La fausse main tendue de Biden aux républicains

Pour le traditionnel discours sur l’état de l’Union, le président a surtout préparé le terrain en vue de l’élection de 2024. (Article publié dans l’Humanité du 9 février 2023).

Devant le congrès, pour l’épreuve orale imposée de la politique américaine, Joe Biden a proposé aux républicains, qui détiennent désormais une majorité à la Chambre des représentants, de coopérer mais à ses propres conditions. Comme si le travail « bipartisan » n’était qu’une figure de style sans réelle portée alors que s’ouvre un cycle qui mènera à l’élection présidentielle de novembre 2024, pour laquelle il n’a pas encore dévoilé ses intentions. « À mes collègues républicains, si nous avons pu travailler ensemble lors du dernier Congrès (en fait, les républicains se sont opposés à quasiment tous les projets de loi déposés par les démocrates – NDLR), il n’y a aucune raison que nous ne puissions travailler ensemble et trouver des consensus sur des sujets importants lors de ce Congrès », a-t-il estimé, avant d’accuser ses opposants de vouloir réduire les fonds pour la Social Security (le système fédéral de retraites) et Medicare (programme fédéral d’assurance-maladie pour les plus de 65 ans). Des bancs républicains sont montés des dénégations. Joe Biden n’aime rien tant que ce genre de situation d’estrade électorale. « Bien, collègues, comme nous sommes apparemment d’accord, la Social Security et Medicare ne sont pas sur la table », s’est-il amusé. Sénateur, le même Joe Biden proposait, dans les années 1990, des coupes qu’il reproche désormais aux républicains de vouloir mettre en œuvre.

Depuis vingt ans, le centre de gravité de l’électorat démocrate a évolué vers la gauche, et l’hôte de la Maison-Blanche doit en tenir compte. Ainsi, son discours de 73 minutes a été émaillé d’appels à appliquer le programme démocrate. « Interdisez-les maintenant ! » a-t-il lancé aux élus du GOP (Grand Old Party, surnom du parti républicain), à propos des armes d’assaut. « Faites quelque chose ! » a encore invoqué Joe Biden à propos de la réforme de la police, tandis que les parents de Tyre Nichols, un jeune Africain-Américain de 29 ans tué le 7 janvier à Memphis par cinq membres d’une unité spéciale de la police, se trouvaient aux côtés de Jill Biden. Enfin, il a dénoncé les surprofits des compagnies pétrolières, proposant d’augmenter les impôts pour les plus riches, une promesse électorale qu’il n’a pas réussi à rendre effective alors qu’il disposait d’une majorité dans les deux chambres du Congrès. Tous ses propos n’engagent donc en rien l’hôte de la Maison-Blanche : ils servent principalement à la scénarisation d’une opposition avec les républicains, alors que ceux-ci vont rentrer dans la phase de désignation de leur candidat pour 2024.

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L’inévitable déclin du syndicalisme américain ?

Malgré des victoires éclatantes à Starbucks, le taux de syndicalisation a atteint, en 2022, son plus-bas historique, à 10,1 %. La renégociation, cette année, des conventions collectives à UPS et dans l’automobile constituera un nouveau test pour le mouvement syndical. (Article publié dans l’Humanité du 31 janvier 2023.)

Malgré l’éclaircie Starbucks, le ciel du syndicalisme américain continue de s’assombrir. D’après les statistiques récemment publiées par le Bureau of Labor Statistics (BLS), le taux de syndicalisation atteint son plus-bas historique, à 10,1 %. Si 273 000 salariés supplémentaires se sont syndiqués en 2022, cette augmentation de 2 % par rapport à 2021 ne suit pas le rythme de l’accroissement de la population active (3,9 %). La chute est régulière depuis 1955, sommet de la syndicalisation. Depuis les années 1980, c’est même le nombre total de syndiqués qui diminue, de 32 millions en 1979 à 14 millions aujourd’hui. Le secteur privé affiche un taux famélique (6 %), soit près de cinq fois moins que dans le secteur public (33 %).

Le regain de combativité sociale enregistré en 2022 n’a donc pas enrayé ce phénomène. Il l’a pourtant sans doute atténué. Le National Labor Relations Board, organisme fédéral chargé des relations sociales dans les entreprises, a enregistré une augmentation de 50 % des demandes de syndicalisation. Aux États-Unis, les salariés doivent signer une « pétition » pour organiser un scrutin qui ne débouchera sur la reconnaissance d’un syndicat qu’à la condition d’un vote majoritaire des salariés. L’an dernier, 1 200 élections ont ainsi été gagnées, permettant de faire reculer très légèrement les déserts syndicaux. La plus spectaculaire avancée en la matière a été enregistrée chez Starbucks, dont la direction est connue pour sa politique antisyndicale brutale.

Le mouvement a commencé à Buffalo (New York), en décembre 2021, avec la création historique d’une section syndicale dans un store (magasin). En une année, 267 Starbucks dans 174 villes de 36 États ont rejoint le mouvement, les organisations syndicales remportant 81 % des scrutins organisés avec une moyenne de 70 % de vote favorable des salariés. Pour autant, cela n’apporte que 3 626 syndiqués supplémentaires pour un total de 7 000 salariés couverts par des accords de convention collective. Si cette campagne a indéniablement changé la tonalité du débat national sur le sujet, elle n’a eu numériquement que peu d’impact sur les données domestiques, sur lesquelles pèse évidemment la perte continue des emplois industriels. Depuis 2000, plus de 2 millions d’emplois syndiqués ont disparu, 70 % d’entre eux provenant du secteur manufacturier.

Un autre facteur expliquant ce recul du fait syndical réside dans des législations votées depuis les années 1990 par des États où les républicains sont majoritaires. Paradoxalement baptisées Right to Work (droit au travail), elles constituent de redoutables armes aux mains des grandes entreprises pour juguler les demandes d’organisation collective. Le sud du pays, où les mastodontes de l’automobile ont commencé à « délocaliser » en interne dès les années 1970, demeure une espèce d’immense désert syndical : les deux Carolines (du Sud et du Nord) affichent les taux de syndicalisation les plus bas du pays (1,7 et 2,8 %), juste devant le Texas (4,1 %), la Géorgie (4,4 %) et la Floride (4,5 %). À l’autre extrême du spectre, on trouve New York (20 %) et la Californie (16 %), les deux États accueillant un tiers de l’ensemble des syndiqués des États-Unis. Ces États ont été les pionniers dans l’instauration du salaire minimum à 15 dollars, une réalité désormais pour un tiers des salariés du pays. Cela relève évidemment plus de la corrélation que de la coïncidence. Les statistiques du BLS confirment que les salaires sont supérieurs dans des secteurs d’activité syndiqués, où le salaire hebdomadaire s’établit à 1 216 dollars, contre 1 029 dollars en l’absence de syndicats.

Enfin, dernière explication à ce reflux de long terme : les effets de la stratégie du mouvement syndical, qui a fait « très tôt le choix de se focaliser sur la négociation collective au service exclusif de ses membres, au détriment de solidarités plus larges », comme le rappellent les autrices Catherine Sauviat et Laurence Lizé, dans leur livre la Crise du modèle social américain (Presses universitaires de Rennes). « Ce choix l’a conduit à développer des pratiques gestionnaires aux dépens de pratiques plus militantes et plus solidaires. Ce faisant, il s’est coupé des grands mouvements de contestation et de lutte qui ont ponctué l’histoire politique et sociale américaine dans des années 1960 et 1970. Il s’est ainsi laissé enfermer dans un rapport de forces de plus en plus déséquilibré avec les employeurs au niveau de l’entreprise, sans relais dans les institutions sociales, économiques et politiques du pays », ajoutent-elles.

Symbole de cette stratégie : le traité de Détroit, accord historique passé entre l’UAW (United Auto Workers) et les Big Three (Ford, General Motors et Chrysler), les compagnies automobiles s’engageant à assurer des salaires élevés et une protection sociale complète, tandis que l’organisation syndicale renonçait à la mobilisation militante en faveur d’une négociation en bilatérale avec les directions d’entreprise. Si les compagnies automobiles ont depuis progressivement rogné les acquis, l’UAW n’a pas changé sa posture d’un iota. Celle-ci se trouve d’ailleurs de plus en plus contestée par les syndiqués eux-mêmes, comme en atteste l’élection de son président en ce mois de janvier. Le favori de la direction sortante, Ray Curry, n’a obtenu que 38,2 % des suffrages, talonné, avec 37 %, par Shawn Fain, adepte d’un syndicalisme de mobilisation. Le taux de participation – 11 % – en dit assez long sur la crise que traverse l’un des principaux syndicats du pays. L’issue du second tour déterminera la position de l’UAW, alors que la convention collective avec les Big Three va être renégociée cette année. Hasard du calendrier : à UPS aussi, on va négocier un nouveau contrat alors que la direction du syndicat des teamsters (routiers) se veut plus offensive. « Ces combats vont concerner 500 000 syndiqués, rappelle le magazine marxiste Jacobin. L’ensemble des salariés regardera pour voir si les syndicats peuvent encore combattre et gagner. »

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Le Capitole, fortin de la droite chrétienne 

Etats-Unis Si la proportion de chrétiens recule dans le pays, elle demeure identique au Congrès. Les évangéliques y sont même de plus en plus nombreux, fruit d’une stratégie visant à investir les institutions afin de contrer la sécularisation de la société. (Article publié dans l’Humanité du 17 janvier 2023.)

Il y a de moins en moins de chrétiens aux Etats-Unis, mais toujours autant dans le Congrès qui est censé représenter le pays. L’entrée en fonction de la 118e session de l’organe législatif, début janvier, a mis en lumière ce paradoxe de plus en plus évident. Dans la société, le nombre d’habitants se déclarant chrétiens décline de manière régulière: ils ne forment plus que 63% de la population totale contre 78% en 2007, selon le Pew Research Center. Désormais, près d’un tiers des Américains refusent toute affiliation religieuse, qu’ils se considèrent comme athées, agnostiques ou «rien en particulier». Le phénomène est même majoritaire parmi les nouvelles générations: 52% des Millennials (nés entre 1981 et 1996) et 55% de la Génération Z (nés depuis 1997) se déclarent «sans religion».

Pourtant, au Congrès, rien ne change ou presque. 88% des élus s’y définissent encore comme chrétiens, soit peu ou prou la même proportion qu’à la fin des années 70 (91%). L’évolution fondamentale dans la société n’est que faiblement ressentie sur la colline du Capitole. Parmi l’ensemble des élus (435 députés et 100 sénateurs), on dénombre 470 chrétiens revendiqués (contre 500 dans les années 70). Le nombre de protestants, après avoir chuté de 398 au début des années 1960 à 295 au début des années 2010, se stabilise à 303 pour cette session.

Il y a dans ce décalage une première raison évidente: la moyenne d’âge des élus (59 ans pour les représentants et 65 pour les sénateurs) est beaucoup plus élevée que la moyenne nationale (39 ans). Mais il se joue quelque chose d’autre dans ce pays où la relation entre la politique et la religion occupe une place particulière. Quelques rappels historiques s’imposent.

Si les Pères fondateurs étaient ultramajoritairement des protestants (seul Thomas Jefferson se considérait comme déiste), ils instaurent la liberté de culte mais l’obligation d’aucun. Cela fait même l’objet du premier amendement de la Constitution: «Le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice». Pas de religion d’Etat, donc, à rebours du projet théocratique des Puritains, dont les premiers éléments arrivèrent en 1620 dans le Massachusetts à bord du bateau baptisé le Mayflower dans l’intention fondamentale d’y établir le royaume de Dieu. Pas de religion «officielle» mais guère de «sphère privée» non plus: le sentiment religieux peut s’exprimer tout le temps et partout. Enfin, pas tout à fait: depuis 1962, sur décision de la Cour Suprême, la prière est interdite dans les écoles publiques,. En revanche, un président peut sans ambages prêter serment sur la Bible (ou potentiellement sur un autre texte «sacré»), sans toutefois en avoir l’obligation. Si «In God we trust» est l’une des devises nationales avec «E Pluribus Unum» (en latin: «De plusieurs, un»), on le doit à un vote du Congrès en 1956, convoquant une puissance suprême dans sa lutte contre le communisme athée, pas aux Pères fondateurs. Dès 1802, d’ailleurs, Thomas Jefferson évoquait d’un «mur entre Eglises et Etat». Un siècle et demi plus tard, le premier président catholique de l’histoire du pays, reprend cette antienne: «Je crois en une Amérique où la séparation de l’Eglise et de l’Etat est absolue». Cette phrase donne toujours des envies de «vomir» (sic) à Rick Santorum, candidat ultraconservateur à la primaire républicaine de 2012, l’un des acteurs de la tentative d’instrumentaliser la religion à des fins politiques. L’entreprise date d’un demi-siècle, avec la formation de la Moral Majority par le télévangéliste Jerry Falwell dont le manifeste se résume en cette phrase: «L’idée que la religion et la politique ne peuvent pas se mélanger a été inventée par le diable pour empêcher les Chrétiens de diriger leur propre pays.»

Surinvestir les institutions pour contrer la perte de pouvoir dans la société et politiser la religion: le plan de la «droite chrétienne» s’illustre par l’augmentation depuis 1990 du nombre de députés évangéliques blancs alors que leur nombre dans la société diminue. Elle a remporté sa plus éclatante victoire avec la décision de la Cour Suprême, en juin 2021, qui ne considère plus comme comme constitutionnel le droit à l’avortement, à rebours de l’avis majoritaire des Américains. Elle la doit à Donald Trump qui a nommé dans la plus haute instance judiciaire du pays trois juges ultraconservateurs. Minoritaire en voix en 2016 et en 2020, le milliardaire nationaliste avait pu compter sur le soutien sans failles des électeurs évangéliques blancs, avec respectivement 78% et 81% de leurs suffrages. Un mariage qui n’est pas que de «raison», selon Robert P. Jones, président et fondateur du centre de recherches PRRI (Public Religion Research Institute), dans son dernier ouvrage «White too long»: «Le racisme de Trump lui a permis ce que d’autres candidats ne pouvaient pas: solidifier le soutien d’une majorité de Chrétiens blancs non pas en dépit mais en raison de ses appels au suprémacisme blanc.» Le trumpisme marque une étape dans la dérive du parti républicain qui se confond de plus en plus avec un «bloc évangélique» qui cède lui-même aux sirènes du nationalisme et du racisme.

Censée contrer la sécularisation et les mouvements de la société, cette stratégie contribue au contraire à les accélérer. Pour Michael Hout et Claude S. Fischer, sociologues de l’Université de Californie, à Berkeley, la désaffiliation religieuse constitue une «réaction» et une «déclaration symbolique contre la droite religieuse.» Dans leur livre «American Grace: How Religion Divides and Unites Us», les politologues Robert Putnam, de Harvard University, et David Campbell, de l’Université de Notre-Dame, développent également cette idée: de nombreux jeunes Américains ont pris leur distance avec la religion vue comme» catégorique, homophobe, hypocrite et trop politique «depuis que» la religiosité et la politique conservatrice sont devenus alignés tandis que l’avortement et les droits des homosexuels sont devenus emblématiques d’une guerre culturelle émergente. «

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Des midterms sans vagues mais pas sans remous

Si Joe Biden perd sa marge de manœuvre au Congrès, le retour des Républicains est tout sauf triomphale. Les institutions sont à l’image du pays : coupées en deux. (Article publié dans l’Humanité du 10 novembre 2022.)

Pas un tsunami, ni une vague. À peine une vaguelette. Finalement, le Parti républicain ne sort pas vainqueur de cette élection de mi-mandat dont la victoire semblait lui tendre les bras. Le GOP (Grand Old Party, son surnom) reprend certes le contrôle de la Chambre des représentants pour une poignée de sièges mais échouera vraisemblablement à s’emparer du Sénat. Comme souvent, aux États-Unis, il faudra aller au bout des comptes et recomptages, le paysage institutionnel n’apparaissant pas encore clairement, à l’heure où ces lignes étaient écrites.

Ce cru 2022 des fameuses « midterms »https://www.nytimes.com s’avère donc assez atypique. En 2018, une « vague » bleue avait déferlé sur Trump (41 sièges perdus à la Chambre des représentants). En 2014, Barack Obama perdait le Sénat après avoir subi, en 2010, une « raclée » selon son propre terme (63 sièges perdus). Enfin, en 2006, W. Bush perdait le contrôle de la Chambre (-31 sièges). Il faut remonter à 2002 pour assister à une élection de mi-mandat qui ne tourne pas à la défaite du parti du président : dans le climat nationaliste de l’après-11 septembre, le parti républicain de W. Bush renforçait même son emprise sur le Congrès (8 députés et 2 sénateurs de plus).

Cette année, si le parti au pouvoir perd ses leviers législatifs, on n’assiste pas pour autant à un vote sanction. Finalement, ce scrutin reflète assez fidèlement l’état d’un pays de plus en plus polarisé, où comme le souligne le chroniqueur du New York Times, Ezra Klein, l’appartenance politique est devenue « l’identité des identités ». Les républicains ont mobilisé leur base, ce qui était attendu. Les démocrates aussi, ce qui l’était beaucoup moins. Non repérés par les radars des sondages, les jeunes et les minorités – segments essentiels de la « coalition démocrate » – ont voté en plus grand nombre qu’annoncé par les dernières enquêtes d’opinion. Selon un sondage sorti des urnes réalisé par CNN, les démocrates dominent largement chez les moins de 30 ans (63 % contre 35 %) et un peu moins nettement chez les 30-44 ans (51-47) tandis que les plus de 45 ans (54-44) privilégient les républicains. Le parti démocrate reste en tête parmi les « minorités » même s’il perd quelques plumes : 86 % chez les Africains-Américains, 60 % parmi les Latinos et 58 % parmi les Asiatiques. Le discours ambiant sur les percées républicaines chez les « non-blancs » ne semble donc reposer sur aucune réalité. La force de la droite repose toujours sur l’électorat blanc (58 % contre 40 % pour le parti démocrate), plus âgé et aux revenus moyens et supérieurs.

« C’est clair que les démocrates ont fortement dépassé les attentes à travers le pays », s’est félicité Nancy Pelosi, qui devra pourtant céder son siège de présidente de la Chambre, sans doute au député californien Kevin Mc Carthy, adoubé par Donald Trump. Maigre consolation pour l’ancien président qui pensait annoncer son retour sur fond de rejet massif de Joe Biden et de triomphe d’un parti républicain largement trumpisé. Si, comme dévoilé par plusieurs médias, il se déclare, la semaine prochaine, candidat pour l’élection présidentielle, ce sera certainement avec autant de superlatifs mais sans doute moins de certitudes. D’autant, que la réélection – presque triomphale pour le coup, avec près de 60 % des suffrages – de Ron DeSantis au poste de gouverneur de Floride renforce la position de celui qui apparaît de plus en plus comme une alternative crédible. Une frange du parti républicain fera porter la responsabilité d’une demi-victoire sur les épaules de Donald Trump, accusé d’avoir soutenu les plus extrémistes des candidats lors des primaires, qui se sont avérés de véritables repoussoirs. Le parti démocrate en avait d’ailleurs fait le pari, en décidant de financer les trumpistes parmi les plus gratinés à hauteur de 50 millions d’euros afin qu’ils l’emportent, lors des primaires républicaines face à leurs concurrents plus modérés, présumés plus coriaces à défaire lors de l’élection générale. Une stratégie apparue comme douteuse, dans un premier temps, mais finalement peut-être payante.

Mais dans ce scrutin, le GOP a plus pâti de ce qu’il est devenu que de quelques candidatures « ultras ». Une frange de l’électorat démocrate s’est plus mobilisée pour lui faire obstacle que pour accorder un satisfecit au bilan législatif beaucoup plus maigre que ses annonces ambitieuses du début de mandat. Sans la décision de la cour suprême de mettre fin à la protection constitutionnelle du droit à l’avortement, l’issue de ces « midterms » eut été différente. C’est la thèse, relayée par le New York Times, d’une sondeuse démocrate, Anna Greenberg : « Je pense que Dobbs a transformé cette élection. Il y a vraiment une évidence que cela a secoué les choses. » Les stratèges démocrates avaient décidé d’en faire un enjeu central de la campagne, plaçant les républicains face à une contradiction : cette « victoire » judiciaire et politique « pro life » intervient alors qu’une majorité d’Américains sont favorables à l’exercice de ce droit constitutionnel. C’est ce que rappelait un référendum dans le Kansas début août. C’est également ce qu’ont dit, mardi 8 novembre, les électeurs du Vermont (77 %), de Californie (65 %) et du Michigan (56 %) qui ont approuvé l’inscription du droit à l’IVG dans leur constitution locale tandis que ceux du pourtant conservateur Kentucky s’opposaient, à 51,5 %, à la constitutionnalisation de son interdiction. Autres résultats remarquables de ces référendums locaux : le Nebraska rejoint le pays du SMIC à 15 dollars (58 % de oui), le Missouri celui des États qui ont dépénalisé la marijuana. Ces succès des propositions progressistes, souvent sur des terres conservatrices, rappellent à quel point le GOP se trouve à contre-courant du corps électoral. Jusqu’à ne plus engranger des victoires qui lui étaient pourtant promises.

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Le spectre de la défaite plane sur le parti de Biden

Faute de mobiliser leur électorat, les démocrates devraient perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat, qui se déroulent ce mardi. Seule incertitude : l’ampleur du revers. (Article publié dans l’Humanité du 8 novembre 2022).

La « malédiction » va encore frapper. Seule l’intensité demeure inconnue. La « malédiction », c’est celle des « midterms », ces élections qui interviennent au milieu du mandat présidentiel. Elles s’apparentent le plus souvent à un référendum sur le parti au pouvoir et cela tourne rarement à l’avantage de celui-ci. W. Bush en 2006, Obama en 2010 puis 2014 et Trump en 2018 avaient essuyé des revers, voire de lourdes défaites. À cinq reprises seulement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’hôte de la Maison-Blanche a réussi à sauvegarder sa majorité au Congrès. Le dernier « exploit » en date remonte à 2002 lorsque, dans le climat nationaliste post-11Septembre, George W. Bush avait même renforcé son emprise au Congrès.

Tout semble en place pour que Joe Biden n’échappe pas à la règle. Les derniers sondages accordent un léger avantage en nombre de voix aux républicains. Cela suffira au GOP (Grand Old Party, son surnom) pour reprendre la Chambre des représentants, au sein de laquelle les démocrates ne disposent que d’une majorité de 5 sièges. Le « redécoupage » électoral (gerrymandering), où les républicains se montrent plus « habiles » que les démocrates, et la plus forte concentration des électeurs progressistes dans les circonscriptions des deux côtes (Est et Ouest) rendent la tâche encore plus ardue cette année qu’en 2020 pour le parti de Biden. Ce dernier devrait s’assurer une avance de 3 % pour prétendre y préserver sa majorité, ce qui relèverait du quasi-miracle politique au regard des derniers sondages. Selon le site RealClearPolitics, les démocrates devraient perdre une trentaine de sièges. Le sort de la Chambre quasiment scellé, la conquête du Congrès par les républicains va donc se jouer au Sénat, où l’actuelle égalité parfaite (50-50) entre les deux camps est départagée par la voix prépondérante de la vice-présidente Kamala Harris. Quatre « duels » s’avèrent cruciaux : en Pennsylvanie (où ce week-end, Joe Biden, Barack Obama et Donald Trump ont fait campagne), Géorgie, Arizona et Nevada, soit quatre États qui avaient accordé une maigre majorité en voix à Joe Biden lors de l’élection présidentielle en 2020, lui permettant d’être majoritaire au « collège électoral. » Les derniers sondages indiquent que les candidats démocrates et républicains s’y trouvent au coude-à-coude. « Sauver » le Sénat reviendrait pour les démocrates à empêcher les républicains de légiférer. Deux ans de blocage institutionnel (d’ici le prochain scrutin présidentiel de 2024) s’annonceraient sans doute sous de moins sombres augures pour le pays que deux années de majorité républicaine au Congrès. Comme le chantent les supporters de football américain lorsque leur équipe est assiégée : « Défense, défense, défense ».

Pourtant, en août, les stratèges du parti de l’âne ont été traversés d’une idée « offensive ». Celle-ci a prospéré à partir des résultats d’un référendum au Kansas, un État conservateur où Donald Trump a recueilli 56 % des suffrages en 2020. Le 2 août, 59 % des électeurs décidaient de maintenir le droit à l’avortement dans la Constitution locale. Quelques semaines après la décision de la Cour suprême de ne plus considérer comme constitutionnel le droit à l’IVG, cette victoire éclatante pour le mouvement « pro-choix » avait été permise par une inscription massive d’électrices. Dès lors, pour l’appareil démocrate, la martingale pouvait reposer dans ce seul mot : « abortion » (avortement), transformé en message central d’un parti pourtant au pouvoir depuis dix-huit mois.

Ce songe d’une fin d’été a vite viré à une sorte de lent cauchemar quand les courbes des sondages, après s’être redressées, ont de nouveau plongé. Comme souvent, c’est Bernie Sanders qui a sonné l’alarme. Dans un point de vue publié par le quotidien britannique The Guardian, le sénateur socialiste écrivait : « De mon point de vue, tandis que la question de l’avortement doit demeurer au premier plan, ce serait une faute politique pour les démocrates d’ignorer l’état de l’économie et permettre aux mensonges et distorsions des Républicains de rester sans réponse. » L’un de ses proches, le député de Californie, Ro Khanna, quant à lui, partageait sa stupeur stratégique : « Nous devrions crier sur tous les toits que nous mettons de l’argent dans les poches de ceux qui travaillent et que nous ramenons les emplois délocalisés tandis qu’ils (les républicains – NDLR) veulent diminuer les impôts pour les riches. » Très peu de candidats démocrates ont en effet mené campagne sur la loi IRA (Inflation Reduction Act), certes plus modeste que le plan initial (Build Back Better) mais prévoyant notamment un investissement de 370 milliards sur dix ans afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’annulation d’une partie de la dette étudiante, une promesse de campagne de Joe Biden, tardivement mise en œuvre, passe également sous les radars de la campagne. Quant à l’inflation, c’est la patate chaude dont personne ne veut. Pourtant, comme le rappelle dans un tweet Robert Reich, ancien ministre du Travail de Bill Clinton et désormais proche de l’aile gauche, « il faut rappeler que si l’inflation est à son plus haut depuis cinquante ans, les profits sont à leur plus haut depuis soixante-dix ans ». Un « angle d’attaque » ignoré par l’immense majorité des candidats démocrates dont un certain nombre, il est vrai, financent leurs campagnes grâce aux dons de ces mêmes grandes entreprises. Même pusillanimité concernant la question de la criminalité, sujet fétiche des républicains. Les récentes données du Bureau of Justice Statistics indiquent que les taux de crimes violents n’ont pas varié ces dernières années, contrairement aux assertions du GOP. Une enquête du Center for American Progress montre que les chiffres des homicides sont moins élevés dans les villes où les procureurs sont progressistes que dans celles où ils sont plus attachés à la doxa répressive. Munition ignorée par les démocrates qui ont préféré, Joe Biden en tête, mettre en garde, dans la dernière ligne droite, contre le danger pour la démocratie que représenterait un retour en force au Capitole d’un Parti républicain radicalisé.

Au final, le parti du président en place a méprisé des leviers qui lui auraient permis de mobiliser son électorat. Dans un pays ultrapolarisé, l’élection se joue sur le différentiel de participation, beaucoup plus que sur les « swing voters » (les électeurs indécis). Les républicains, chauffés à blanc par le trumpisme, répondront présent. La variable principale réside donc au sein des franges essentielles de l’électorat démocrate, déçues par le bilan de Biden, à savoir les jeunes et les « minorités », qui, dans un dernier sursaut principalement motivé par l’anti-trumpisme, pourrait démentir le scénario. Car, dans l’ombre de ces midterms, se profile le spectre d’un retour de Donald Trump. Celui-ci envisagerait d’annoncer sa candidature à la prochaine élection présidentielle dès la semaine prochaine. D’une « malédiction » à l’autre.

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« Comment les institutions favorisent les républicains »

Entretien avec Ludivine Gilli, Docteure en histoire, directrice de l’Observatoire de l’Amérique de Nord de la Fondation Jean-Jaurès et autrice (« La révolution conservatrice aux États-Unis »). La chercheuse y décrypte la stratégie des républicains qui s’appuient sur le système politico-institutionnel pour renforcer leur emprise sur la société. (Entretien publié dans l’Humanité du 8 novembre)

Si les républicains sont régulièrement minoritaires dans les urnes (W. Bush est le seul candidat républicain à avoir remporté le « vote populaire » depuis la fin de la guerre froide), ils réussissent néanmoins à engranger des victoires politiques. Tentatives d’explications de ce paradoxe.

En quoi le système politico-judiciaire favorise-t-il les républicains et permet à un « vent réactionnaire », comme vous le nommez, de souffler sur les États-Unis ?

C’est au Sénat qu’il faut s’intéresser en priorité pour comprendre l’avantage dont bénéficient aujourd’hui les républicains et comment il permet à certaines idées minoritaires de s’imposer à une majorité plus modérée. Chacun des 50 États – quelle que soit sa population – est doté de deux sénateurs. Les États les moins peuplés sont donc surreprésentés par rapport à leur poids démographique. Or, aujourd’hui, les États les moins peuplés sont principalement conservateurs. Les républicains sont donc surreprésentés au Sénat par rapport à leur poids au sein du pays. Ils parviennent ainsi à voter des lois conservatrices en décalage avec la volonté populaire ou à bloquer des lois progressistes. De plus, c’est au Sénat que se joue le lien avec le pouvoir judiciaire : ce sont les sénateurs qui confirment les juges fédéraux, au premier rang desquels les juges à la Cour suprême. Par ce biais, l’avantage républicain au Sénat se répercute au sein de l’appareil judiciaire, qui s’est politisé au cours des dernières décennies et dont le pouvoir sur la société est considérable. C’est ainsi que les décisions réactionnaires rendues en juin 2022 par la Cour suprême sur l’avortement, les armes à feu ou le changement climatique deviennent possibles, à rebours de l’opinion publique. Rappelons en effet qu’une très large majorité de la population est favorable au droit à l’avortement dans tous ou la plupart des cas, comme elle est favorable à certaines restrictions d’accès aux armes ou au mariage pour tous.

Les républicains ne se contentent pas d’utiliser les institutions, ils portent atteinte à la démocratie. Le 6 janvier ne constituait donc pas un accident ou une parenthèse ?

L’avenir fera peut-être du 6 janvier 2021 une parenthèse si le climat s’assainit. En revanche, il ne s’agit en effet pas d’un accident. L’attaque portée contre le Capitole ce jour-là est l’aboutissement des méthodes de plus en plus contestables mises en œuvre au fil des ans par les républicains les plus conservateurs. Ils ne se sont pas contentés de l’avantage structurel dont ils disposent. Ils l’ont exploité pour se maintenir au pouvoir. Par exemple en dessinant des contours avantageux aux circonscriptions électorales sur lesquelles ils avaient la main. C’est le « gerrymandering », que démocrates comme républicains ont pratiqué et pratiquent toujours dans plusieurs États. Certains États républicains sont cependant allés plus loin encore en limitant l’accès au vote de leurs opposants par une multitude de mesures comme la suppression de bureaux de vote dans les quartiers votant davantage démocrate, ou le renforcement des contraintes pour s’inscrire sur les listes électorales. Et aujourd’hui, des centaines de candidats républicains aux élections de mi-mandat continuent de nier la victoire de Joe Biden aux élections de 2020 et refusent de promettre qu’ils accepteront les résultats des élections de 2022, arguant de fraudes dont l’occurrence est pourtant rarissime.

Quelles options s’offrent aux démocrates pour contrer cette « révolution conservatrice » minoritaire ?

Dans l’immédiat, les démocrates disposent de peu d’options pour inverser la tendance. À court terme, leur seule option est de parvenir à mobiliser davantage d’électeurs qui leur sont favorables mais boudent les urnes. Sans cela, ils resteront structurellement handicapés au sein des trois pouvoirs fédéraux : le législatif, l’exécutif (du fait du suffrage présidentiel indirect) et le judiciaire, car les juges fédéraux sont nommés par le président et confirmés par le Sénat. La Cour suprême compte actuellement 6 juges conservateurs contre 3 progressistes. Tous sont nommés à vie. Étant donné leurs âges respectifs, la majorité conservatrice a de bonnes chances de rester en place jusqu’aux années 2050, sauf réforme d’ampleur. De plus, les mêmes dynamiques sont à l’œuvre sur le plan local. C’est d’ailleurs en partie la mainmise des conservateurs sur le pouvoir local qui leur permet de préserver leur pouvoir fédéral car les circonscriptions électorales avantageuses sont dessinées par les États. Dans ces circonstances, les démocrates peuvent mettre en place leurs politiques dans les États qu’ils tiennent, mais pour obtenir un effet rapide au niveau fédéral, il faudrait une réforme structurelle… qui nécessiterait une majorité qualifiée au Congrès, et donc des voix républicaines qui ne viendront pas.

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À la Liberty University, usine à « champions du Christ »

Dans le Sud de la Virginie, une université fondée par un télévangéliste est devenue une référence pour le « bloc évangélique », devenu un pilier incontournable du parti républicain. Sur le campus, ni théorie de l’évolution, ni alcool. (Article publié dans l’Humanité magazine du 3 novembre 2022.)
 
Lynchburg (Virginie),
Envoyé spécial.
« Depuis que je suis là, j’ai vu tellement de personnes passer des ténèbres à la lumière et reconnaître le Christ comme leur sauveur. » L’Évangile, selon Luke. Face à lui, l’assistance absorbe en silence l’information. Une certaine componction grave les visages mais aucun « Amen » ne surgit. Pour cause. Nous ne sommes pas dans une église, mais dans l’appartement témoin d’une résidence universitaire. Quant à Luke, il n’est pas pasteur – du moins, pas encore, car il s’y destine – mais un étudiant à la Liberty University, guide de l’une des deux visites quotidiennes à destination des parents et potentiels futurs étudiants. Un discours aussi ouvertement religieux ne gêne pourtant pas la petite escouade de 27 personnes, originaires de Virginie mais aussi de Caroline du Nord ou de Floride, dans laquelle nous nous sommes glissés. Ils sont même venus pour cette raison : la Liberty University revendique de « former les  Champions du Christ », d’être la plus grande université évangélique des États-Unis et même du monde.
L’histoire a commencé petitement en 1971. Jerry Falwell Sr, prédicateur qui tient son émission de radio et de TV depuis la fin des années cinquante, achète dans le sud de la Virginie un arpent de terre pour y bâtir une école d’étude de la Bible. Au sortir des années 60, les conservateurs, ébranlés par les mouvements d’émancipation, veulent reprendre la main : création à foison de think tanks, de comités anti-impôts ou de groupes opposés à l’intégration «forcée» des écoles. Jerry Falwell Sr apporte sa pièce à l’édifice en fondant le Lynchburg College qui deviendra en 1976 le Liberty Baptist College puis en 1984 Liberty University, affiliée à la Convention baptiste du Sud, fruit d’une scission, en 1845, d’avec le Nord sur la question de l’esclavage.
Lors de la dernière mue patronymique de la créature de Falwell, l’Amérique a bien changé. Ronald Reagan s’apprête à remporter un second mandat. La « révolution conservatrice » triomphe. Un homme a particulièrement compté dans l’ascension et la victoire en 1980 de l’ancien comédien de Hollywood : Jerry Falwell Sr. En 1979, ce dernier avec quelques acolytes, ont créé la «Moral Majority», une organisation de « droite chrétienne » qui entend organiser politiquement les protestants évangéliques blancs en bloc au sein du parti républicain. Lors de l’élection présidentielle de 1980, ils misent tout sur Ronald Reagan contre la promesse que celui-ci remettra en cause le droit à l’avortement une fois à la Maison Blanche. Il n’en fera rien mais le loup théocratique est entré dans la bergerie républicaine : il prospérera sous W. Bush et surtout Donald Trump, le plus improbable des convoyeurs évangéliques. « Lors des primaires républicaines de 2016, les évangéliques blancs étaient anti Trump. Face à Hillary Clinton, ils sont devenus anti-anti-Trump. Et en 2020, ils sont des pro-Trump », indique Matthew Stiman, journaliste spécialiste du mouvement conservateur et co-auteur du podcast « Know your enemy » (« Connaissez votre ennemi »). Le multidivorcé qui n’arrive pas à citer, face à des journalistes, son passage préféré de la Bible, recueille 77 % (2016) et 82 % (2020) des voix des évangéliques blancs. Et il leur donne ce qu’ils attendaient : des juges ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui ont mis fin, en juin 2022, au droit constitutionnel à l’avortement. Décédé en 2007, Jerry Falwell Sr, n’a pas assisté à cette «victoire». Son fils, oui. Jerry Falwell Jr a même été l’un des premiers à parier sur le milliardaire alors que l’establishment républicain, y compris les pasteurs, regardait de haut le personnage. La visite, en grande pompe, du président Trump, en mai 2017, renforce la « marque » Liberty University, désormais usine à « champions du Christ »… et de Trump. L’argent afflue, les étudiants aussi, d’autant que le fils – avocat et non pasteur – transforme le « business » et ouvre les cours à distance qui font exploser les inscriptions (95 000 au total).
Bref, un demi-siècle après la construction du premier bâtiment, la Liberty est une université de premier rang, dont le campus couvre 28 kilomètres carrés et accueille 15 000 étudiants. Ceux qui font la visite à la troupe matinale de parents ne manquent pas de leur en mettre plein les yeux : de la « school of divinity », « la plus grande école de formation de pasteurs au monde » à la toute neuve Arena de 4 000 places accueillant les matchs de basket. Au cours du « tour » qui dure 3 heures, quelques « signifiants » n’auront pas échappé aux parents (notamment à la maman portant un tee-shirt « Juste une mère normale essayant de ne pas élever des communistes »). À la Bibliothèque Jerry Falwell, c’est un exemplaire du Wall Street Journal, le journal préféré des milieux d’affaires et des cercles conservateurs qui est mis en évidence. L’un des espaces cafétérias accueille un Chick File A, la chaîne préférée des évangéliques depuis que son PDG a multiplié, en 2012, les commentaires anti-mariage gay. Enfin, le bâtiment réservé aux études sur le gouvernement porte le nom de Jesse Helms, sénateur ségrégationniste qui a commencé au parti démocrate pour finir chez les républicains. Encore quelques doutes ? Consultez les fiches pédagogiques, notamment celle sur le cursus d’Histoire qui combine selon la plaquette disponible au centre d’accueil « l’excellence académique avec la vision du monde chrétienne. » En clair : ici, on n’enseigne pas la théorie de l’évolution, seulement celle de la Création. Afin d’être certain de ne pas laisser prospérer des resquilleurs en son sein, la Liberty University fait signer tous les ans aux professeurs un engagement de foi, afin de s’assurer qu’ils sont de « vrais croyants. » Une lecture rapide du journal des étudiants, le « Liberty Champion », achèvera de convaincre les plus « ultras ». La Une est consacrée à la conférence, donnée dans l’enceinte de l’Université, d’Abby Johnson, son parcours depuis le Planning familial « jusqu’au combat pour les plus vulnérables », c’est-à-dire anti-avortement. Dans son « post », le président par intérim de l’Université, Jerry Prevo, accuse Harvard, Yale et Princeton d’avoir arrêté « de croire que la Bible est la parole de Dieu. »
Côté « dress code » (code vestimentaire), demande une mère ? « Il faut être juste présentables pour aller en cours. Ne pas montrer son ventre par exemple. Et ça vaut pour les garçons comme pour les filles », répond Josselin, étudiante venue de Baltimore, tandis qu’Emma Claire, originaire de l’Alabama, ajoute: « En fait, on vous prépare à entrer dans le monde professionnel. Et donc il faut être habillés en fonction. Imaginez que dans un cours de la Business School, vous veniez en sweat-shirt et qu’un grand patron arrive… » D’ailleurs, on apprend que les deux principaux départements sont « business » pour les hommes et « nursing » pour les femmes. Un monde bien genré et où règne également l’ordre moral : couvre-feu à minuit (« Mais vous n’êtes pas obligés de dormir à minuit », rassure Luke), interdiction de l’alcool pour les étudiants sur et en dehors du campus, pas de relations sexuelles hors mariage.
Tout ceci ne semble pourtant pas avoir épuisé l’esprit critique d’un père : « À quel point il y a de la diversité dans l’enseignement et dans le public de l’université » ? Emma Claire ne l’avait pas vu venir et cale. Jocelin vient à la rescousse : « Évidemment, il y a de la diversité. Nous avons même depuis l’an dernier un club de jeunes démocrates. » En fait, ce dernier a été interdit de 2009 à 2021 car la direction de l’université estimait que le programme du parti d’Obama allait à l’encontre des principes chrétiens. Quant à la diversité démographique, elle existe de manière plus éclatante sur le site internet que dans la réalité du campus. La proportion du nombre d’étudiants africains-américains est passée de 20 % à 10 % entre 2011 et 2019, soit durant les années du « Tea Party », du trumpisme et de Black Lives Matter. Selon Maina Mwaura, un ancien pasteur à Liberty qui a démissionné, cité dans un article du New Yorker, le taux hors cours en ligne approche plutôt les 5 %. Le magazine raconte un épisode éloquent. Au lendemain de la mort de George Floyd, un groupe d’étudiants a voulu organiser une manifestation se réclamant de « Black Lives Matter ». La direction de l’Université a contacté les organisateurs pour leur faire part de « l’inconfort » de la police du campus à encadrer un tel événement avant de tout faire pour que les trois mots qui font office de muleta pour l’ultra droite ne soient employés.
« Dans un certain sens, le racisme est le péché originel de Liberty », rappelle l’article du New Yorker. En fait, la droite religieuse ne s’est rassemblée derrière la bannière « pro-life » qu’en 1979, soit six ans après l’arrêt Roe v. Wade. Pourquoi si tardivement ? Réponse de Randall Ballmer, professeur au Dartmouth College : « Parce que la croisade anti-avortement était plus acceptable que la vraie motivation de la droite religieuse : protéger les écoles ségréguées ». En 1971, le gouvernement fédéral refuse les exemptions fiscales aux écoles qui ne se plieraient pas aux lois en vigueur, en refusant l’inscription des éléves noirs, ce qui est le cas par exemple de la Bob Jones University, une université évangélique de premier plan. Jerry Falwell Sr reçoit un courrier de l’IRS (Internal Revenue Service, le fisc américain) et fulmine : « Il est plus simple d’ouvrir un salon de massage qu’une école chrétienne. » Cinquante ans après, si la droite religieuse a incontestablement marqué des points, elle n’a pourtant pas empêché le processus de sécularisation de la société où la part des croyants, en général, et des chrétiens en particulier, décline régulièrement.
En se dirigeant vers la dernière étape de la visite, Emma Claire s’enquiert auprès de Blair, étudiant venu seul, de son ressenti. Il est très satisfait de sa visite, évoque ses parents missionnaires. L’étudiante, en deuxième année d’Espagnol, annonce alors sa prochaine année d’étude en Europe l’an prochain. « C’est devenu un continent sombre, le moins chrétien de tous, alors que l’on connaît son importance dans l’histoire du christianisme. C’est triste », lance Blair. Emma Claire abonde : « C’est triste, oui. Et j’ai bien peur que c’est également ce qui va arriver à notre pays. »

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La « génération Sunrise » dans l’action directe plus que dans le vote

Sur le campus de l’université George-Washington, les jeunes militants contre le changement climatique participeront aux élections de mi-mandat du 8 novembre, mais sans illusions, ni espoirs. Pour eux, pas question de porte- à-porte électoral mais des initiatives comme « Funérailles pour le futur ». (Article publié dans l’Humanité du 2 novembre 2022.)

Washington D.C. (États-Unis), envoyé spécial.

«Damage control. » En deux mots, Spencer s’est évité toute grande thèse politique et a résumé l’état d’esprit général. Le 8 novembre, ce jeune étudiant en dernière année de masters (en histoire et études sur la paix) ira donc voter pour le candidat démocrate dans la circonscription de Santa Barbara (Californie), dans laquelle il est inscrit. Sans hésitation mais sans illusions. « J’ai vu trop de candidats promettre et ne pas tenir leurs promesses », souligne-t-il pour justifier son manque d’enthousiasme. Il votera démocrate pour « limiter les dégâts » (damage control) et empêcher les républicains de prendre le pouvoir. Pas moins, mais pas plus. Le « doyen », au magnifique tee-shirt rouge à la gloire du syndicat IWW (1) – « Je suis moi-même un Wobbly », dit-il – est raccord avec ces collègues investis dans le « hub » (équivalent d’une section) de Sunrise (2), la grande organisation de mobilisation contre le changement climatique à l’université George-Washington (GWU), en plein cœur de la capitale fédérale.

Ils sont réunis en nombre, ce samedi matin, dans un local situé au sous-sol d’un bâtiment en briques pour une initiative de nature politique mais pas de portée électorale. Pas de porte-à-porte pour les candidats démocrates mais des « Funérailles pour le futur ». Bella, 19 ans, étudiante en 2e année d’études américaines et de communication politique, coordinatrice de Sunrise, explique le sens de ce choix : « On décide de faire une action à l’échelle de notre campus, en militant pour couper le lien entre l’argent des industries fossiles et la recherche académique. Ça nous semble plus efficace. » Depuis plusieurs mois, les jeunes militants de Sunrise revendiquent l’interruption du financement de l’une des plus anciennes universités du pays par les industriels fossiles. Et c’est donc cette action ciblée qui requiert toute leur énergie militante.

Quatre cents étudiants de GWU sont affiliés à Sunrise, une cinquantaine en constituant le « noyau dur ». Ils sont tous membres de la génération Z (nés depuis 1997), celle qui porte un regard plus sympathique sur le socialisme que sur le capitalisme, selon une récente étude du Pew Research Center. Chez les jeunes électeurs démocrates, le ratio est de 2 à 1 : 58 % ont une idée favorable du socialisme, contre 29 % seulement du capitalisme. Le hiatus avec des élites démocrates toujours très consensuelles débouche sur la défiance des plus politisés de ces « Gen Z » à l’égard du parti de Biden… « On ne veut pas perdre du temps avec des élus qui ne voteront pas les lois dont nous avons besoin. On ne peut manifestement pas compter sur le gouvernement pour se débarrasser des industries polluantes », reprend Bella, originaire de Sugar Land, au Texas, dans la banlieue de Houston. Elle n’a pas encore 20 ans, mais parle d’expérience : « J’ai été “organizer” pendant plusieurs campagnes au Texas, donc j’accorde de la valeur au processus électoral. Mais je vois à quel point nous pouvons ne pas être entendus. »

La joyeuse équipe – majoritairement composée de jeunes femmes –, qui manie ciseaux et pinceaux pour préparer le happening anti-énergies fossiles, assume la « rupture générationnelle » avec leurs parents. À l’image de Kate, 19 ans, en 2e année. Elle étudie à la fois les statistiques et les politiques publiques de santé. Arrivée de son Illinois natal à peine majeure, elle s’est politisée sur le campus. Depuis peu, elle s’occupe de la « communication » de Sunrise à GWU. « Chaque génération est façonnée par ce qu’elle traverse, développe-t-elle. Pour mes parents, c’était la guerre froide. Ma mère a fait partie du mouvement anti-guerre au Vietnam. Pour moi, c’est ce qui s’est déroulé après. Il y a un sentiment fort partagé par ma génération liée à l’expérience du capitalisme. Il peut y avoir des jugements un peu différents mais disons que ce qui est très largement partagé, c’est que le “marché libre” ne réglera pas les problèmes que nous rencontrons. » « Mon père est un immigrant, il vient d’Inde. Quand il est devenu américain, le vote était sa façon de se faire entendre, raconte Bella. Nos parents ont toujours connu le capitalisme et ils n’ont jamais eu idée qu’il pouvait y avoir un autre système, alors que nous cherchons une alternative. »

Ces néocitoyens n’ont pas pour autant fait une croix sur l’élection comme levier de changement. Si, dans la « combinaison entre l’action et le vote, ce n’est clairement pas le vote qui vient en premier », comme le stipule Kate, elle n’en espère pas moins « pouvoir faire partie d’une campagne qui (lui) convienne lors de la prochaine élection présidentielle ». Pada, 20 ans, en 2e année d’études américaines, déjà très investi dans les grèves dans son lycée à New York, envisage de devenir organizer lorsqu’il aura obtenu son diplôme. « Globalement, on ne fait pas confiance aux élus – avec quelques exceptions – et comment le pourrait-on ? » Alors, il va se charger de la politique lui-même.

(1) International Workers of the World, fondé en 1905, dont l’un des principes est l’abolition du salariat.

(2) Organisation d’action politique qui lutte contre le changement climatique. Elle est à l’origine de la proposition de New Deal écologique.

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En Virginie, la traînée de poudre de la syndicalisation chez Starbucks

Comme dans tout le pays, une nouvelle génération de « baristas » impose le fait syndical au sein de la multinationale. Reportage dans les banlieues de la capitale fédérale, Washington. (Article publié dans l’Humanité du 20 octobre 2022.)

Envoyé spécial à Merrifield (Virginia).

C’est un « Starbucks » comme les autres. Un parmi les 6500 que compte le pays. Frappé du célèbre logo vert représentant une sirène. Planté en pleine zone commerciale, avec sa climatisation trop poussée pour une habitude européenne. Sa déco un peu vintage/brocante, son wifi gratuit et son public de joggeurs en fin d’exercice, de jeunes étudiants profitant de la connexion sans limites et de cadres en réunion informelle, son café médiocre voire surchargé de calories si l’on y ajoute, comme le conseillent des panneaux et ardoises, du caramel ou du chocolat.

Les employés appelés « baristas » (spécialistes dans la préparation de boissons à base de café) qui prennent la commande du Caramel Macchiato ou du Pumpkin spice latte ne ressemblent pourtant pas à l’image idéale que la firme de Seattle attend de ses 350 000 « partenaires » employés par la firme de Seattle : ils sont syndiqués.

Le 22 avril dernier, ce Starbucks, situé au 3046 Gatehouse Plaza, à Merrifield, en Virginie, est devenu le premier de la chaine à voter pour la syndicalisation dans la région métropolitaine de la capitale fédérale, Washington D.C. Résultat sans appel : 30 pour, 2 contre.

Le lendemain, un autre « store », situé à quelques minutes en voiture (dans les banlieues de DC, rien ne se fait sans automobile) a rejoint le mouvement, un salarié revenant même de ses vacances en Floride pour voter. Score : 10 à 1. Et le surlendemain, victoire simultanée dans cinq « stores » de Richmond, la capitale de l’Etat, que venait saluer en personne Bernie Sanders. Neuf mois après la mèche allumée à Buffalo dans l’Etat de New York, la traînée de poudre de la syndicalisation continue de traverser le pays avec plus de 200 magasins où les salariés sont désormais syndiqués.

Les voilà donc, ceux qui ont contribué à transpercer les lignes de défense de la compagnie de Seattle, aux 26 milliards de dollars de chiffre d’affaires et à l’engagement antisyndical proclamé. Les premiers dans cet Etat de Virginie. Ils se prénomment Gailyn, Greg, Kat, Tamia, Kaleb, Flavi, Sofia ou Julene. Jeunes, quasiment tous membres de la « Génération Z » (nés à partir de 1997), aux origines démographiques diverses, e payant pas forcément de mine, mais redoutablement déterminés). Après l’euphorie de la victoire, est venu le temps du travail syndical. Un « bargaining committee », une sorte de comité d’établissement à l’échelle de chaque « store », composé à part égales de représentants de la direction et de ceux des salariés, a été créé.

Depuis plusieurs mois, les baristas syndiqués suivent une formation sur les négociations collectives. Ils ont déjà établi leurs priorités : des augmentations de salaires et le rétablissement d’un avantage en nature (un item par jour, qu’ils soient de service ou non) instauré pendant la pandémie puis abandonné par la multinationale.

Dans cette aventure en terre presque totalement inconnue pour eux, ils savent pouvoir compter sur l’expertise de la section locale du SEIU (Service Employees International Union, représentant 2,2 millions de travailleurs exerçant plus de 100 professions différentes aux Etats-Unis, à Porto Rico et au Canada) et de leur président, David Broder, très investi dans la syndicalisation des Starbucks, mais jamais à la place des salariés eux-mêmes.

C’est la grande leçon tirée après plusieurs échecs de campagne de syndicalisation. Auparavant, l’organisation syndicale débarquait dans des « stores » et demandait aux salariés de les rejoindre en lançant un processus de création de section syndicale. Désormais, elle laisse les « baristas » s’auto-organiser, offre son aide et ses ressources si besoin.

Le « modèle » est né à Buffalo, en décembre 2021, où les employés ont créé leur propre syndicat – Starbucks Workers United (SWU) – avec le soutien de Workers United, affilié à la SEIU, qui stipule dans sa charte : « Nous sommes un syndicat de salariés de Starbucks, par les salariés de Starbucks, pour les salariés de Starbucks. » L’objet de SWU est donc unique alors que certaines organisations syndicales comptent parfois parmi leurs membres des salariés de l’automobile comme des doctorants d’Université, aux problématiques assez éloignés. A Merrifield, ce n’est pas seulement la relation avec la direction qui a changé, mais aussi celle avec les clients. « Parfois, on nous glisse un petit mot pour nous féliciter », relate K. qui requiert l’anonymat afin de ne prêter aucun flanc à la direction de Starbucks… « Il y a même quelques clients qui nous disent qu’ils préfèrent faire quelques kilomètres de plus mais venir ici. »

Le 4 septembre dernier, c’était même quasiment ambiance de Fête. A l’occasion du Labor Day (journée du travail), le SWU avait organisé un peu partout dans le pays, une opération « SipIn » (jeu de mots renvoyant au Sit In, « Sip » signifiant « siroter ») invitant ceux qui soutiennent la syndicalisation à débarquer dans les « stores », commander les produits les moins chers et laisser de gros pourboires, en signe de solidarité.

C’est ce qu’a fait Marcus, originaire de l’Ohio arrivé dans la région il y a quelques mois pour travailler au Département du Travail en tant que juriste. « Je ne peux penser à un meilleur jour pour démontrer ma solidarité avec les salariés syndiqués», écrit-il sur Twitter. Un message accompagné d’une photo le montrant avec un « latte » en main et portant un tee-shirt noir, reprenant le logo de la firme mais avec cette inscription « Starbucks workers united ». Il y avait d’ailleurs foison de t-shirts, ce jour-là. « Si on nous avait dit cela, il y a quelques mois… », glisse, regard songeur, L., une autre « partenaire», dans la novlangue de Starbucks.

A une quinzaine de kilomètres au sud, dans le « store » de Huntsman Square, à Springfield, cette fête du travail a, en revanche, été plutôt maussade. Pourtant, ce Starbucks a bien failli devenir le premier « syndiqué » de Virginie. Cela s’est joué quelques jours avant le vote de Merrifield à une voix près : 10 contre, 8 pour.

L’une des chevilles ouvrières de cette campagne infructueuse, un lycéen en terminale, Tim Swicord, a livré à un média local son récit, racontant la réaction de l’encadrement après l’annonce, les réductions de volumes horaires, les entretiens de « connexion » (comme le veut la novlangue managériale chez Starbucks) qui d’individuels devenaient à deux (managers) pour un (salarié), les menaces rampantes (« Vous pourriez perdre votre couverture sociale », « Vous pourriez ne plus pouvoir être transféré dans d’autres « stores »), la présence permanente de la « manager de district ».

« Nous avons dû faire face à cela aussi, raconte K. Dès qu’ils ont appris que nous avions rempli le dossier pour un vote auprès du National Labor Relations Board (1), nous avons eu droit à des entretiens individuels au cours desquels le manager insistait sur le fait qu’il n’y avait pas besoin d’une « troisième partie ».

La direction a même encouragé chacun à voter, pensant sans doute noyer le cercle des salariés les plus militants dans la masse des 32 « baristas » assignés à ce « store ». Peine perdue : 30-2. Pour K., le fait que l’affiliation à la SWU permettrait quand même la négociation « magasin par magasin » de la convention collective, a fortement pesé dans le choix de ses collègues. Les jeunes salariés ont senti qu’ainsi, le pouvoir ne leur échapperait pas », ajoute-t-elle. Trois jours après l’ouverture du score en Virginie, soit le 25 avril, ce fut au tour du Maryland voisin, autre Etat limitrophe de la capitale fédérale, de sortir du désert syndical. Un 14-0 sans appel, dans le « store » de Charles Street, situé dans le centre de Baltimore.

Les salariés s’étaient, au préalable, fendus d’une lettre-pétition : « Nous fabriquons des produits Starbucks pour moins que le salaire décent et aucun profit, tout en nous offrant des avantages qui n’égalent en rien nos efforts, pouvait-on y lire. Nous souffrons d’abus de la part des clients, d’équipements défectueux, de conditions de travail dangereuses, d’un manque chronique de personnel et d’un manque total de place. Beaucoup trop d’entre nous ont passé leur carrière de baristas et de chefs de quart à se détériorer mentalement et physiquement. »

Et les employés d’ajouter encore : « Non seulement Starbucks ne fait pas face à ce stress, mais il ne se rend pas compte non plus que dans une ville où les prix du logement ne cessent d’augmenter, les magasins Starbucks sont l’un des rares lieux de refuge pour les sans-abri. »

Leurs voisins du « store » d’Olney Road, avaient même pris la plume pour s’adresser à Howard Schultz, le PDG de Starbucks, soulignant leur épuisement, leur stress après l’impact de longs mois de la pandémie de coronavirus et regrettant que leurs complaintes auprès du directeur du magasin et du directeur de district de l’entreprise « sont tombées dans l’oreille d’un sourd ».

Avec un syndicat, la firme de Seattle est désormais dans l’obligation légale d’écouter et, dans certains cas, d’agir au bénéfice de ses « partenaires ». Howard Schultz en est tellement inquiet qu’il a décidé de prendre son bâton de pèlerin pour tenter de conjurer le « fléau » syndical.

1) Agence indépendante du gouvernement fédéral américain chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail, créée dans les années 30 sous la présidence de Franklin Delano Roosevelt).

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Matthew Sitman, le conservateur devenu socialiste qui parle du conservatisme

Ce journaliste américain au parcours atypique a lancé le podcast Know your enemy. Il y ausculte et décortique le glissement de plus en plus à droite des républicains. (Article publié dans l’Humanité du 18 octobre 2022.)

New York (États-Unis), envoyé spécial.

Il était protestant évangélique, le voici catholique. Il était conservateur, le voilà socialiste. Du passé, il a fait un podcast. Son titre Know your enemy. Sous-titre : « Un guide de gauche du mouvement conservateur ». 62 épisodes au compteur depuis 2019, une solide réputation. Une référence, même. « Ce n’est pas un acte de vengeance », assure pourtant Matthew Sitman, calé dans son fauteuil de travail. Sur son bureau, un livre consacré à Nixon – objet d’un prochain épisode – posé sur un chevalet. Un micro attend dans le coin gauche. Sur le mur, face à cette table de travail, plusieurs photos prises à différentes époques – de Christopher Isherwood et W. H. Auden, les deux amants nés britanniques, naturalisés américains. « Matt » fait pivoter son siège et lance un regard vers les bibliothèques. « Quatre étagères de livres sur mes ennemis. » On devine un sourire.

« Je n’ai vraiment aucune amertume », reprend-il. Cette histoire d’« ennemis », c’est juste un emprunt partiel au philosophe allemand Carl Schmitt (« amis et ennemis ») et non à la chanson du groupe Rage Against the Machine. « Et puis, Sam a dit : “Gardons simplement ennemi, ça claque plus.”  » Ah oui, car il y a Sam, 32 ans, son complice en non-vengeance. Les deux pourraient prétendre candidater pour un remake d’ Amicalement vôtre, cette série britannique du début des années 1970 avec le lord britannique Brett Sinclair (Roger Moore) et l’enfant des quartiers pauvres de New York, Dany Wilde (Tony Curtis). Matt, né en 1981 (l’un des premiers millennials, donc), a grandi au sein d’une famille évangélique de la classe moyenne dans une petite ville du centre de la Pennsylvanie. Puis : études dans une université baptiste, doctorat en théorie politique (jamais terminé, précise-t-il) à Georgetown, à Washington D.C., stage à la très conservatrice Heritage Foundation, le « think tank préféré de Ronald Reagan ». Et puis… pas de révélation soudaine. Juste un processus aussi lent que certain.

S’il fallait identifier un moment charnière, ce serait sans doute la défense de la torture pendant le second mandat de George Bush. En 2008, il vote Obama. En 2016, ce sera Sanders. La même année, il consacre le divorce dans un article : « Laisser le conservatisme derrière. »  « Aujourd’hui, je me définis comme un socialiste démocratique », livre-t-il entre deux gorgées d’une boisson énergisante qui ne semble pas altérer le ton calme, voire « professoral », selon une description du New York Times qui a consacré un long article aux deux compères, mais jamais docte. Sam, ce serait un peu le calque inversé. Rouge, depuis le berceau. Enfance dans une famille progressiste de juifs séculiers dans le Connecticut. Militant syndical lorsqu’il était étudiant à l’université Brown, premier job à Demand Progress, organisation progressiste anti-censure, puis stage au magazine progressiste The Nation. À l’antenne, son ton est le plus piquant.

Ils se sont rencontrés sur Twitter – une vraie place publique pour les leftists américains – puis, en chair et en os, en 2016, lors d’un apéro pour journalistes de gauche. « Un jour, on s’est dit qu’il n’y avait pas vraiment d’émissions consacrées à la droite et au mouvement conservateur, relate Matthew. On a décidé de commencer et on n’avait vraiment aucune idée de là où ça nous emmènerait. » Dans le New York Times, toujours, Nate Hochman, 23 ans, jeune garde de la vieille revue-phare du conservatisme américain, National Review, leur tire son chapeau : « Ils font vraiment le travail. Ils ont lu plus de théorie politique conservatrice que la plupart des conservateurs. »

Surtout, ils multiplient les angles d’attaque. Ils sont souvent inattendus. L’épisode préféré de Matt portait sur la romancière Joan Didion : « C’est la première fois que je me plongeais vraiment dans son boulot et mettre à jour des aspects cachés de son conservatisme dans son travail, c’était vraiment quelque chose. »

Ce mois d’octobre est le moment des finales du championnat de base-ball, sport qui exerce une fascination sur les conservateurs, qui le voient d’une façon « métaphorique » – il faudra écouter pour en savoir plus. S’il parle de la droite, le podcast semble aussi être un miroir tendu à la gauche. Matt ne dément pas : « Je ne suis pas un stratège politique, mais comprendre les ressorts des victoires de la droite peut servir à des gens à gauche à en tirer quelque chose. Il y a une opiniâtreté dans la droite que l’on aimerait voir à gauche. La droite a lancé une stratégie sur Roe v. Wade (arrêt de la Cour suprême considérant en 1973 le droit à l’IVG comme constitutionnel – NDLR), il y a des décennies, et ça paie aujourd’hui. On peut en effet se dire que ce serait vraiment super qu’il y ait une Fédéral Society (1) de gauche. »

(1) Organisation conservatrice et libertarienne très influente qui préconise une interprétation textualiste et originaliste de la Constitution des États-Unis. Cinq des neuf juges de la Cour suprême en sont membres.

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