois conseillers municipaux de Danville ne vont pas voter Trump. Ils voteront Johnson (le candidat du parti libertarien, NDLR).» Son œil frise : «Moi-même je ne voterai pas Trump. Je ne suis pas obligé de vous le dire puisque je ne suis pas élu sous une étiquette politique, mais bon… »

A quelques centaines de mètres de l’Hôtel de Ville, Emma Edmunds finit d’installer son exposition à la Danvillian Gallery. Journaliste et historienne, blanche, elle présente une galerie de portraits d’acteurs, noirs et blancs, du mouvement des droits civiques. « Cinquante ans après, je suis frappée de voir à quel point nous sommes divisés. Tout le monde se regarde de travers. Le mouvement des droits civiques a réuni des gens de couleur différentes et d’horizons différents pour une cause juste. C’est trop demander que l’on tire les leçons de l’Histoire ? » Réponse : le 8 novembre.

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En campagne avec les acteurs de la révolution Sanders

(Article publié dans l’Humanité du 9 février, le jour du vote qui a débouché sur une large victoire de Sanders, on y reviendra très vite.)

Dans l’Iowa, le candidat qui se proclame socialiste a recueilli 83% des suffrages des moins de trente ans. Dans le New Hampshire, ces mêmes jeunes constituent la force la plus militante et engagée de sa campagne de terrain.

Ils sont jeunes. Ils sont à l’image d’une Amérique devenue multicolore : blancs, noirs, latinos, asiatiques, métis. Ils sont souvent étudiants. Ils mènent leur première campagne électorale. Et ces « Millennials » (surnom donné à ceux qui ont aujourd’hui moins de trente ans) se mobilisent pour un candidat socialiste de 74 ans. En plus de cela, ils n’ont pas froid aux yeux. La preuve.  «Si je peux me permettre de rectifier, intervient posément Ben, petite barbichette brune à la D’Artagnan. Nous faisons campagne pour une révolution politique portée par un candidat socialiste de 74 ans et des millions d’autres personnes, dont de très nombreux jeunes. Nous avons d’ailleurs créé un hashtag NotMeUs(PasMoiNous).»

Comme si la génération du millénaire reprenait le flambeau des années 60 que la « révolution conservatrice » de Reagan n’a pas réussi à totalement éteindre. Dans l’Iowa, Bernie Sanders a perdu d’un cheveu mais il a emporté 84% du vote jeune. Dans le New Hampshire, où est organisée aujourd’hui la première primaire (le vote dans l’Iowa n’était réservé qu’aux militants du parti) du cycle présidentiel, la participation de la nouvelle génération de citoyens américains sera décisive pour l’avenir de cette « révolution politique. »

Pour Sarah, tout a commencé par un quizz sur Internet, l’été dernier, l’été de ses 18 ans. Quelle personnalité politique était la plus proche de ses idées ? Un nom, dont elle avait à peine entendu parler, est apparu sur son écran: Bernie Sanders. Depuis, elle a changé trois fois de couleur de cheveux (violet, blond et désormais roux) mais pas de choix : elle veut « Bernie for president ». « Je veux surtout une démocratie restaurée où les responsables politiques ne peuvent pas être achetés par des compagnies », argumente-t-elle. Originaire du Massachussetts voisin, elle mène ses études à l’Université du New Hampshire à Durham et c’est là qu’elle votera. Sur le campus, elle participe à l’une des 220 sections universitaires de « Sanders 2016». Avec Céline et Faye, entre autres, elle fait le tour des dortoirs pour s’assurer que le « turn out » (la participation) sera au rendez-vous.

Transformer l’enthousiasme en vote : c’est également la mission de Michael, 25 ans. Vendredi dernier, lors d’un meeting tenu à Exeter malgré d’abondantes chutes de neige qui n’ont apparemment rebuté personne, les participants avaient à peine le temps de défaire les flocons de leurs manteaux et chevelures qu’il leur demandait noms et contacts à des fins de relance dans la dernière ligne droite. Electeur d’Obama en 2008, ce petit-fils d’immigré italien entame sa première campagne comme militant. « Si la participation est forte, cela veut dire que notre mouvement a revigoré la démocratie, indique-t-il. Ce ne sera qu’une première étape. Et même s’il n’obtient pas la nomination, Sanders a changé la tonalité de la discussion politique nationale sur tous les sujets : gratuité des frais d’inscription scolaire, création d’une sécurité sociale universelle, dénonciation des inégalités, chasser l’argent de la politique. » Au milieu des vieux bois centenaires de l’Hôtel de ville, Michael a croisé Jo, 18 ans, et a souri. Le jeune lycéen de l’Exeter Academy arborait ce jour-là un pull rose frappé du mot « féministe ». Quarante-huit heures auparavant, il se tenait, avec une dizaine d’autres jeunes, face à ce même bâtiment où Donald Trump venait donner un meeting façon « town hall », c’est-à-dire avec des questions des personnes présentes. Anecdote : une dame a pris le micro pour contester la vision paranoïaque de l’immigration du milliardaire nationaliste qui a eu comme répartie : « Qui vous envoie ici, c’est Sanders ?»

Sanders, celui qui donne le « la » de la campagne et qui domine dans les sondages locaux. Les plus récentes lui donnent entre dix et vint points d’avance sur Hillary Clinton. Dante Scala, professeur de sciences-politiques à l’UNH, avoue qu’il est « déconcerté » face à de tels scores annoncés. « Je pensais bien que Sanders allait bien se tenir ici mais pas à un tel niveau ». Un tel niveau qui  ne peut être possible, outre le soutien des jeunes, sans « l’adhésion de la classe ouvrière blanche. C’est tout sauf normal ici surtout pour un progressiste insurgé», commente l’universitaire.

Samedi, Sarah, Joe et Michael ont participé à une opération géante de mobilisation électorale, du porte à porte à la relance téléphonique. A Concord, capitale de l’Etat, alors que Matt, Mark, Eric, Greg, Lou et Nanou forment l’équipe qui part du QG de Sanders situé dans la zone commerciale, à quelques centaines de mètres de là, on s’apprête à faire les 3x3x3. Trois équipes de trois heures pendant trois jours. La direction nationale du syndicat SEIU a apporté son soutien à Hillary Clinton mais le « local 1984 » qui syndique les employés territoriaux du New Hampshire a choisi Sanders. « La force motrice de la campagne du sénateur Sanders, ce sont les gens. Savoir jusqu’où elle peut aller sera déterminée par la quantité de personnes qui s’impliquent. Si nous votons en masse et bien nous devenons une force politique », argumente John Hattan, secrétaire du syndicat.

En quelques mois à peine, cette candidature annoncée dans le quasi-anonymat, a débouché sur la construction d’une organisation électorale sans équivalent hormis celle de Barack Obama en 2008. Dans le New Hampshire, dont la population équivaut à la moitié de celle de Paris, « Bernie for president » ce sont 7200 volontaires et 108 « staffs » (permanents). L’embauche de ces derniers –essentielle pour une organisation – est rendue possible par une levée de fonds unique dans l’histoire électorale du pays (lire l’encadré ci-contre).

Face à la percée du « challenger », Hillary Clinton ne trouve pas la riposte. Coincée par sa stratégie de défense du bilan d’Obama afin de s’assurer du vote africain-américain, son supposé meilleur « pare-feu ». Empêtrée dans l’affaire de ses discours dispensés aux grandes banques de Wall Street contre des centaines de milliers de dollars. Dans les débats télévisés et en meeting, comme la semaine dernière dans le gymnase d’un collège de Manchester, la principale ville de l’Etat, elle tente d’abattre ses cartes-maîtresses: expérience, réalisme, femme candidate. « Le fait qu’elle soit une femme est important mais le plus important est qu’elle soit qualifiée », expose Annie, une petite blonde retraitée venue de New York  pour aider la campagne. Elizabeth, soutien d’ « Hillary » depuis 2008 a, elle, plutôt tendance à renvoyer tous les questionnements concernant sa candidate – ses changements de position, sa proximité avec la finance – à une forme de sexisme déguisé : « C’est une femme suprêmement intelligente. Alors on ne le supporte pas et on lui fait tout porter… ». Mais elle n’est pas aveugle au point de ne pas voir que le coup est mal embarqué, ici au moins. « Certains lui ont conseillé de laisser tomber le New Hampshire et de préparer la Caroline du Sud mais elle a refusé. »

L’ancienne secrétaire d’Etat continue de sillonner l’Etat participant à une chorégraphie politique sans équivalent, de 8h du matin à 11 heures du soir, de candidats au contact direct de leurs électeurs. Ici, une cafétéria de lycée. Là, une usine. L’exercice se rapproche plus de la démocratie de proximité que du barnum « à l’américaine ».

Au-delà du « décor », ce qui domine, côté républicains, c’est la pièce jouée qui pourrait être titrée : « La grande dérive ». Suivre, dans la même journée, Jeb Bush puis Ted Cruz, Marco Rubio ou Donald Trump, c’est s’assurer un voyage dans le temps. Le « frère de… », c’est un parti républicain à l’ancienne, à la Reagan. Sur ses affiches, il a tenté de faire oublier son nom de famille. Sur fond rouge, il est juste écrit : « Jeb ! » Mais en débat avec les étudiants de l’Université Colby-Sawyer de New London, il ne peut pas échapper à la réalité : « Je suis un Bush et j’en suis fier. Je fais partie de l’establishment. Mais j’ai une vie aussi.» Républicain « classique », il critique l’Etat et les impôts mais il développe des plans en trois points pour régler tous les grands problèmes du pays et reconnaît certaines réalités (le changement climatique, la persistance du racisme). « Jeb » est un homme de raison. De droite mais de raison.

Ted Cruz, sénateur du Texas et vainqueur du premier round en Iowa, lui, est un homme d’ultra-droite et psychotique, obsessionnel. Nous sommes allés l’écouter à Hooksett, petite ville jadis industrielle (textile et briques) aux bords d’une rivière. Il avait choisi comme lieu de rencontre le Robie Country Store, une épicerie générale du XIXe siècle transformée en restaurant, avec sur les murs, affiches de campagne (de Goldwater 1964 à Reagan 1980), des ustensiles de pêche, quelques armes à feu. Bref, l’Amérique laborieuse et traditionnelle. La pluie du jour était glaçante. L’argumentation aussi. Cruz a une solution : « C’est le génie de la Constitution qui va nous retirer du bord du précipice ». Pour « restaurer » l’Amérique, il n’a que des plans en deux points, toujours les mêmes: supprimer et abolir. Supprimer le département de l’Education. Supprimer l’administration fiscale. Abolir la réforme de la santé d’Obama. Abolir la progressivité de l’impôt. Entre chaque proposition, surgissent des « Yeah », des «Amen », et même un « Alleluia ». Ted Cruz, d’origine cubaine et ex-catholique, est devenu un  évangélique « born gain ». Son premier jour en tant que président : mettre fin à la persécution religieuse qui sévit aux Etats-Unis !

La « réaction » incarnée par Trump est plus « nationaliste » que « religieuse », même s’il manie également ce bâton de dynamite. Le milliardaire new-yorkais se grime en porte-parole de l’homme blanc en colère qui veut renverser la table car il ne reconnaît plus son pays. A Exeter, son public est manifestement interclassiste : des deux fils à papa déposés en Porsche au chauffeur routier, chemises à carreaux et casquette aux couleurs de la bannière étoilée. Trump est toujours donné en tête dans les sondages mais l’appareil républicain cherche un homme plus « modéré », moins « cinglé », capable de gagner l’élection générale le 8 novembre prochain. Et le bon « cheval », ce serait lui, Marco Rubio, élu sénateur de Floride, en 2010, avec le vague des Tea Party. Fils d’immigrés cubains, père barman et mère femme de ménage. Un visage de gendre idéal. Sa campagne semble prendre. Dans la cafétéria d’un collège de Salem, il a fait le plein, comme à chaque fois. « Je connais la maison, nous dit un militant blanchi sous le harnais. Je peux vous dire que c’est le bon vieux parti républicain qui est ici : professions libérales, petits patrons, mères de famille. » Et que dit Rubio, l’homme du consensus ? Il affirme que « Dieu est la source de nos droits ». Qu’il abolira l’Obamacare. Annulera l’accord avec l’Iran. Baissera le nombre d’agents des impôts pour augmenter celui des patrouilles de la frontière. Traquera les terroristes qu’il enverra à Guantanamo, sans procès, ni avocat. Le consensus qui s’annonce sera le plus à droite de l’histoire du parti de Lincoln !

Comme le résume John Nichols, qui couvre la campagne pour le magazine progressiste The Nation,  « l’Amérique vire à droite et l’Amérique vire à gauche en même temps. C’est plus vrai que jamais. Cette élection s’annonce vraiment comme un moment-pivot dans l’histoire du pays. »

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