« La grève chez les Big Three a donné un élan à l’ensemble du secteur automobile »

La victoire des salariés de Volkswagen à Chattanooga participe d’une dynamique que le mouvement syndical doit continuer à mettre à profit, estime Brandon Mancilla, président de l’UAW pour la région du nord-est, autour de New York.

Chicago (Etats-Unis),

Envoyé spécial.

A 29 ans, Brandon Mancilla, l’ancien leader du syndicalisme étudiant à Harvard est le benjamin de la nouvelle équipe dirigeante du syndicat de l’automobile autour de Shawn Fain qui remporte succès sur succès.

Les ouvriers de l’usine Volkswagen de Chattanooga, dans le Tennessee, ont voté à une écrasant majorité (73%) en faveur de la création d’un syndicat. Qu’est-ce qui a donc changé depuis les tentatives infructueuses de 2014 et 2019 ?

Comme vous venez de le dire, les travailleurs tentent de s’organiser depuis dix ans. Donc, nous savions qu’il y avait un intérêt et un potentiel pour l’emporter. La principale différence, c’est que l’UAW a mené une réforme profonde et a changé. Cela a permis la grève de l’an dernier parmi les Big Three (Ford, General Motors et Stellantis, qui détient Chrysler, NDLR) qui a débouché sur une nouvelle convention collective record avec des salaires records. Cela a prouvé aux travailleurs de Volkswagen et à ceux dans l’ensemble du pays que l’UAW était un syndicat de combat capable de remporter des choses.

Les premières tentatives chez Volkswagen ont eu lieu pendant la pire période de l’histoire du syndicat, avec les effets post-krach et les scandales de corruption (l’ancienne direction a été décimée suite à une enquête du département de la justice, NDLR). La direction était tellement rétrograde que rien ne pouvait laisser penser aux travailleurs que le syndicat allait représenter au mieux leurs intérêts. La grève chez les Big Three a donné un élan à l’ensemble du secteur automobile. Les travailleurs ont vu que l’on pouvait gagner en s’organisant.

Dans ce contexte, nous avons fait confiance aux travailleurs eux-mêmes pour mener leur lutte. Cela a représenté le principal changement dans la façon de faire de l’UAW : nous avons mis à disposition une équipe de nouvelles personnes afin de les aider mais c’est une campagne que les travailleurs ont mené eux-mêmes. Ils sont les mieux placés pour savoir comment gagner.

C’est un peu le même principe que l’on a retrouvé dans la campagne de syndicalisation de Starbucks : un mouvement qui part du bas ?

Oui. C’est une campagne menée par les salariés eux-mêmes. A Starbucks, ce ne sont pas les syndicats Workers United ou SEIU qui sont allés faire signer les baristas. Ce sont les salariés eux-mêmes, rencontre après rencontre, lors de discussions personnelles, puis en formant un comité d’organisation. Et on se rend compte que c’est cela qui fonctionne.

Je viens du secteur de l’enseignement supérieur. Nous nous sommes organisés de la même manière, avec des comités d’organisation sur le site qui sont allés parler aux salariés, à leurs collègues, à leurs amis. Ils connaissent leur réseau, qui était qui. Ce type d’organisation relationnelle est vraiment la clé du succès que ce soit dans un petit magasin Starbucks ou une usine avec 4 ou 5000 salariés.

Mais je pense que la chose importante à souligner ici c’est la période de momentum dans laquelle nous nous trouvons. Les salariés s’organisent d’une façon que l’on a pas vu depuis des décennies. Nous devons tirer avantage de ce moment, de cet élan. Et ce n’est pas en embauchant plus de personnes que les syndicats vont y arriver mais en faisant confiance aux travailleurs.

Encore une question sur la syndicalisation dans le Sud. Estimez-vous qu’il s’agit également d’une question de droits civiques, pas seulement de droit syndical ?

Absolument. Le mouvement syndical parle d’organiser le Sud depuis 100 ans et jusqu’ici nous n’y arrivions pas. Des organisations existent mais avec un taux de syndicalisation très faible : elles doivent faire face aux pires lois contre le mouvement ouvrier, dénommées « droit au travail », à des entreprises œuvrant main dans la main avec les élus locaux (républicains, NDLR) pour réprimer les militants syndicaux et pour la justice sociale. Ainsi, le droit du travail et la montée en puissance du mouvement syndical dans le Sud ne peuvent pas être séparés des questions de droits civiques, de justice raciale et de justice sociale. Car pour l’emporter dans le Sud, vous n’avez pas d’autre chemin que de construire un mouvement fort, solidaire et multiracial de la classe ouvrière.

Les niveaux d’injustice et d’inégalité sont si élevés que l’on ne peut s’y attaquer sans donner aux travailleurs les moyens de se battre. La seule voie est de s’en prendre non seulement aux entreprises et à ses patrons, mais aussi aux élus locaux. De fait, vous allez être en première ligne pour lutter contre le virage à droite de ce pays à l’échelle nationale.

Le mouvement syndical remporte des victoires spectaculaires mais le taux de syndicalisation continue de chuter. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Nous menons certes de grandes campagnes d’organisation mais elles ne se trouvent pas encore au niveau qu’il faudrait. Je pense que chaque syndicat doit s’engager pleinement et investir dans cette nouvelle façon de faire, car c’est la seule chose qui fonctionne. On ne l’a jamais fait avant, ni au niveau local, ni national.

Quelques campagnes ne vont pas avoir un impact significatif sur le taux de syndicalisation, même si nous avons remis de l’énergie dans le mouvement syndical. Ensuite, aux Etats-Unis, la loi met tellement d’obstacles sur le chemin des travailleurs qui veulent s’organiser. Nous avons besoin d’une réforme fondamentale du droit du travail pour pouvoir revenir à la situation qui prévalait il y a 60 ou 70 ans, mais dans le même temps nous ne pouvons pas attendre une nouvelle loi. Nous devons être capables de nous prendre en charge nous-mêmes.

Sur un plan plus personnel, qu’est-ce qui vous a amené à vous engager dans le mouvement syndical ?

J’étais étudiant à Harvard et nous avons eu une élection pour créer un syndicat en 2016. Nous avons perdu mais le NLRB (National Labor Relations Board, agence indépendante du gouvernement fédéral qui est chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail, NDLR) a estimé que l’administration de l’université avait exclu un grand nombre d’électeurs éligibles.

Il a donc ordonné une deuxième élection, que nous avons remportée en 2017. En 2018, nous avons commencé à négocier un contrat et nous l’avons conclu en 2020. En quelques années, nous avons mené deux grèves, dont une en 2019 qui a duré 29 jours. L’enseignement supérieur se trouve au point où nous voulons que l’industrie automobile soit dans un ou deux ans. La dynamique est telle que chaque entité qui réussit à créer son syndicat et/ou à faire grève ou menacer de faire grève obtient une excellente convention collective.

J’étais président du syndicat des travailleurs diplômés à Harvard (Harvard Graduate Worker Union) qui était affilié à l’UAW, puisque ce syndicat nous avait proposé de nous aider (aujourd’hui 100.000 des 383.000 membres actifs du syndicat sont dans l’enseignement supérieur, NDLR). J’ai ensuite continuer mon investissement qui m’a conduit à être élu président de la région nord-est (50.000 membres) de l’UAW lors des premières élections directes de l’histoire du syndicat (auparavant, les dirigeants étaient désignés lors de Congrès, NDLR). On avait gagné cette réforme et j’ai décidé de me présenter à ce poste sur la liste de Shawn Fain.

Avez-vous été élevé dans une famille orientée vers le syndicalisme ?

Oui, mon père est syndiqué (sa famille a fui la guerre civile au Guatemala dans les années 80). Je ne dirais pas que ma famille était très active dans le mouvement syndical mais j’ai toujours baigné dans un climat de justice sociale, de solidarité internationale, de solidarité, et du mouvement pour les droits au travail. Ce n’était donc pas vraiment un hasard si j’ai décidé de me syndiquer lorsque nous avons commencé la lutte.

Un dirigeant syndical ne doit-il parler que des problèmes syndicaux ou doit-il prendre des positions sur d’autres sujets ?

L’UAW a toujours été un syndicat progressiste, qui a été investi dans le mouvement des droits civiques dans les années 60, puis dans le mouvement contre l’apartheid en Afrique du Sud, avant même que cela ne devienne dominant. Nous sommes fiers de cette histoire. Et nous sommes également fiers d’avoir été l’un des premiers syndicats à appeler au cessez-le-feu à Gaza.

Poster un commentaire

Classé dans Interviews

A Erié, les républicains en ordre de bataille derrière Trump

Alors que se déroulent aujourd’hui les primaires en Pennsylvanie, l’alignement des sympathisants du GOP (Grand Old Party) sur l’ancien président semble total dans ce comté indécis du nord de l’Etat. (Article publié dans l’Humanité du 23 avril 2024.)

Érié (Pennsylvanie, États-Unis), envoyé spécial.

Ils voteront (quasiment) tous pour Donald Trump. Sans hésitation et même avec enthousiasme. Qu’ils aient été des adeptes de la première heure ou des convertis plus ou moins précoces, leur alignement sur l’ancien président est sans faille. Ce mardi, alors que se tiennent les primaires en Pennsylvanie, les républicains du comté d’Érié offriront un plébiscite à celui qui affronte le premier de ses quatre procès, prélude selon eux à son retour triomphal à la Maison-Blanche.

Autant leur mobilisation ne sera que symbolique pour cette primaire républicaine qui n’offre aucun suspense, autant elle sera déterminante le 5 novembre. Le comté d’Érié est un bellwether, soit un baromètre, presque un oracle, dans un État – la Pennsylvanie – figurant sur la courte liste des swing states, ces États clés qui feront pencher le collège électoral.

En 2016, Donald Trump avait fait basculer le comté d’Érié (48 %, contre 46,4 % à Hillary Clinton) – une première pour un républicain depuis Ronald Reagan – et la Pennsylvanie (avec 44 000 voix d’avance sur 6,2 millions de suffrages exprimés). En 2020, dans un contexte de plus forte participation électorale, Joe Biden reprenait le manche dans le comté (49,7 %, contre 48,6 %) comme dans l’État, avec un avantage de 82 000 voix sur près de 7 millions d’électeurs.

Ils cocheront tous le nom du milliardaire, à commencer par Tom Eddy, le président du GOP (Grand Old Party, le surnom du Parti républicain) dans le comté d’Érié, cette bande de terre au bord du lac du même nom peuplée de 270 000 habitants. « Je ne vote pas pour les personnalités mais pour les politiques. C’est la raison pour laquelle je vote Trump », dit-il en faisant pivoter son fauteuil vers la vitrine du siège du parti à Érié où une grande affiche bleue a été collée : « Trump 2024 : reprendre l’Amérique ». À part ses tweets et son verbe, tout lui convient dans Trump, son bilan comme ses propositions.

Tom, c’est un peu le portrait-robot du républicain bon teint devenu trumpiste. Un « conservateur par nature », revendique-t-il. Des tas d’aïeux qui ont fait la guerre d’indépendance. Un père républicain, vétéran de la Seconde Guerre mondiale. Lui-même électeur pour le GOP depuis ses 21 ans, avec un premier vote pour Richard Nixon. Un fils qui vient de sortir de West Point, la prestigieuse académie militaire, « encore plus conservateur à sa sortie ».

Donald Trump est-il un « vrai » conservateur ? Il ne sait pas et ça ne l’intéresse pas. Seul le bilan compte. « Je dis aux gens qui ont des doutes : dites-moi une chose qu’il a faite et qui vous a heurtée », lâche-t-il. Un électeur démocrate en trouverait des dizaines, mais manifestement pas ceux que le chef des républicains locaux rencontre.

Cet enseignant retraité de 75 ans ne fait pas partie de la base fanatisée Maga (Make America Great Again, le slogan de campagne de Trump en 2016). Toutefois, il en a parfois les accents. Sur l’immigration, thème central de la campagne du candidat nationaliste, Tom reprend à son compte la « théorie » selon laquelle cette « vague » serait organisée par les démocrates « qui veulent repeupler les États où ils sont majoritaires mais qui perdent des habitants, donc des sièges. Vous n’avez pas besoin d’être citoyen pour être compté dans le recensement, donc… »

Un argument qui ne résiste pas à l’examen de la réalité des chiffres. Les nouveaux immigrés latinos ne s’installent plus dans les principales métropoles des grands États, trop chères, mais dans des villes moyennes des États moyens, souvent dirigés par les républicains, au demeurant.

Sur la question des armes à feu, centrale dans cette partie de la Pennsylvanie, même doxa conservatrice qui flirte avec le complotisme. « Les armes ne tuent pas les gens, ce sont les gens qui tuent avec des armes » : le propos semble tout droit sorti d’une plaquette de la NRA, le puissant lobby. Tom se lève d’un bond et nous emmène dans le hall où sont affichés les dix premiers amendements de la Constitution qui forment la déclaration des droits. « Regardez, le deuxième amendement est clair : droit de porter des armes (les juristes se divisent sur son interprétation comme un droit individuel ou un droit collectif – NDLR) ».

Jusqu’en 2020, Tom ne l’avait pas utilisé. « Mais pour montrer à Biden qu’il ne nous enlèvera pas ce droit, j’en ai désormais trois chez moi. » À peine reposé dans son fauteuil pivotant, le septuagénaire ajoute : « Si j’étais la Chine et que je voulais envahir les États-Unis, je préférerais que les Américains ne soient pas armés. »

La fable du vol de l’élection de 2020, centrale dans la rhétorique trumpienne ? « Je ne suis pas conspirationniste, mais des choses ont affecté l’élection », répond-il avant d’en faire une liste sans preuve. « Il faut oublier 2020 et aller de l’avant. Voilà ce que je dirais à Trump si je pouvais dîner avec lui ou le croiser : il faut se concentrer sur l’avenir. » Un cas de figure d’autant plus hypothétique que Tom concède ne pas avoir forcément envie de passer un dîner avec celui pour lequel il va voter.

C’est un peu le même mariage de raison qui va présider au vote de Melanie Brewer, républicaine dûment enregistrée 1 depuis l’âge de citoyenne. En 2016, elle avait voté pour Marco Rubio, le sénateur d’origine cubaine de Floride. « Je savais que Trump était un homme d’affaires prospère, que j’admirais, mais je pensais que Marco Rubio attirerait le vote hispanique et rassemblerait le GOP. »

« Little Marco » étrillé comme les autres, la trentenaire s’était rangé derrière Trump pour l’élection générale. « Je pense que notre pays se porte mieux sous la présidence de Trump. L’économie, les frontières, les politiques… J’ai du mal à croire que quelqu’un puisse regarder ce qui se passe dans le monde et dire que l’Amérique est plus forte maintenant que là où nous étions en 2019 », argumente cette cheffe d’une PME dans le domaine du voyage et de l’hôtellerie.

« Je n’ai aucun problème avec les politiques du président Trump », même si elle pense que « Biden a gagné les élections de 2020 ». Beaucoup plus engagée dans la vie politique depuis 2020, elle fait partie de l’équipe de campagne de Micah Goring, qui tente de se faire élire à la Chambre des représentants locale.

Lui aussi affiche un impeccable CV de conservateur : ancien militaire, électeur républicain de tout temps, chrétien évangélique, pro-life. Fin mars, une soirée de collecte de fonds s’apparentait à un baptême du feu pour ce quinquagénaire, chef d’une PME. Maillot de basket de l’US Air Force – c’est la saison de March Madness (tournoi) du basket universitaire – recouvrant une chemise blanche, le candidat a d’abord répondu à nos questions, à commencer par sa position sur le droit à l’avortement.

« Les gens ne sont pas très à l’aise avec les sujets de société… » élude-t-il temporairement. Candidat républicain dans un district démocrate détenu par un démocrate sortant, il marche sur des œufs. Comme Tom et Melanie, il est pro-life, mais la majorité des électeurs de son district (comme du pays) sont pro-choice.

Inutile de braquer une frange de l’électorat, il estime donc que « la loi de Pennsylvanie fonctionne bien comme elle est » : soit le droit à l’avortement garanti jusqu’à 24 semaines. Il s’avère tout aussi prudent sur l’immigration « qui est une question fédérale », là où les républicains du Texas revendiquent d’en faire une compétence des États. Lors d’un bref discours, Micah préfère miser sur un sujet sans contrecoup électoral : « La première loi que je proposerai quand je serai élu portera sur l’exonération de la taxe foncière pour les seniors» Des moues approbatrices se dessinent dans une assistance en décalage évident avec l’image que veut projeter localement le parti de Trump. Sur son site, on peut voir une photo avec quatre jeunes personnes : deux hommes, deux femmes, un Blanc, une Asiatique, une Noire, un Métis. Dans la salle, une ultra-majorité de Blancs aux cheveux gris siège.

Retour au slalom tactique entre ses convictions et la réalité du comté d’Érié où 46 % des électeurs sont enregistrés comme démocrates, contre 39 % de républicains, lorsqu’il s’agit de la présidentielle. « Je pense que l’isoloir est comme le confessionnal dans une église catholique. C’est personnel. Je voterai en novembre pour la personne qui fera respecter notre Constitution, qui protégera nos frontières et qui ramènera un sens de la diplomatie dans notre pays. » Comprenez : Donald Trump.

  1. Aux États-Unis, il est de coutume de déclarer sa préférence partisane lors de l’enregistrement sur les listes électorales. Dans certains États, il s’agit même d’une obligation pour participer à une primaire.

Poster un commentaire

Classé dans Actualités, Reportages

Nouvelle victoire éclatante pour l’UAW

Les salariés de l’usine Volkswagen de Chattanooga (Tennessee) ont voté à une écrasante majorité la création d’une section syndicale, une première dans le Sud depuis les années 40. (Article publié dans l’Humanité du 22 avril 2024.)

L’UAW (United Auto Workers) vient de remporter sa deuxième victoire majeure en moins de six mois. Après avoir obtenu un accord record à l’issue d’une grève lancée simultanément chez les Big Three (Ford, General Motors et Stellantis, qui détient Chrysler), le syndicat de l’automobile va pouvoir créer une section dans l’usine Volkswagen de Chattanooga (Tennessee), la seule du groupe allemand où un syndicat n’avait pas le droit de cité. Ainsi en a décidé une écrasante majorité (73 %) des 4 300 salariés.

Il s’agit de la première usine à voter pour la création d’une section syndicale dans le Sud depuis 1941 et du premier site détenu par un constructeur étranger à être syndicalisé. Historiquement, les États de l’ancienne Confédération étaient une terre de mission pour les organisations syndicales.

Les élus républicains qui dominent presque sans partage dans l’ensemble de la région ont fait voter des lois dites Right to Work (droit de travailler), créant des obstacles presque insurmontables à la reconnaissance du fait syndical. La digue vient de céder. Les efforts de dernière minute des milieux d’affaires et des élus locaux, pris de panique, n’ont pas enrayé la machine, en route depuis plusieurs mois.

Le syndicat avait échoué de peu à deux reprises, en 2014 et 2019. Peu après son succès face aux géants de Detroit, Shawn Fain, le président de l’UAW, annonçait en novembre 2023 une campagne massive, fixant l’objectif de syndiquer 150 000 salariés dans les « déserts » du Sud et des usines de véhicules électriques.

Tirant les leçons de dix années d’échecs et s’inspirant manifestement du succès du modèle d’organisation de bas en haut de Starbucks (désormais 500 magasins ont voté pour la création d’un syndicat), la nouvelle direction, élue début 2023 face aux sortants enclins à la « cogestion », a totalement changé de stratégie.

« Nous faisons les choses différemment cette fois, a revendiqué Shawn Fain dans un discours tenu le 24 mars face aux salariés de Mercedes dans l’Alabama. Nous allons nous assurer qu’il y ait des leaders dans chaque département, dans chaque équipe, échangeant les uns avec les autres sur la construction du syndicat. C’est le chemin vers la victoire. » Et d’ajouter : « Les seules personnes qui peuvent organiser le Sud, ce sont les travailleurs du Sud. »

Lors des deux précédentes tentatives, l’UAW, dont le siège se trouve à Detroit (Michigan), en plein cœur du Midwest, avait envoyé ses équipes d’organizers gérer la campagne de A à Z sans l’avis ni l’aval des salariés locaux. En 2014, la campagne avait viré au fiasco : deux ans et demi pour finalement décourager le noyau dur, passant de 180 salariés à 50.

Cette fois-ci, le syndicat a mis sa puissance de frappe financière et organisationnelle au service d’un comité d’organisation au sein de l’usine même, constitué de 300 salariés désignés « capitaines d’élection ». « 90 % de l’usine, chaque ligne de production, chaque équipe, étaient couverts », selon Victor Vaughn, une des chevilles ouvrières citée par le site spécialisé Labor Notes.

Rencontré lors de la grande conférence (4 500 participants, un record) organisée par ce site de référence des questions sociales ce week-end à Chicago, Zach Costello, ouvrier dans l’usine de Chattanooga, témoigne de ce qui a changé récemment dans le climat général : « Tout d’abord, c’est la montée du ras-le-bol. Les nouveaux embauchés gagnent le salaire minimum et ne peuvent pas boucler les fins de mois avec ça. En 2019, la direction nous a fait des promesses afin d’éviter la création d’un syndicat et elle ne les a pas tenues. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de victoires syndicales. “Qu’est-ce qu’on a à y gagner ?”, se voyait-on répondre. La victoire de l’UAW face aux Big Three a totalement changé la donne. Les salariés ont vu concrètement ce que l’on pouvait gagner avec un syndicat. J’ai vu des gars très anti-syndicats changer soudainement d’avis. »

Le premier « domino » Volkswagen va-t-il entraîner le deuxième sur la liste : l’usine Mercedes dans l’Alabama où sont construits le SUV GLE et le luxueux Maybach GLS (vendu 170 000 euros l’unité) ? Les 5 000 salariés voteront entre le 13 et le 17 mai.

Michael Göbel, le PDG de Mercedes-Benz pour les États-Unis, a fait une sortie publique, assimilant la création d’un syndicat à des grèves, des cotisations à payer et des blocages dans la résolution des conflits. Le patronat local s’est payé une campagne d’affichage tandis que la gouverneure républicaine Kay Ivey a dramatisé l’enjeu : « Le modèle économique rempli de succès de l’Alabama est attaqué. » Ce à quoi Shawn Fain a rétorqué, du tac au tac, comme à son habitude : « Elle a sacrément raison. On l’attaque car les travailleurs en ont marre de se faire avoir. »

L’Alabama apparaît comme la prochaine « ligne de front » de la syndicalisation. Cet État du Sud profond a servi de havre anti-syndical à plusieurs constructeurs étrangers (Mercedes, Hyundai, Toyota et Honda). Mais, là aussi, les choses changent, selon Quichelle Liggins, salariée à Hyundai : « On a commencé par des conversations, il y a deux ans, sur ce qui devait changer, puis on a mis des cartes syndicales à disposition. On ne sait pas si on gagnera, mais on sait qu’on n’est déjà plus invisibles. » La main-d’œuvre noire se révèle un élément déterminant dans cette bataille syndicale. Aucun des quatre constructeurs, ni leurs sous-traitants, n’a localisé leurs sites dans des zones à forte proportion d’habitants africains-américains – ce qui relève forcément d’un choix dans l’Alabama, où un quart de la population est noir. Ces dernières années, de nombreux Africains-Américains, plus frappés par le chômage que la moyenne, ont emménagé près des usines afin de pouvoir postuler à des emplois non pourvus par une population blanche vieillissante.

Depuis le dernier vote, le salariat de l’usine Mercedes est ainsi devenu majoritairement noir. Les organisateurs locaux font de la syndicalisation une question de droits civiques. « Montgomery, Alabama, est un endroit dur pour celui qui veut créer un syndicat, ponctue Quichelle Liggins, mais c’est aussi un haut lieu du mouvement des droits civiques, donc… »

Poster un commentaire

Classé dans Actualités, Eclairages

« Il y a un prix à payer quand on soutient un génocide »

A Dearborn, les arabes-américains détiennent en partie la clé du Michigan, « swing state » essentiel pour Joe Biden en novembre prochain. Un mois après la primaire démocrate et 100.000 bulletins « non engagés », la contestation de la politique de l’hôte de la Maison Blanche à l’égard de la guerre à Gaza ne faiblit pas. (Article publié dans l’Humanité du 3 avril 2024.)

Dearborn (Etats-Unis),

Envoyé spécial.

Elle le dit d’une voix posée sans monter dans les décibels, ses yeux verts gagnant juste en intensité : elle ne votera pas Biden. « Il doit payer pour les 30.000 morts. On ne va pas le récompenser d’un second mandat », explique-t-elle, attablée au Haraz, un coffee shop posé au bord de l’une de ses innombrables artères rectilignes. Elle l’assure, rien ne pourra la faire changer d’avis: « Si j’étais la dernière personne à voter et à pouvoir faire la différence, je le ferais perdre. » La détermination de Saamra Luqman est l’une des raisons pour lesquelles la nervosité s’empare de plus en plus de l’équipe de campagne de Joe Biden.  

Cette descendante d’immigrés yéménites, dont les enfants ont des origines palestiniennes, est une électrice démocrate de tout temps, tendance Bernie Sanders depuis une décennie. A deux reprises, elle a été candidate lors de primaires démocrates : pour le conseil municipal et pour la chambre locale des représentants. Deux tentatives infructueuses mais qui ont contribué à faire de cette agente immobilière à la fois une figure publique de Dearborn, ville de 100.000 habitants aux portes de Detroit (Michigan), où une majorité des habitants sont des arabes-américains et une incarnation de la diversité de la coalition démocrate dans le Michigan, un « swing state » remporté par Donald Trump en 2016 et Joe Biden en 2020. Samraa n’a pas cessé de militer, elle a réorienté son énergie pour s’assurer de la défaite du président sortant le 5 novembre prochain. « Il n’est pas seulement complice, il commet lui-même un génocide. Quand vous livrez des bombes de 1000 kilos qui vont tuer des enfants, comment appelez-vous cela ? ».

Pendant la campagne des primaires, elle a participé au mouvement « uncommitted » dont l’objectif était de montrer la puissance de la contestation face au soutien inconditionnel de Joe Biden à Benjamin Netanyahu. Le 27 février dernier, plus de 100.000 suffrages s’expriment en ce sens. « Le mouvement concerne à la fois les Arabo-Américains et les jeunes. Des villes universitaires ont connu une forte concentration de votes non engagés. Le taux de participation, qui pourrait être un autre indicateur de l’ambivalence à l’égard de M. Biden, a également été très faible à Détroit, qui compte près de 80 % de Noirs », décrypte Jeffrey Grynaviski, professeur de science politique à l’Université Wayne State.

Sur une carte, deux densités du vote de protestation sautent aux yeux : la très libérale et universitaire Ann Arbor et Dearborn. C’est sur cette dernière que s’est concentrée l’attention médiatique. La ville résume un siècle américain en trois cycles :  berceau de Ford qui y dispose toujours de son usine originelle – The rouge – et de son quartier général mondial ; dirigée de 1942 à 1978 par Orville Hubbard, un maire républicain ouvertement ségrégationniste et depuis deux ans par Abdullah Hammoud, premier arabe-américain élu à cette fonction; désormais « capitale des arabes-américains ». « C’est à Dearborn, dans le Michigan, que l’on trouve en effet la plus grande concentration d’Américains d’origine arabe du pays. L’immigration dans la région a commencé dans les années 1890 et s’est poursuivie jusqu’au début de la première guerre mondiale, resitue pour l’Humanité, Hani Bawardi, professeur d’Histoire à Université du Michigan à Dearborn. Des milliers de Palestiniens déplacés sont arrivés après 1948 et 1967, lorsque toute la Palestine a été envahie par les sionistes. La majorité des Américains d’origine arabe sont venus à la suite de la guerre civile libanaise au milieu des années 1970. Lorsque les restrictions à l’immigration ont été levées en 1965, de nombreux étudiants sont également arrivés en provenance de tout le monde arabe à la recherche d’une formation universitaire. Beaucoup sont restés. »

Depuis 1984, cette puissante « communauté » dispose d’un journal : « The Arab American News ». Avant de rejoindre son fondateur au siège situé 5706 Chase Road, on s’empare d’un exemplaire de l’édition de la semaine en accès libre dans un distributeur. Titre de Une : « Qui va arrêter le génocide ? ». Au premier étage, Osama Siblani nous reçoit dans un vaste bureau où dominent le cuir et le bois et de subtiles touches orientales. Après le maire, il est sans doute la personnalité la plus influente de la ville. Arrivé en 1976 d’un Liban en pleine guerre civile, il a fondé huit ans plus tard ce titre. D’un notable, on s’attendrait à un verbe policé. Pourtant: « Joe Biden est un criminel de guerre comme Netanyahu. Je dirais même qu’il est encore plus responsable car c’est lui qui a la possibilité d’arrêter cette guerre. On fera tout pour le faire tomber». La charge puissante est suivie d’une précaution : « en l’état actuel des choses » . Réquisitoire appuyé par Abed Hammoud, ancien procureur fédéral et fondateur du Comité d’action politique arabe-américain (AAPAC), également présent : « On n’est pas un peu ou beaucoup responsable d’un crime. On l’est ou on ne l’est pas. Il faut qu’il apprenne qu’il y a un prix à payer quand on soutient un génocide et ce sera une leçon pour les autres présidents qu’il ne peut y avoir d’impunité. »

C’est le même argument qui flotte dans les bureaux de CAIR, l’organisation de défense des droits civiques des musulmans. « Un message doit être envoyé », insiste son directeur exécutif pour le Michigan, Dawud Walid, africain-américain et imam qui « à titre personnel a voté « uncommitted ». « Comme 80% des musulmans (ils sont originaires d’Asie du sud-est, arabes-américains ou africains-américains, NDLR) qui ont voté ce jour-là», appuie-t-il. La députée d’origine palestinienne de la circonscription, Rashida Tlaib, membre du DSA (Democratic socialists of America) a elle-même voté « uncommitted » mais n’a pas encore dévoilé son choix pour l’élection générale.

Projet de port à Gaza et non-opposition du veto à une résolution de l’ONU: depuis le 27 février, l’administration Biden tente de donner le sentiment d’avoir entendu les protestations exprimées, le Minnesota et le Wisconsin ayant suivi la démarche du Michigan. « Ces gestes semblent calculés pour plaire à des segments de la base du parti démocrate : les arabes-américains, les musulmans, les Noirs, les Hispaniques, les juifs progressistes et les syndicats qui ont exprimé une forte opposition contre les politiques génocidaires perçues et exigent des actions tangibles plutôt que de vagues promesses de l’administration (Biden, NDLR) », estime Jamal Bittar, professeur à l’Université de Toledo dans la dernière édition de « The Arab American News ». Toujours calé dans son fauteuil, Osama Siblani mobilise un moins grand nombre de mors : « Je crois bien que Biden essaie de nous vendre ces foutaises . C’est un cessez-le-feu durable qu’il faut

La directrice de la campagne du président sortant, Julia Chavez Rodriguez, petite-fille du syndicaliste paysan, Cesar Chavez, a récemment effectué une tournée à Dearborn. Abdullah Hammoud a refusé de la recevoir (1). Pas Osama Siblani. « Nous avons parlé pendant deux heures ici même. Parfois, je sentais qu’elle était d’accord avec moi mais ne pouvais pas le dire », glisse-t-il. Dans ce même bureau est également venu le directeur de campagne de Donald Trump. « Et il y en aura d’autres », précise-t-il. Est-ce pour faire monter encore un peu plus la pression sur l’establishment démocrate, habitué à ce que ses électeurs cèdent au « moindre des deux maux », ou qui pourrait faire le pari hasardeux d’un oubli progressif?

En attendant, dans les conversations tardives au coffee shop Qahwah dans le « downtown » de Dearborn après la rupture du jeûn, ou à la sortie de la grande mosquée de Detroit le jour de la grande prière, deux mots reviennent : Gaza et Biden. « On prie pour que ça s’arrête mais surtout on se mobilise pour que Biden change de politique », un jeune militant de New Generation for Palestine, ayant requis l’anonymat. Une volte-face du président sortant ferait-elle changer d’avis une frange des « uncommitted » ? « Je ne me prononce qu’en l’état actuel des choses », répète Osama Siblani. « Je ne céderai pas au chantage : je voterai Cornell West (philosophe africain-américain et proche de Bernie Sanders) », répond Dawud Walid. « Jamais, tranche Saamra Luqman.. Trump ne sera pas meilleur mais le génocide ne peut pas rester impuni. »

  • Le maire de Dearborn ne répond pas aux sollicitations de la presse internationale. Il n’a donc pas donné suite à notre demande d’interview.

Poster un commentaire

Classé dans Reportages

« Joe Biden doit éviter un référendum sur sa présidence »

Le président sortant, distancé dans les sondages, va tenter de remobiliser son électorat de 2020. Mais il porte désormais un bilan, notamment son appui inconditionnel à Benjamin Netanyahu qui provoque des failles dans sa coalition. Entretien avec Antoine Yoshinaka, professeur de science politique à l’Université de l’État de New York à Buffalo. (Article publié dans l’Humanité du 3 avril 2024).

Fait rarissime dans l’histoire des Etats-Unis, à cinq mois du scrutin présidentiel, tous les candidats sont connus. Le processus des primaires escamoté, la campagne a déjà commencé dont l’issue demeure incertaine.

Le remake du duel entre Joe Biden et Donald Trump sature l’espace médiatique. Mais est-ce qu’une troisième candidature – en l’occurrence , plutôt celle de Robert Kennedy Jr – peut potentiellement déjouer ce scénario ?

Elle pourrait brouiller les cartes. L’élection apparaît tellement serrée que quelques points de pourcentage dans tel ou tel Etat, en Géorgie ou dans le Michigan, peuvent faire la différence. Mais de quel côté ? A priori, sa candidature prendrait plus de voix à Biden qu’à Trump. Il faut mettre un bémol car il s’agit d’un candidat un peu hétérodoxe. Il a développé des positions sceptiques sur la vaccination bien avant la pandémie de Covid. Historiquement, ce n’était pas un enjeu très politisé, mais ça l’est devenu. Donc peut-il aller chercher des voix parmi une frange de l’électorat trumpiste? Il semblerait que ce soit du côté de la candidature de Biden que les craintes sont les plus grandes. Kennedy est un nom qui historiquement résonne beaucoup plus chez les démocrates. Et sa candidature s’ajoute à celle de Cornel West (philosophe africain-américain et ami de Bernie Sanders, NDLR) ou de Jill Stein (Green Party, NDLR) beaucoup moins connus mais clairement à gauche donc qui recueilleront des parmi voix les jeunes, les progressistes ou les minorités, etc.

La colistière, Nicole Shanahan, une ancienne démocrate, impliquée dans les causes environnementales, étant très riche, cela va permettre à Robert Kennedy Jr d’avoir accès aux médias et peut-être d’être présent dans de nombreux Etats. Les sondages le donnent très haut mais il faut faire attention : nous sommes encore loin du jour du vote et ses anciens discours vont ressurgir. Certains, notamment sur la génétique et le Covid, sortent quand même du champ gauche. Le candidat va apparaître comme moins sympathique. Mais, encore une fois, il suffit de quelques milliers de voix pour faire basculer une élection. Souvenons-nous de 2000 : il y avait 537 voix d’avance pour George Bush sur Al Gore avec Ralph Nader (Green Party) ayant recueilli 97.000 voix.

Quelles sont les forces et faiblesses des deux principaux candidats ?

La base de Trump semble être beaucoup plus solide mais son plafond apparaît plus bas. Sa base est très blanche et plutôt âgée. La question porte sur sa capacité à élargir celle-ci en gagnant des voix parmi les minorités. En 2020, il avait recueilli à peu près 10% des voix dans l’électorat afro-américain et un peu plus de 30% parmi les Latinos. Certains sondages le créditent de plus de 40% parmi les Latinos. Je serai étonné qu’au final ce soit cette proportion-là. Ou alors il s’agirait d’un réalignement racial historique aux Etats-Unis où les minorités votent depuis des décennies majoritairement pour les démocrates. Je pense qu’en ce moment, les sondages nous montrent non pas des intentions fermes mais des insatisfactions liées peut-être à l’inflation ou à d’autres sujets politiques et qui s’expriment de manière symbolique avec un refus affiché de ne pas voter pour Biden. Mais, encore une fois, cela peut se jouer à quelques points et le vote des Latinos dans le Nevada ou des Afro-Américains en Géorgie peuvent faire basculer l’élection. Mais, globalement, je pense que l’électorat de Trump ressemblera à celui de 2020.

Le principal enjeu réside donc dans la mobilisation de l’électorat de Biden ?

En 2020, Biden avait rassemblé une coalition beaucoup plus large que celle de Trump (81 millions d’électeurs contre 74 millions) dans une certaine mesure proche de celle de Barack Obama. Sera-t-il en mesure de reconstruire cette coalition? C’est LA grande question. A commencer par les jeunes électeurs qui votent massivement pour les démocrates mais dont la tendance à s’abstenir est plus forte. C’est le cas aussi des minorités qui traditionnellement participent moins que les électeurs plus âgés et blancs du parti républicain.

Dans la reconstruction de la coalition, les femmes jouent un rôle extrêmement important. Depuis les années Reagan, on constate un « gender gap » (fossé lié au genre) : les hommes votent plus républicain et les femmes plus démocrate. Cette élection sera la première depuis la décision de la cour suprême invalidant l’arrêt Roe v. Wade accordant une protection constitutionnelle au droit à l’avortement. Depuis juin 2022, on a vu lors des scrutins que les femmes étaient très mobilisées. Dans son discours sur l’état de l’Union, Joe Biden s’est fortement appuyé sur le mécontentement des femmes évoquant même leur « pouvoir politique ». Parmi l’électorat féminin, Trump agit comme un repoussoir et la campagne de Joe Biden va jouer là-dessus.

Comment voyez-vous le « facteur Gaza » dans la tentative de remobilisation de cette coalition ?

Il est clair qu’actuellement il existe un grand mécontentement notamment parmi les électeurs arabes-américains et/ou musulmans. Peu nombreux au niveau national, ils sont concentrés dans quelques Etats, notamment le Michigan qui est un « swing state » (Etat clé). On a vu lors de la primaire, un niveau important de vote « uncommitted » (non engagé »), à la fois à Dearborn, près de Detroit, où la population est majoritairement arabe et musulmane, mais aussi à Ann Arbor, la ville libérale où se trouve un important campus universitaire. Voilà des indices sur le rôle que cela peut jouer en novembre et aussi donc sur le défi de Joe Biden : d’ici novembre, il devra faire en sorte que l’élection ne soit pas un référendum sur sa présidence, ce qui est régulièrement le cas lorsqu’un sortant se représente. De ce point de vue, nous sommes face à une situation assez inusitée où s’affrontent un président sortant et un ex-président qui est presque sortant et qui a d’ailleurs mené sa campagne des primaires comme un sortant. Biden doit transformer cette élection en un choix.

Pour en revenir au « facteur Gaza », je remarque que la députée Ilhan Omar (membre du DSA, l’organisation des socialistes démocratiques, NDLR) a annoncé qu’elle voterait pour Biden malgré sa critique de la politique de la Maison Blanche de soutien à Netanyahou et un haut niveau de votes « uncommitted » (19%) dans son Etat du Minnesota. Je ne sais pas si cela jouera un rôle en novembre mais ces votes de protestation agissent clairement comme le canari dans la mine : ils indiquent une alerte pour Joe Biden.

Cette élection oppose deux hommes blancs très âgés et très impopulaires. Qu’est-ce que cela dit du système politique ?

Il faut faire attention aux extrapolations. Il y a à peine 16 ans, nous étions dans un discours post-racial après l’élection d’un candidat afro-américain de la nouvelle génération. On voit que cela peut fonctionner par cycle. Ce que cela dit surtout c’est qu’il est difficile pour un parti de déloger un président sortant surtout si l’establishment le soutient. En l’occurrence, cela fait plusieurs mois que Gavin Newson (gouverneur de Californie) ou Gretchen Whitmer (gouverneure du Michigan) ont dit qu’ils ne se présenteraient pas. Bernie Sanders, lui-même, a affirmé très tôt qu’il voterait pour Joe Biden. Ce dernier a pris soin de ne pas laisser trop de failles apparaître dans sa coalition. Il a pris des positions fortes en faveur des syndicats, particulièrement de l’UAW lors de la grève dans l’automobile. Il dispose du soutien de beaucoup de femmes, notamment sur la question de l’avortement. Pour l’establishment démocrate, Biden reste le meilleur véhicule pour bloquer le retour de Trump.

Depuis la fin de la guerre froide, le parti démocrate a remporté le vote populaire à sept reprises lors des huit élections présidentielles. Cela n’est jamais arrivé dans l’histoire du pays qu’un parti domine autant sur une telle période. Pour autant, nous constatons que les marges de victoires lors des élections pour le Congrès sont de plus en plus étroites. Et dans un pays polarisé, le collège électoral peut se jouer à une poignée de voix. Chacun des candidats va donc tenter de mobiliser ses propres électeurs sans pour autant délaisser les « swing voters », moins nombreux qu’avant mais dont le rôle peut s’avérer crucial si les scores sont serrés.

Poster un commentaire

Classé dans Interviews

Super Tuesday : Trump accélère, Biden au point mort

Le rendez-vous des primaires de ce premier mardi de mars a viré au quasi-grand chelem pour l’ancien président tandis que la fronde continue de monter contre l’actuel hôte de la Maison Blanche en raison de sa position sur la guerre à Gaza. (Article publié dans l’Humanité du 7 mars 2024.)

C’était un « Super Tuesday » paradoxal : Donald Trump, confronté à un duel avec sa challenger Nikki Haley, en sort renforcé si ce n’est triomphant tandis que Joe Biden, sans opposant de poids, doit constater, une fois de plus, ses faiblesses parmi son électorat. Les deux s’avancent donc vers un « remake » qui semble depuis des mois inexorable mais pas tout à fait au même rythme.

Le milliardaire, sous le coup de quatre procédures judiciaires, a quasiment réalisé un grand chelem lors de ce premier mardi de mars qui met en jeu des centaines de délégués. L’ancienne ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU n’a réussi à empoché que le Vermont, petit Etat rural au caractère particulièrement indépendant (Bernie Sanders en est l’un des deux sénateurs, celui qui affiche la plus longue longévité au Congrès pour un élu non rattaché à l’un des deux grands partis). Pour le reste, l’emprise de Donald Trump sur le GOP (Grand Old Party) se confirme : il a remporté les quatorze autres Etats avec un minimum de 20 points d’avance, portant même le différentiel à plus de 70% en Alabama et dans l’Alaska. Parmi les plus gros Etats fournisseurs de délégués – au Texas (78% contre 17%) comme en Californie (77% contre 20%) – il n’y a eu aucun suspense. Nikki Haley décidera-t-elle, malgré tout, de poursuivre sa campagne dans l’infime espoir d’incarner un « recours » au cas où une sorte d’accident industriel frapperait Donald Trump ? Selon plusieurs quotidiens américains, l’entourage de la candidate laisse entendre qu’elle pourrait jeter l’éponge.

La voie est plus que jamais dégagée pour Donald Trump vers sa troisième investiture républicaine de suite, d’autant que l’épée de Damoclès de l’inégibilité a été retirée par la Cour Suprême qui n’a pas donné suite aux arguments de l’Etat du Colorado selon lesquels il devrait être, au regard du 14e amendement de la Constitution, interdit de toute fonction élective pour l’assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021. En revanche, côté financier, l’horizon est sombre : l’amende de plus de 400 millions de dollars infligée au milliardaire par une décision de justice le place dans une situation précaire. La récente rencontre avec Elon Musk avait peut-être pour objet que le milliardaire qui ne cache plus ses sympathies ultra-droitières mette la main au portefeuille.

La collecte de fonds se porte bien pour Joe Biden. Celle de suffrages, un peu moins. Dans le Minnesota, le niveau des votes « uncommited » (« non engagé »), en protestation du soutien inconditionnel apporté par l’hôte de la Maison-Blanche à la politique de Benjamin Netanyahou, a atteint près de 20%, soit plus que dans le Michigan (13%), épicentre du mouvement. Le Minnesota ne fait pas partie de la liste des quelques « Etats-clés » qui font pencher la balance du collège électoral. Mais si un cinquième de l’électorat démocrate fait défection le 5 novembre, il le deviendra, rendant hautement probable une victoire de Donald Trump qui, lui, mobilisera sa base, minoritaire mais galvanisée. Les signaux d’alerte se multiplient pour Joe Biden, devancé dans tous les sondages nationaux. Mettra-t-il à profit le traditionnel discours sur l’état de l’Union, ce jeudi, pour s’adresser à son électorat sans répéter ce qu’il lui a déjà seriné depuis des mois ?

Poster un commentaire

Classé dans Actualités

Dans le Michigan, Biden contesté

Dans cet Etat-clé, 15% des électeurs démocrates ont décidé de lancer un avertissement au président sortant, en protestation contre sa politique de soutien à la guerre à Gaza (article paru dans l’Humanité du 29 février 2024).

Plus de 100.000 suffrages. L’initiative du mouvement Listen to Michigan (« Ecoutez le Michigan ») a remporté un écho que ses organisateurs n’attendaient pas. Un électeur démocrate sur huit qui s’est déplacé mardi pour la primaire a décidé de voter « uncommited » (« non engagé »), en signe de protestation contre la politique de soutien de Joe Biden à la guerre à Gaza. « Dans certaines circonscriptions à prédominance arabo-américaine de Dearborn, environ trois démocrates sur quatre ont émis un vote de protestation pour ne pas s’engager », souligne le New York Times. « C’est une victoire éclatante pour le mouvement pro-palestinien et anti-guerre de notre pays », a déclaré Abbas Alawieh, porte-parole de Listen to Michigan.

Le groupe créé il y a à peine quelques semaines par Layla Elabed, organisatrice communautaire progressiste palestino-américaine à Dearborn, avait reçu le soutien de Rashida Tlaib, députée socialiste de Detroit, par ailleurs la sœur de la créatrice, d’Abdullah Hammoud, le maire de Dearborn, et Abraham Aiyash, le chef de la majorité démocrate de la Chambre des représentants du Michigan.

Avec près de 15% de son électorat qui lui fait défaut, Joe Biden ne peut pas se convaincre qu’il n’a pas un problème, notamment dans le Michigan, un Etat-clé avec ses 15 grands électeurs, où il l’avait emporté avec 150.000 voix d’avance sur Donald Trump en 2020 mais où Hillary Clinton cédait de 10.000 voix en 2016. Dans un scrutin qui s’annonce serré, chaque voix comptera. « S’ils ne sont pas émus par l’humanité du peuple palestinien, peut-être verront-ils les choses différemment lorsqu’ils devront faire un calcul politique », espérait avant le vote Abraham Aiyash. Comment Joe Biden en tiendra-t-il compte ?

Poster un commentaire

Classé dans Non classé

L’ombre de Trump sur un vaudeville sans fin au Congrès

Les élus proches de l’ancien président veulent faire capoter un « package » proposé par Joe Biden et soutenu par certains républicains, comprenant une aide massive à l’Ukraine et des mesures pour la « sécurisation » de la frontière avec le Mexique. (Article publié dans l’Humanité du 9 février 2024).

La vie au Sénat des Etats-Unis ressemble à un vaudeville avec portes qui claquent, rebondissements inattendus, élus qui changent d’avis. Sauf que personne n’en rit. Il faut reprendre depuis les trois coups de départ. Depuis plusieurs mois, l’administration Biden veut faire voter un « package » d’aides : 60 milliards de dollars pour l’Ukraine, 14 milliards pour Israël et 10 milliards de dollars d’aide humanitaire pour les civils victimes de crises mondiales, y compris les Palestiniens et les Ukrainiens. Les démocrates, majoritaires d’une voix au Sénat, ont besoin des Républicains, majoritaires à la Chambre des représentants pour le faire adopter. Comme dans une partie de poker, le Grand Old Party veut « maximiser » sa main et entend lier ces aides au vote de nouveaux financements pour la « sécurisation » de la frontière avec le Mexique où ils décrivent une « crise migratoire » et une « invasion ».

Coincé par la mathématique politique et son tropisme bipartisan, Joe Biden rentre dans la négociation… et n’en est toujours pas sorti. Un nouvel acteur – de poids – est entré en scène dans un hémicycle où il n’est pourtant pas élu : Donald Trump. Il ne veut pas d’un accord sur la frontière sud car cela nuirait à son fonds de commerce électoral à neuf mois de l’élection présidentielle. Un sénateur républicain, James Lankford, a rapporté « qu’une personnalité médiatique éminente de la droite », selon le New York Times, lui avait dit directement : « Si vous essayez de présenter un projet de loi qui résout la crise frontalière au cours de cette année présidentielle, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous détruire ». Une stratégie qui fonctionne pour l’heure : mercredi, le package n’a obtenu que 50 voix sur 100 alors qu’une majorité qualifiée de 60 est nécessaire. Même le leader républicain du Sénat, Mitch McConnell, a voté contre alors qu’il l’avait défendu à chaque étape. Bernie Sanders, de son côté, s’y est également opposé expliquant sur Twitter : « Le Sénat examine un projet de loi supplémentaire sur l’aide étrangère qui prévoit une aide militaire américaine supplémentaire de 14 milliards de dollars pour permettre au gouvernement Netanyahou de poursuivre son horrible guerre contre le peuple palestinien. C’est inadmissible. »

Les démocrates tentaient hier de trouver une porte de sortie, autant dire un trou de souris, en découplant le vote : d’abord, l’aide étrangère puis ensuite le dossier de la frontière. Quelques sénateurs républicains qui y étaient opposés ont récemment fait connaître leur accord, ajoutant à une confusion générale, où les observateurs peinent à distinguer qui maîtrise quoi. La réponse pourrait être : à part Donald Trump, personne.

Si d’aventure, un des deux textes obtenait une majorité au Sénat et arrivait à la Chambre des représentants, il s’y trouverait une minorité d’élus ultra-trumpistes pour le bloquer. Ils sont à la fois opposés à une aide à l’Ukraine et au financement de la sécurisation de la frontière, afin de laisser leur champion en faire son thème principal de campagne. Ils ont même menacé d’évincer du poste de « speaker », Mike Johnson, comme ils l’avaient fait avec son prédécesseur, Kevin Mc Carthy. La majorité républicaine à la Chambre est tellement ténue (219 républicains contre 212 démocrates et 4 sièges vacants pour une majorité à 218) qu’une poignée de députés détient un pouvoir de nuisance incommensurablement supérieur à sa force numérique. L’ironie de cette situation tient au fait que la « vague républicaine » attendue lors des élections de midterms en 2022 s’était transformée en très courte victoire, suite à une immixtion dans la campagne de Donald Trump ayant provoqué une mobilisation plus importante d’électeurs démocrates pourtant déçus par les deux premières années de Joe Biden à la Maison-Blanche. Epouvantail électoral hier, à la tête d’une minorité MAGA (Make America Great Again, son slogan de campagne de 2016) au sein d’une minorité (le parti républicain), Donald Trump n’en reste pas moins maître du jeu politicien aujourd’hui. Avant de redevenir un épouvantail électoral ?

Poster un commentaire

Classé dans Actualités, Eclairages

Au Texas, les républicains rejouent Fort Alamo

Le gouverneur conservateur, Greg Abbott, a engagé le bras de fer avec le gouvernement fédéral auquel il dénie la gestion de la frontière et des flux migratoires. Une façon pour les trumpistes de souder leur base face à Joe Biden, en pleine année électorale. (Article publié dans l’Humanité du 8 février 2024.)

Eagle Pass ne sera sans doute jamais l’équivalent contemporain de Fort Sumter, où s’était déroulée la première bataille de la guerre de Sécession. Mais la petite ville américaine à la frontière avec le Mexique illustre parfaitement la « guerre civile froide » souvent évoquée par le journaliste Carl Bernstein. Les républicains ont décidé de transformer Eagle Pass, sur le Rio Grande, en lieu de bataille idéologique et politique sur l’immigration. Ils invoquent une « crise migratoire » et une « invasion » pour défier le gouvernement fédéral, donc Joe Biden. Greg Abbott, le gouverneur conservateur, entend gérer directement la situation via son programme de contrôle, nommé Opération Lone Star (surnom de l’Etat du Texas). Il a réquisitionné une portion de la ville, empêche les agents fédéraux d’y accéder et a fait dresser des barrières en barbelés dans ce point de passage où de nombreux migrants arrivent afin de se rendre à des agents fédéraux et voir leur dossier instruit aux Etats-Unis.

L’administration Biden a ordonné à ses agents de couper les barbelés. La Cour suprême, pourtant majoritairement composée de juges conservateurs, lui a donné raison. Mais le gouverneur persiste, appuyé par vingt-cinq de ses homologues, tous républicains, illustrant là aussi la profonde division du pays. Ron De Santis, le gouverneur de Floride, s’est même engagé à envoyer des soldats de la Garde nationale de son État « pour aider le Texas dans ses efforts pour arrêter l’invasion à la frontière sud ». Les dirigeants de deux des Etats les plus peuplés du pays défient donc l’autorité de l’Etat fédéral, avec mobilisation d’une force militaire de réserve.

Le bras de fer va se poursuivre devant les tribunaux. Greg Abbott y défendra une nouvelle loi, qui devrait entrer en vigueur en mars, permettant aux forces de sécurité du Texas d’arrêter les migrants qui traversent sans autorisation depuis le Mexique. L’administration Biden, quant à elle, y traîne le gouverneur républicain, arguant que cette loi viole l’autorité du gouvernement fédéral en matière de législation sur l’immigration.

Mais en ce début d’année électorale, le GOP (Grand Old Party) ne se contentera pas de joutes oratoires dans les prétoires. Dimanche dernier, accompagné d’une douzaine de gouverneurs républicains, Greg Abbott est venu marteler sur le terrain son message, devant un amas de caméras. Son « opération communication » a coïncidé avec l’arrivée d’une autoproclamée « armée de Dieu »  qui organisait un convoi sur le thème « Reprenons notre frontière. » Ils avaient annoncé des dizaines de milliers de personnes. Ils étaient 200 à 300.

Si le GOP texan persiste, Joe Biden dispose du pouvoir de « réquisitionner » les gardes nationaux texans afin qu’ils ne se trouvent plus au service des autorités locales. Une perspective qui rend furieux l’establishment républicain local : le sénateur Ted Cruz a repris le slogan de la guerre d’indépendance du Texas (« Venez et prenez-le ») tandis que le procureur général de l’Etat a évoqué Fort Alamo, site d’une légendaire bataille entre les colons anglo-américains et le gouvernement mexicain, lors de la guerre d’indépendance du Texas (1835-1836).

Poster un commentaire

Classé dans Actualités, Eclairages

Teenagers : la nouvelle armée de réserve made in USA

Une quinzaine d’Etats dirigés par les républicains ont voté des lois assouplissant les conditions d’emploi des jeunes âgés de 14 à 16 ans. Une façon pour eux de lutter contre une « pénurie de main d’œuvre » en réalité causée par la faiblesse des salaires. (Article publié dans l’Humanité du 8 février 2024.)

Diminution des impôts pour les plus aisés, stigmatisation de l’immigration, maintien du gel du salaire minimum fédéral (7,25 dollars de l’heure, inchangé depuis 2009), restriction du droit à l’avortement, négation des personnes transgenres, dénonciation du « wokisme » : on connaît les grandes lignes du programme que les républicains défendront, en novembre prochain, lors de l’élection présidentielle. Néo-libéralisme et guerres culturelles : que des valeurs sûres du conservatisme américain. Mais viendra-t-il s’y ajouter un nouvel élément ? Du côté de certains « thinks tanks » (groupes de réflexion) comme des élus du Grand Old Party, on propose, comme le formule l’Alabama Policy Institute de « supprimer les obstacles à l’autorisation de travail des mineurs ».

C’est ce que sont concrètement en train de mettre en œuvre de nombreux Etats – tous dirigés par des républicains. Seize d’entre eux ont voté des lois réduisant les barrières à l’emploi de jeunes âgés de moins de seize ans. Il ne s’agit évidemment pas de renvoyer des mômes de dix ans dans les mines, le travail des enfants de moins de 14 ans demeurant interdit, selon les termes du Fair Labor Standards Act voté en 1938 en plein New Deal mais de considérer les jeunes âgés de 14 à 16 ans comme des adultes et donc des salariés à part entière.

En mars dernier, Sarah Huckabee Sanders, gouverneure de l’Arkansas et ancienne responsable presse de Donald Trump lorsque celui-ci était à la Maison-Blanche, a signé une loi qui supprime l’obligation faite aux services de l’État de vérifier l’âge des travailleurs de moins de 16 ans et de leur délivrer une autorisation. La cérémonie officielle de signature de cette nouvelle législation a donné l’occasion d’une photo qui semblait toute droit sortie d’une œuvre dystopique : brandissant le texte paraphé, l’élue expose un sourire radieux tandis que trois enfants placés à côté d’elles – apparemment plus jeunes que 14 ans, tous blancs, et habillés comme des adultes (cravates pour les deux garçons, chemisier fermé jusqu’au dernier bouton pour la jeune fille) – affichent un visage totalement fermé voire apeuré. En septembre, la Floride devenait le treizième Etat à supprimer des protections en 2023 : l’Etat dirigé par Ron De Santis a supprimé toutes les « lignes directrices » sur les heures de travail que les employeurs peuvent accorder aux jeunes de 16 ou 17 ans, permettant ainsi aux adolescents de travailler un nombre illimité d’heures par jour ou par semaine, y compris les quarts de nuit les jours d’école.

Cette « vague » n’a évidemment rien de spontané : elle a été préparée par des groupes d’entreprises, comme la Fédération nationale des entreprises indépendantes, la Chambre de commerce et l’Association nationale des restaurateurs et appuyés, Etat par Etat, par des associations d’hôtellerie, d’hébergement et de tourisme, de l’industrie alimentaire ou encore des constructeurs de maisons. L’argument brandi est à chaque fois le même : faire face à la « pénurie de main d’œuvre. Le pays est plutôt confronté, comme le note le site Truthout, « à une pénurie d’employeurs offrant des salaires justes et raisonnables ». Le salaire minimum fédéral – à 7,25 dollars de l’heure – n’a pas bougé d’un iota depuis 2009. Selon l’Economic Policy Institute, sa valeur relative est au plus bas depuis 66 ans. Dans de nombreux Etats, le « Fight for 15 », la mobilisation syndicale et associative pour doubler le montant du salaire minimum fédéral, a remporté de retentissantes victoires. Désormais, plus du tiers des salariés du pays vivent dans des Etats dont le « SMIC » est compris entre 14 et 16 dollars de l’heure. Ce mouvement qui fait tache d’huile depuis 2012 a rencontré une digue : le Sud, bastion des lois dites « right to work » qui affaiblissent le syndicalisme et favorisent le dumping social mais également la principale base géographique du parti républicain. Ce sont sur ces mêmes terres que fleurissent les lois visant faciliter le travail des mineurs. Pour résumer : afin de ne pas augmenter les salaires, certaines industries préfèrent constituer un nouveau réservoir de main d’oeuvre parmi des très jeunes travailleurs.

Mais cette frénésie législative cache peut-être un second objectif. « Les pressions visant à réduire les normes dans ce genre de contexte ressemblent beaucoup aux groupes de l’industrie qui espèrent légaliser les infractions qu’ils savent déjà commettre », estime Jennifer Sherer, directrice de l’initiative « State Worker Power » du think tank Economy Policy Institute, citée dans le quotidien britannique The Guardian. C’est un fait : l’inflation des projets de loi arrivant sur les bureaux des élus locaux a accompagné celle des infractions à la loi. Selon Reid Maki, coordinateur de la Child Labor Coalition, « le nombre de violations du travail des enfants a augmenté de près de 300 % depuis 2015, selon les données du ministère américain du travail ». En 2023, ce dernier –  pourtant peu doté en moyens humains et financier – a recensé 5 792 enfants travailleurs aux États-Unis.

« La semaine dernière, on a appris avec inquiétude que trois franchises McDonald’s basées dans le Kentucky employaient des enfants âgés d’à peine 10 ans dans 62 magasins situés dans quatre États différents. Certains de ces enfants en âge de travailler travaillaient jusqu’à 2 heures du matin », relatait déjà en mai 2023 Sam Pizzigati, un journaliste social à la retraite, associé au think tank progressiste Institute for Policy Studies. Selon The Guardian, les entreprises qui ont violé la réglementation sociale l’an dernier comprennent des noms comme « McDonald’s, Chipotle, Chick-fil-A, Sonic, Dunkin’, Dave & Buster’s, Subway, Arby’s, Tropical Smoothie Cafe, Popeyes et Zaxby’s, Tyson Foods et Perdue Farms », soit des poids lourds de l’économie US qui peuvent se permettre le coût de l’amende unitaire : 15 138 dollars, soit à peine plus qu’une année de salaire minimum fédéral. Conclusion de Jeet Heer, chroniqueur au magazine progressiste The Nation : « Cette philosophie favorable aux employeurs n’est pas simplement le produit de législateurs du GOP à l’esprit dickensien, mais fait partie d’un effort concerté de la part d’entreprises cherchant à faire des économies et à maximiser leurs profits ».

Poster un commentaire

Classé dans Eclairages