Archives mensuelles : juin 2020

Autant en emporte le mouvement

Les manifestations pacifiques qui se déroulent depuis le meurtre de George Floyd ont profondément changé le pays. Le débat se cristallise sur le rôle de la police, et de premières réformes sont engagées. C’est sur l’ensemble de la société que souffle un vent nouveau d’antiracisme, qui place les deux forces politiques au pied du mur.  (Article publié dans l’Humanité du 17 juin 2020.)

Encore un Africain-Américain tué par un policier. Encore une vidéo pour le prouver. Après Minneapolis la nordiste, Atlanta la sudiste. Trois semaines après le nom de George Floyd, c’est celui de Rayshard Brooks qui vient s’ajouter à la longue liste des Africains-Américains ayant perdu la vie en croisant le chemin des agents dépositaires de la force publique censés les « protéger et les servir. » Malgré l’immense et inédit mouvement de protestation qui s’est levé ces dernières semaines, être un « corps noir », pour reprendre la formule de l’écrivain et journaliste Ta-Nehisi Coates, dans l’espace public américain demeure synonyme de danger mortel.

Personne ne peut affirmer que Rayshard Brooks sera le dernier. Mais il faut sans doute porter au crédit de la protestation la réaction on ne peut plus diligente des autorités. Le printemps 2020 marque peut-être le début de la fin de « la culture de l’impunité » intimement liée au caractère intrinsèquement raciste de la police en tant qu’institution créée et entretenue afin de contrôler les populations « dangereuses » : esclaves puis noirs ségrégués et « criminalisés ».

Pour la première fois sans doute dans l’histoire du pays, un débat s’est ouvert sur la nature des forces de police, avec le mot d’ordre « defund the police » qui le structure (lire papier page 4). Plus largement, c’est l’ensemble des aspects d’une matrice raciste présente dès la fondation du pays qui sont contestés. Comme le soulignait la semaine dernière, dans nos colonnes, la chercheuse Charlotte Recoquillon, « Black Lives Matter a imposé les termes du débat », à savoir un « antiracisme politique », pas moral. « Des choses paraissaient intouchables il y a une décennie car elles n’étaient pas comprises », ajoutait-elle.

Le monde d’après le meurtre de George Floyd ne semble plus être tout à fait celui d’avant. Nombre d’indices et faits confirment cette hypothèse. Amazon, IBM et Microsoft ont annoncé qu’elles ne permettront pas à la police d’utiliser leur technologie de reconnaissance faciale, ce qui ne les empêchera pas, par ailleurs, de continuer à les développer. Il faut prendre cette décision de trois mastodontes du secteur des technologies comme un indicateur du sens du vent. Et c’est sans doute un sondeur républicain Franck Lutz, le plus respecté dans son camp, qui en parle le mieux : « En 35 ans de sondages, je n’ai jamais vu l’opinion changer aussi vite et aussi profondément. Nous sommes un pays différent aujourd’hui de ce qu’il était il y a 30 jours. »

Le travail de conscientisation mené par Black Lives Matter et l’arrivée à maturité politique des nouvelles générations ont permis de créer un climat nouveau. Autre preuve : la volte-face des fédérations sportives face au « kneeling. » Le quarterback, Colin Kaepernick, a payé de sa carrière le fait de mettre un genou à terre, en 2016, pour protester contre les meurtres policiers. La fédération dont il dépendait avait même adopté un nouveau règlement l’interdisant. Elle a récemment admis qu’elle avait eu tort. On peut reformuler : la vague de protestation et de revendications a rendu la position prise il y a 4 ans absolument intenable. C’est dans la même optique qu’il faut appréhender le débat sur les statues et les œuvres d’art. HBO n’a pas « censuré » Autant en emporte le vent. Il l’a retiré de son catalogue avant de l’y réintroduire prochainement, mais accompagné d’une contextualisation. Quelques statues de Christophe Colomb ont été descellées mais le grand débat tourne de celles qui glorifient des esclavagistes ou des personnalités liées à la Confédération. Ces mêmes statues avaient été érigées au début de l’ère ségrégationniste dite Jim Crow, à partir de la fin du 19e siècle, afin de marquer symboliquement et politiquement dans l’espace public la « reprise en main » des élites racistes.

Ces dernières semaines, comme depuis son élection, Donald Trump n’a jamais failli à sa mission élective : être le porte-parole des peurs et ressentiments d’électeurs blancs, qui s’expriment face à l’immigration en provenance d’Amérique latine (« Le mur ») comme face à la permanence du passé (« Loi et ordre », « Ne touchez pas à ses magnifiques statues »). Le président en exercice se trouve en décalage avec l’évolution de la société mais en ligne avec sa base électorale. De son côté, on pourrait dire du parti démocrate qu’il est en phase avec l’évolution de la société mais risque de se trouver en décalage avec une partie de son électorat. Les principales figures de l’establishment ont à la fois fait preuve d’une grande solidarité symbolique et d’une grande prudence programmatique. « Ils l’ont fait car ils veulent être du bon côté de l’histoire, pas nécessairement parce qu’ils vont faire ce qui doit l’être », tranche Angela Davis, dans un entretien accordé au quotidien britannique The Guardian. Le projet de loi préparé par les démocrates à la Chambre des représentants n’inclut pas la proposition de « defunding », à laquelle Joe Biden, probable candidat du parti de l’âne, s’est dit opposé. Une fermeture qui a irrité nombre des manifestants qui n’attendent rien de Trump mais beaucoup de son challenger.

 

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« Black Lives Matter a imposé les termes du débat »

Entretien avec Charlotte Recoquillon est journaliste et chercheuse à l’Institut français de géopolitique. (Article publié dans l’Humanité du 12 juin 2020.)

Il se dit et s’écrit beaucoup de choses sur le fait que ce mouvement est inédit et sans précédent. Qu’en pensez-vous ?

Charlotte Recoquillon. Je préfère toujours inscrire les mouvements dans la suite les uns des autres et considérer que chaque chapitre constitue une avancée ou une percée par rapport au précédent, dans une lutte qui est, elle, continue. Effectivement, nous assistons à une percée très forte, avec des revendications politiques, comme le désinvestissement (defunding) dans la police et la réorientation de ces budgets. Cela commence déjà à porter ses fruits localement. Ces revendications n’étaient pas audibles dans la première phase de Black Lives Matter en 2014. Le récit du soulèvement porte, lui aussi, par le vocabulaire qu’il emploie, une meilleure compréhension du phénomène là où à Baltimore en 2015 on parlait beaucoup d’émeutes. On n’entendait pas encore que la violence pouvait traduire des demandes tout à fait légitimes. On a atteint un nouveau degré de maturité.

 

Est-ce que cela veut dire que la société américaine a beaucoup évolué en peu de temps ?

Charlotte Recoquillon. Dans la société, les choses n’ont pas fondamentalement changé, comme on a pu le voir avec la pandémie du coronavirus, révélatrice d’inégalités structurelles persistantes, dont les Africains-Américains sont les premières victimes. En revanche, les termes du débat public ont beaucoup évolué. On le doit à Black Lives Matter. Le champ lexical du débat – « racisme structurel », « racisme systémique », « privilège blanc », « intersectionnalité » – le révèle. Soit un vocabulaire très progressiste. On est sur de l’antiracisme politique pas sur une question morale de bien, de mal ou de bonne volonté… Des choses paraissaient intouchables il y a une décennie car elles n’étaient pas comprises. Quand HBO retire « Autant en emporte le vent » de son catalogue pour préparer une présentation de contextualisation du film, c’est un signe de la prise de conscience que le révisionnisme opère comme agent actif dans la perpétuation de la domination. La déclaration de la NFL (fédération de football américain, NDLR) qui reconnaît avoir eu tort d’empêcher le « kneeling » montre symboliquement que quelque chose change vraiment.

 

Qu’ont changé trois ans et demi de présidence Trump ?

Charlotte Recoquillon. Dans sa première phase, Black Lives Matter a tenu à un principe : « la parole appartient aux concernés ». Plus récemment, est intervenue l’idée portée par un certain nombre de dirigeants de l’organisation de coopérer avec le parti démocrate. Je date cela de la primaire qui a commencé en 2019 avec des prises de position pour tel ou tel candidat de la part de figures de Black Lives Matter. Cela correspond, me semble-t-il, à la nécessité de battre Donald  Trump mais dans une stratégie de construction commune. L’élargissement des manifestations, leur caractère plus multiracial (1) est le reflet de cette évolution. Il doit aussi à l’effet Trump : sa présidence ne menace pas seulement les Africains-Américains. Tout est en danger : c’est aussi une question de liberté d’expression, de démocratie, de libertés fondamentales des Etats-Unis.

 

En quoi la question du racisme touche-t-elle au cœur de ce qu’est l’Amérique ?

Charlotte Recoquillon. Les Etats-Unis ont été fondés par des Européens qui fuyaient la tyrannie pour aller se libérer du joug de la Couronne britannique et fonder la démocratie…sur le dos des esclaves. Le pays se construit physiquement, économiquement, structurellement, politiquement sur l’appropriation de la main d’œuvre des esclaves et de leur travail gratuit. Le tout dans une très grande violence, évidemment. Les pères fondateurs étaient quasiment tous des maîtres d’esclaves. Lors de la guerre de Sécession, 13 Etats mènent une guerre pour pouvoir maintenir le système esclavagiste. Après l’abolition, le système de remplacement dit Jim Crow dure ensuite un siècle. Le cycle dans lequel nous sommes depuis un demi-siècle, c’est ce que l’autrice et professeure de droit Michelle Alexander appelle « le nouveau Jim Crow », où l’incarcération de masse et la guerre à la drogue qui criminalise la communauté noire.

C’est dans ce contexte qu’il faut resituer le rôle de la police. Son histoire, c’est d’abord celle de patrouilles qui devaient rechercher les esclaves fugitifs. La police moderne devait ensuite, dans les grandes villes, contrôler les « ghettos », les quartiers ségrégués et endiguer les éventuels soulèvements. Cet héritage perdure : la police n’est pas une institution anodine. Elle est le bras armé de l’Etat. Elle protège l’ordre établi et le statu quo.

 

  • Tel que les sciences sociales définissent le concept de « race » comme construction sociale et politique.

 

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Ce que l’affaire Floyd révèle de 40 ans de révolution conservatrice

La revanche néo-libérale et la dérive ethnico-sécuritaire sont des jumelles nées au début des années 70. (Article publié dans l’Humanité dimanche du 11 juin 2020.)

C’est un document dont peu de personnes ont eu connaissance au moment de sa rédaction mais qui s’avère fondateur dans la « révolution conservatrice ». Rédigé en 1971 quelques semaines avant sa nomination à la cour suprême par le juge Lewis Powell, il porte le titre suivant : « Attaque sur le système américain de libre entreprise ». Il en veut un certain nombre de preuves : le « gouvernement » a atteint un périmètre inédit alors que le New Deal rooseveltien a été renforcé sous la présidence Johnson (guerre à la pauvreté, création de Medicaid et Medicare, couverture santé pour les enfants pauvres et les personnes âgées), la contestation de la guerre au Vietnam se répand et les réformes de société s’accumulent (moratoire sur la peine de mort, interdiction de la prière à l’école, reconnaissance de l’avortement comme droit constitutionnel). Sentence du juge: « Il faut répondre au niveau du système », c’est-à-dire mener une offensive idéologique globale. C’est à travers les « think tank » et surtout le vecteur du parti républicain que va se mijoter cette « révolution conservatrice » dont Ronald Reagan sera le saint-Patron et dont Donald Trump est le dernier (ultime ?) avatar.

 

Vivent les inégalités sociales

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« Le gouvernement est le problème, pas la solution. » On connaît l’aphorisme de Ronald Reagan dont certains observateurs feignent de croire qu’il est comme un principe fondateur du pays. En fait, les Etats-Unis ont été pionniers en matière de fiscalité et de redistribution. L’impôt sur le revenu y est créé dès 1913. Durant le demi-siècle du consensus du New Deal (1930-1980), le taux marginal d’imposition avoisinait en moyenne à 80% (avec une pointe à 93%). « Les droits de succession s’établissaient également à 80% et les taux d’impôt sur les sociétés à 50% », rappelle également l’économiste française Gabriel Zucman. Après les coups de rabot successifs de Reagan, W. Bush et Trump, le taux d’imposition pour les plus riches se trouve désormais à 23% contre 28% pour le reste de la population. Les Etats-Unis, pionniers de l’impôt progressif sont devenus l’empire de l’impôt régressif… Cette évolution a contribué à l’explosion des inégalités qui ont retrouvé leur niveau des années 1920. Le fameux 1%, détient 37% de la richesse nationale contre 21% à la fin des années 70. Dans le même temps, pour les classes moyennes et populaires, le niveau de revenus est resté cloué au sol tandis que les coûts liés à la santé, à l’éducation et au logement décollaient.

 

La grande divergence politique

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A cet étirement de l’échelle sociale, correspond un mouvement dit de polarisation politique. Pour faire simple : les électeurs démocrates sont de plus en plus à gauche, leurs concitoyens républicains, de plus en plus à droite. Ce mouvement, dont le trumpisme constitue l’acmé, a lui aussi débuté au début des années 70. Après le vote des lois sur les droits civiques en 1964 et 65 et les émeutes urbaines de 1968, le parti républicain a fait le choix stratégique d’instrumentaliser les peurs et ressentiments d’une frange de la population blanche. Son nom : la stratégie sudiste. Electoralement, elle s’est avérée gagnante : en une génération, le parti démocrate a été supplanté dans les Etats de l’ex-Confédération par le parti fondé par Abraham Lincoln, le président qui écrivit la proclamation d’émancipation des esclaves. Immense retournement de la vie politique américaine qui a conduit à l’homogénéisation des deux grands partis politiques. Dans les années 60 et 70, il y avait des républicains libéraux (au sens américain), ouverts sur les questions de société, et des démocrates conservateurs (anti-impôts, anti-IVG, etc…) Les transferts d’électeurs ont permis, au fil du temps, la constitution de deux blocs cohérents. Aujourd’hui, l’électorat démocrate est presque unanimement progressiste en matière économique (impôts, salaire minimum) comme sociétale (immigration, IVG, mariage gay), tandis qu’en miroir, l’électorat républicain se rassemble autour de positions exactement inverses. La sociologie est au diapason : la coalition démocrate est plus jeune et plus multicolore que la coalition démocrate, vieillissante et blanche. Deux Amériques aux antipodes que presque plus rien ne relie, si ce n’est un vague sentiment d’appartenir à la même entité historique.

 

Police, bras armé du contrôle social

La grande peur des blancs du début des années 70, entretenue par le parti républicain, s’est notamment manifestée par l’accélération du « white flight », l’exode des ménages blancs des centre-villes vers les banlieues (surburbs) voir les exurbs (extra-urbain), rendu possible dès les années 50 par la constitution d’un vaste réseau d’autoroute et la « démocratisation » de l’équipement automobile. Ces choix résidentiels – donc politiques – ont contribué à une nouvelle forme de ségrégation, laissant dans les « inner cities », les cœurs de ville, les habitants les plus pauvres, ultra-majoritairement des Noirs.

Le contrôle social des populations noires entrait dans une nouvelle ère sous le faux-nez de la lutte contre le crime. Le rôle de la police a donc été redéfini en ce sens. Dès 1968, sont créées des unités spéciales d’intervention en milieu urbain (les SWAP) qui auront quasiment carte blanche dans les années 80, face à l’épidémie de « crack ». La décennie suivante marque la militarisation de ces forces, désormais équipées avec les surplus de l’armée US, provisoirement en décroissance après la chute du Mur de Berlin. En 1994, une terrible loi anti-criminalité, votée par les deux chambres à majorité démocrate et signée par Bill Clinton, ouvre le cycle de l’incarcération de masse. Après avoir été esclave puis ségrégué, l’Africain-Américain est désormais un suspect, presque par nature.

A partir de 1968, les dépenses sociales du pays diminuent chaque année tandis que celles liées au « maintien de l’ordre », augmentent. Aux Etats-Unis, révolution néo-libérale et dérive ethnico-sécuritaire sont allés de pair. Les morts du coronavirus et George Floyd ont été les victimes d’une même logique.

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George Floyd: fin d’une histoire, suite d’un débat

(Article publié dans l’Humanité du 10 juin 2020.)

Dans la plus stricte intimité mais dans le plus national des hommages. Hier, c’est à la fois la douleur d’une famille et celle d’une certaine Amérique qui ont accompagné George Floyd dans sa « dernière demeure », selon l’expression consacrée, qu’il n’aurait jamais dû rejoindre dans la force de l’âge qui était la sienne. La famille de l’homme tué par un policier blanc, le 25 mai dernier, a préféré organiser les funérailles en deux temps. Lundi, ce sont des milliers de personnes qui ont pu rendre un dernier hommage à George Floyd, placé dans un cercueil ouvert à l’église Fountain of Praise. C’est dans ce même édifice religieux que son éloge funèbre sera prononcé par le révérend Al Sharpton, figure du mouvement des droits civiques, symbole de l’intime et de la politique qui ne peuvent, en ces circonstances, que se mêler.

Houston, c’est la ville dans laquelle a grandi ce natif de Fayetteville (Caroline du Nord). A Third Ward, le Harlem local situé au sud du centre-ville, quartier pauvre, loi d’airain socio-économique lorsque l’on est un jeune noir aux Etats-Unis. Et, comme nombre de ses « frères », il a trouvé un terrain d’expression dans le sport, le basket et le football américain en l’occurrence. Ses copains l’appelaient le « gentil géant ». Il mesurait 1,93m, un peu moins que Michael Jordan, l’idole de sa génération qui commençait à dicter sa loi avec les Chicago Bulls, alors que George Floyd entrait à l’université – premier de sa famille à franchir ce cap – grâce à une bourse sportive accordée par un établissement en Floride. Mais quand la gloire ne s’offre pas, plus dure est la chute.

Au stade des rêves, succède celui des petits délits et des passages en prison. L’une de ces arrestations concernait une vente de drogue pour 10 dollars. Verdict : dix mois de prison. Système judiciaire d’autant plus impitoyable que le pouvoir politique lui a lâché la bride sur le cou avec la « loi sur le crime » de 1994 (peines planchers, condamnation à perpétuité après trois délits, quelle qu’en soit la nature), promue et signée par Bill Clinton.

Dans les quartiers relégués de ces grandes métropoles américaines, il n’y a souvent qu’un seul havre de paix : l’église. Celle où il allait passer le plus clair de son temps après avoir purgé une ultime peine de prison était la bien nommée Resurrection, où l’on baptisait au milieu du terrain de basket-ball. Sur ce dernier, George Floyd pouvait aussi être le grand frère prenant en main les mômes du quartier. Il s’investira ensuite dans un programme d’aide aux personnes souhaitant décrocher de la drogue. Pour les couper d’un milieu qui fait souvent replonger, on les emmenait loin de ce quartier de Third Ward. Très loin ? Tout au nord : dans le Minnesota. C’est ainsi que George Floyd découvrit Minneapolis, avant de former le projet, en 2017, d’y déménager comme une bonne vieille histoire de rédemption dont on trouve tant d’exemples, de la littérature au cinéma. D’ailleurs, lorsqu’il était revenu à Houston, en 2018, pour les funérailles de sa mère, il avait partagé une forme d’enthousiasme avec ses proches : il se sentait comme chez lui dans la plus grande ville du Minnesota. Il y avait trouvé un emploi d’agent de sécurité, dans un centre pour SDF géré par l’Armée du Salut. Pour compléter ses revenus, il embauchait le soir comme « videur » dans un bar-discothèque. Tous ceux qui ont croisé son chemin décrivent, dans un long portrait que lui consacre le New York Times, un homme attentionné, cool et bienveillant. Ils ont tous été sidérés lorsqu’ils ont visionné la vidéo captant ses derniers moments de vie, puis ses derniers mots : « Mama ! Mama ! » C’est auprès de sa mère que George Floyd repose désormais.

Mais l’Amérique n’est pas quitte de « l’affaire Floyd. » L’immense mouvement qui s’est levé après son meurtre porte des demandes de changements structurels par rapport auxquels chaque responsable politique, de l’échelon local au niveau fédéral, doit se positionner. Après avoir longuement rencontré la famille de George Floyd, lundi, Joe Biden a jeté le trouble, pour le moins, en s’opposant au « defunding» (la réduction des moyens alloués aux forces de police), l’une des mesures-phrases des mouvements de protestation.

Sans surprise, Donald Trump a pris position pour la thèse de la brebis égarée et en conséquence pour le maintien du statu quo. Organisant une conférence de presse lundi, en présence de représentants des forces de police, le président nationaliste a déclaré : « Parfois, nous pouvons voir des choses horribles comme celles dont nous avons été témoins récemment. Mais je dirais que 99.9 – allez, disons 99% –  (des policiers) sont des personnes vraiment supers. » Comme il n’y a donc aucun problème systémique dans la police, le dossier semble clos pour l’hôte de la Maison Blanche qui a consacré son traditionnel débarbouillage matinal à attaquer ses opposants et se glorifier : « MAKE AMERICA GREAT AGAIN. » A quelques heures des funérailles de George Floyd.

 

 

 

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L’Amérique dans les pas de George Floyd

(Article publié dans l’Humanité le 9 juin 2020, jour de l’inhumation à Houston de George Floyd.)

 

« La question n’est pas le sort des Noirs, de la population noire. La vraie question, c’est le sort de ce pays. » Les mots de l’écrivain James Baldwin prononcés en 1968 n’ont pas pris une ride. Ils collent parfaitement à la situation que traversent les Etats-Unis un demi-siècle plus tard. Ils pourraient figurer en épitaphe sur la pierre tombale de George Floyd, dont l’inhumation a lieu ce mardi dans sa ville natal de Houston (Texas). Cet Africain-Américain de 46 ans, tué le 25 mai dernier par un policier blanc, est désormais plus que sa seule identité. Il est une tragique destinée américaine qui a « réveillé » une partie du pays dont le « sort » est de nouveau sur la table.

 

Coronavirus, la poudrière

Le coronavirus a presque disparu…des gros titres de la presse, relayé en second plan par le mouvement de protestation. La réaction immédiate d’une partie de l’opinion publique doit sans doute beaucoup au contexte créé par la pandémie. Difficile de ne pas y voir – à l’instar de la métaphorique canicule dans le film de Spike Lee, « Do the right thing »– l’élément qui met le feu aux poudres. Le Covid-19 a principalement frappé l’Amérique urbaine, celle où les inégalités sont également les plus puissantes, où les défaillances du système de protection sociale apparaissent impitoyables pour les plus démunis, celle où les Africains-Américains sont surreprésentés. A partir de la première guerre mondiale, des millions de noirs du Sud sont partis dans les grandes villes du Nord et du Midwest à la recherche d’emplois industriels. La désindustrialisation, qui a commencé dès les années 60, puis l’exode des blancsvers les « surburbs », qui s’est accentuée à partir des années 1970, a, de Minneapolis à New York en passant par Detroit et Milwaukee, laissé les populations noires dans une situation de sous-emploi chronique dans des centres-villes paupérisés.

C’est là que le coronavirus a imposé des dégâts sanitaires et sociaux à des quartiers déjà abîmés et fragilisés. Selon les dernières données de APM Research Lab, un groupe de recherches indépendant, « le taux de mortalité des Noirs américains est 2,4 fois plus élevé que le taux de mortalité des blancs et 2,2 fois plus que celui des Asiatiques et Latinos. » La terrible crise économique a laminé des millions d’emplois en quelques semaines, parmi les moins qualifiés. Là encore, les Africains-Américains ont payé un lourd tribut. Les premiers éléments statistiques concernant la légère reprise économique de ces dernières semaines montrent que celle-ci a moins profité aux… Africains-Américains. Cruelle ironie : George Floyd a été atteint par le Covid-19 et s’en est tiré. Il n’a pas survécu à un fléau à la fois plus ancien : le racisme systémique des forces de police.

 

La police, l’éternelle allumette

Pour la première fois, sans doute, dans l’histoire des Etats-Unis, le rôle de la police se trouve au cœur d’un débat public. Avec une rapidité assez étonnante, les partisans d’une « réforme » ou d’une « redéfinition » marquent des points. Et lesquels ! La décision la plus symbolique est venue dimanche de Minneapolis, la ville où George Floyd a rendu son dernier souffle. Le conseil municipal a voté pour le « démantèlement » du département de police locale. Il ne s’agit pas d’une « réorganisation » mais de la reconstruction à partir de zéro « d’un nouveau modèle de sécurité publique. » Samedi, le jeune maire démocrate, Jacob Frey, s’y était opposé. Mais le vote à la majorité qualifiée du conseil municipal l’empêche d’y opposer son veto. Les conseillers municipaux ont également annoncé que les fonds jusqu’ici alloués à la police de la ville seront dirigés vers des projets s’appuyant sur la population. Quelle forme prendra le « nouveau modèle » ? « L’idée de ne pas avoir de police n’est certainement pas un projet à court terme », a lâché la conseillère municipal Alondra Cano. Aucun élu n’a avancé de pistes, et il semble que la dimension expérimentale

Le « defunding », soit la réduction des budgets consacrés aux forces de police, est devenu, en quelques jours, un slogan rassembleur…et une réalité dans un nombre grandissant de villes. Le maire démocrate de Los Angeles avait ouvert le bal, en annonçant une réduction de 150 millions de dollars du budget du LAPD. Celui de New York, Bill de Blasio, a finalement cédé aux pressions d’une partie de sa majorité et des associations de droits civiques en acceptant ce qu’il refusait d’envisager, encore vendredi dernier : baisser le budget de la police et réorienter ces sommes vers les budgets sociaux. Il n’a livré, pour l’instant, aucun montant, mais le revirement est spectaculaire dans une ville où le budget de la police a augmenté de 22% entre 2014 et 2019, pour s’établir à 6 milliards de dollars, alors que les taux de la criminalité sont au plus bas. Dans d’autres métropoles, des premiers pas plus timides – interdiction d’utilisation des gaz lacrymogènes ou des techniques d’arrestation musclées – ont été effectués. Partout, le « statu quo » est impossible.

 

Contrat social : le volcan

Joe Biden rencontrera, avant la cérémonie d’hommage, la famille de George Floyd. Donald Trump ne sera évidemment pas du voyage. Le président en exercice a seulement convoqué le nom du défunt lors d’un indigne exercice d’auto-satisfaction à propos des relatifs bons chiffres de l’économie et s’est bien gardé d’utiliser un mot pourtant au cœur du grand débat du moment : racisme. Ici aussi, l’affaire George Floyd révèle une fracture américaine face à la revendication de redéfinition du « contrat social », porté par les manifestations géantes.

Le parti républicain, dont l’électorat est plus âgé et plus blanc que la moyenne de la population du pays, continue de marteler une unique réponse : « Loi et Ordre. » Cette position semble de plus en plus intenable dans une société où les mentalités ont évolué. Donald Trump a d’ailleurs dû battre en retraite, en donnant l’ordre à la garde nationale de se retirer de Washington. Il a justifié sa décision par le fait que la situation était « parfaitement sous contrôle » et que le « nombre de manifestants diminuait », alors qu’il a en réalité augmenté. Le même jour, trois anciens chefs d’Etat-major avaient condamné l’envoi de troupes, joignant leurs voix à celle, notamment, du secrétaire de la Défense, Mark Esper.

Le parti démocrate, dont l’électorat est plus jeune et plus divers que la moyenne de la population du pays, se montre attentif à cette thématique, même si localement – on l’a vu à Minneapolis et New York – les divisions internes à la coalition sont d’importance. Elles pourraient s’approfondir autour de la loi que prépare le groupe démocrate à la Chambre des représentants sur la réforme de la police qui évite, pour l’instant, d’envisager un « defunding. »

 

 

 

 

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Naissance d’un mouvement

Article publié dans l’Humanité du 8 juin 2020.

Retenez la date : le 6 juin. Les Etats-Unis ont connu samedi la naissance d’un mouvement. Partout dans le pays, des centaines de milliers de personnes dans des centaines de rassemblements ont porté un message non seulement de protestation contre les violences policières mais plus largement contre le racisme systémique. Le pays est entré dans la troisième phase de réaction au meurtre de George Floyd, un Africain-Américain de 46 ans, par un policier blanc: après celle, épidermique des premiers jours (marquée par des émeutes), puis pacifique (depuis le milieu de la semaine dernière), voici la phase politique. La nature du message a changé, l’étendue des voix qui le portent également. « Oui, il y a aura eu un avant et un après, estime Jesse Jackson, figure du mouvement des droits civiques, dans un entretien publié par le Journal du Dimanche. Toutes ces manifestations constituent un immense progrès parce que des millions de gens ont voulu exprimer leur révolte face à l’impunité dont jouit trop souvent la police dans ce pays.»

Les grandes métropoles ont été au rendez-vous et des villes moyennes ou plus petites sont entrées dans la danse. A New York, les manifestants se sont rassemblés à Central Park avant de marcher vers Brooklyn, malgré le couvre-feu. A San Francisco, les manifestants ont défilé sur le Golden Gate Bridge. A Los Angeles, où des émeutes avaient ponctué le non-lieu des policiers ayant battu Rodney King en 1992, deux marches se sont déroulées autour de deux campus, l’une à l’initiative des étudiants noirs, l’autre menée par des associations latinas. A Washington D.C., le défilé est passé par « Black Lives Matter Plaza », nouveau nom d’un square rebaptisé en fin de semaine dernière par Muriel Bower, la mairesse de la ville-capitale, qui a fait peindre en jaune les lettres du slogan sur la chaussée. Le message est évidemment aussi destiné au locataire d’un lieu public bien connu située juste à côté : la Maison Blanche.

Le mouvement grandissant de protestation s’est également enraciné, en dehors des métropoles, dans cette Amérique que l’on dit « profonde » et qui serait condamnée à succomber aux sirènes trumpistes. On a manifesté à Marion (Ohio), Simi Valley (Californie), Richmond (Kentucky), Athens (Georgie), au Havre, (Montana), à Garden City (Kansas), à Harvard (Nebraska), autant de « déserts protestataires », ou encore à Huntsville (Texas), à quelques pas de la prison et de sa chambre d’exécution. Encore plus surprenant, une marche a eu lieu dans une petite ville texane de 10.000 habitants, dénommée Vidor, connue pour être une place forte du Klu Klux Klan et des suprémacistes blancs. « Désormais, Vidor, Texas, sera connue pour l’amour », a lancé Michael Cooper, le président de la section locale de la N.A.A.C.P., la grande organisation de défense des droits civiques des Africains-Américains.

Mais la manifestation qui donne sans doute le tempo du nouveau cycle qui s’ouvre s’est tenue dans la ville-épicentre de Minneapolis. Les images ont fait le tour du pays. Le jeune maire démocrate, Jacob Frey, 38 ans, a quitté le rassemblement après avoir refusé d’envisager la réduction des moyens accordés à la police (« defunding »). « Honte », lui ont lancé des dizaines de participants. Quatre conseillers municipaux avaient préalablement appelé au démantèlement du département de police locale. Parmi eux, Jeremiah Ellison, le fils de Keith Ellison, ancien député de la ville, figure nationale des pro-Sanders, et actuel procureur de l’Etat du Minnesota, en charge des poursuites contre les policiers impliqués dans la mort de George Floyd. « Et quand nous l’aurons fait, nous n’allons pas recoller les morceaux, a ajouté, sur Twitter, le jeune conseiller municipal. Nous allons fondamentalement repenser notre approche de la sécurité publique. » Les appels au désinvestissement voire à la dissolution des forces de police se multiplient un peu partout sur le territoire américain. La question du rôle des départements de police créé souvent des clivages au sein même de la coalition démocrate, entre les « liberals » (disons : progressistes bon teint) et les militants et élus, plus jeunes et plus radicaux. Les curseurs bougent. Dès mercredi dernier, Eric Garcetti, le maire démocrate de Los Angeles, a annoncé une réduction de 150 millions de dollars du budget du LAPD. A New York, la plus grande ville du pays, Corey Johnson, président du conseil municipal et deux conseillers municipaux, ont proposé une coupe drastique dans le budget du NYPD gardé intact par le maire, Bill de Blasio, alors que des mesures d’austérité sont imposés à des budgets sociaux. Bill de Blasio, pourtant élu sur une plateforme progressiste en 2012, est confronté à une fronde contre sa gestion des violences policières (il a mis cinq années avant de renvoyer l’agent impliqué dans la mort d’Eric Gardner) et le maintien du statu quo du rôle de la police, puissance au sein de la puissance publique et potentielle force de nuisance électorale, à travers leurs syndicats, principalement conservateurs.
Si le séisme sociétal et politique déclenché par le meurtre de George Lloyd secoue le parti démocrate, c’est bien le parti républicain qui se trouve le plus affaibli par l’évolution de la situation. « Loi et ordre », a encore twitté Donald Trump, calfeutré dans une Maison Blanche, désormais cernée de barricades. Un appel « hors sol » alors que les rassemblements sont désormais délestés des dérives émeutières. Face à la question centrale soulevée – le racisme systémique -, le président nationaliste reste littéralement sans voix. Et, tandis que ses appels à la mobilisation de l’armée ont été contestés dans son propre camp, sa prise sur le cours – électoral et politique – des choses semble s’affaiblir de jour en jour.

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Le pouvoir chancelant de Trump

Le président américain appelle à l’ordre alors qu’il n’y a plus de « désordres ». Il veut envoyer l’armée? Son secrétaire à la défense et des militaires expriment leur désaccord. (Article publié dans l’Humanité du 5 juin 2020.)

« C’est ce que font les autocrates. C’est ce qui arrive dans des pays, juste avant l’effondrement. » L’analyse d’un ancien expert de la CIA, interrogé par le Washington Post, dans son édition de mercredi, ne portait pas sur une république bananière ou un régime despotique, mais sur l’état de son propre pays : les Etats-Unis. Effondrement ? Le mot est sans doute trop fort. Mais, le pouvoir de Donald Trump est clairement chancelant. En 24 heures, il a été défié par son secrétaire à la défense et été identifié comme une menace pour le pays par son prédécesseur. Situation sans précédent. La tension s’est nouée autour de la menace brandie par Trump de la possibilité d’invoquer une loi de 1807 afin d’envoyer l’armée « dominer » les manifestations.

Mark Esper, actuel secrétaire à la défense, donc numéro 3 de l’administration Trump, a, mercredi, mis son veto : « Je ne suis pas favorable à décréter l’état d’insurrection. » Quelques heures, plus tard, c’est son prédécesseur à ce poste, Jim Mattis qui a tiré une salve. Il avait démissionné de son poste en 2018 après la décision présidentielle de retirer unilatéralement les troupes américaines de Syrie. Cet ancien général issu du corps des Marines est une figure respectée parmi les milieux conservateurs. Ce qu’il écrit dans une tribune publiée par le magazine The Atlantic ne peut qu’ébranler la présidence Trump « De mon vivant, Donald Trump est le premier président qui n’essaye pas de rassembler les Américains, qui ne fait même pas semblant d’essayer. Au lieu de cela, il tente de nous diviser. Nous payons les conséquences de trois années sans adultes aux commandes ». Et encore : « Quand j’ai rejoint l’armée, il y a cinquante ans, j’ai prêté serment de soutenir et défendre la Constitution. Jamais, je n’ai imaginé que des soldats qui prêtent le même serment puissent recevoir l’ordre, quelles que soient les circonstances, de violer les droits constitutionnels de leurs concitoyens – et encore moins pour permettre au commandant-en-chef d’aller poser pour une photo, de manière saugrenue, avec les chefs militaires à ses côtés. » Jamais, depuis 2016, une dénonciation aussi puissante et argumentée de la pratique du pouvoir par le milliardaire n’avait émergé de son propre « camp.»

Ces deux prises de positions, totalement inédites, vont-elles effriter le « bloc » républicain, resté soudé autour de Trump, depuis 2016 ? Les sondages publiés par CBS et Morning Consult – un tiers des personnes interrogées sont d’accord avec la gestion de la crise déclenchée par le meurtre de Georges Floyd – semblent indiquer une érosion notable de son socle électoral, déjà minoritaire en 2016. Il faudra observer dans les jours qui viennent si la panique gagne l’establishment républicain, totalement aligné sur Trump depuis trois ans. Une primaire qui s’est déroulé mardi dernier dans l’Iowa peut indiquer le sens du vent au sein du G.O.P. (Grand Old Party, surnom du parti républicain) : le député sortant, Steve King, relais des thèses suprémacistes, a été battu par un républicain « modéré. » La sortie surréaliste de Donald Trump pour une opération de communication photographiée, Bible en main, face à une église à Washington, sonne comme une tentative désespérée de souder l’électorat évangélique blanc.

2020 n’est manifestement pas 1968 même si Donald Trump a ressorti le vieux manuel nixonien. Sur Twitter, le président américain en a appelé à la « loi et à l’ordre » ainsi qu’à la « majorité silencieuse », deux mantras de Richard Nixon il y a 52 ans. Cette année-là, des émeutes avaient éclaté dans de nombreuses villes américaines après l’assassinat de Martin Luther King tandis que la contestation contre la guerre du Vietnam se répandait sur les campus. L’ancien vice-président de Dwight Eisenhower, battu sur le fil par Kennedy en 1960, avait alors outrageusement joué la carte sécuritaire sur fond d’insinuations raciales. Trois ans après le vote des lois sur les droits civiques, le parti républicain optait pour la « stratégie sudiste », d’exploitation des peurs et ressentiments des blancs. Coup gagnant pour Nixon dans un contexte pourtant particulier où le président sortant, Lyndon Johnson, avait dû renoncer à se représenter.

La rhétorique sécuritaire de Donald Trump s’appuie sur les débordements et émeutes en marge des manifestations. Or, les rassemblements, bien que défiant les couvre-feux dans nombre de villes, sont désormais totalement pacifiques. Sans « désordres », les appels à « l’ordre » s’enfoncent dans les sables mouvants de l’irréalité. Barack Obama a saisi ce tournant. Le premier président noir de l’histoire du pays est intervenu pour la troisième fois en quelques semaines appelant le pays « à saisir ce moment » pour imposer des changements. Il faudra compter sur lui jusqu’en novembre, en soutien à un Joe Biden, seule alternative électorale, malgré ses multiples gaffes et déclarations souvent peu inspirées, pour ceux qui veulent faire de Trump le président d’un seul mandat.

 

 

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« Nous assistons à une crise de la coalition conservatrice qui domine depuis quarante ans »

Entretien avec John Mason, professeur de sciences-politiques à l’Université William-Patterson (New Jersey). Entretien publié dans l’Humanité du 5 juin 2020.

Vous citez régulièrement la formule du journaliste, Carl Bernstein, selon laquelle les Etats-Unis sont en pleine « guerre civile froide.» Vient-on de franchir une étape ces derniers jours ?

John Mason. Oui, je cite régulièrement cette formule, comme je rappelle aussi régulièrement ceci : vous, en France votre matrice, c’est la Révolution française. Nous, c’est ce que vous appelez la Guerre de Sécession, que nous nommes « civil war » (guerre civile), dont l’objet était le maintien ou l’abolition de l’esclavagisme. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser ce qui est en train de se passer. Nous assistons en fait à l’accumulation de crises. La crise liée à la pandémie du coronavirus a exposé les divisions du pays. Il y a les clivages entre les grandes villes des deux côtes et du Midwest plus fortement frappées, d’un côté, et l’Amérique rouge (couleur du parti républicain), de l’autre, jusqu’ici moins touchée. Il y a les divisions raciales avec des taux de mortalité plus importants chez les Africains-Américains et les Latinos que chez les Blancs. La crise sociale – avec 40 millions de chômeurs – a encore renforcé ces clivages. Face à cela, le système étatique s’est montré totalement inadéquat à la profondeur de la crise. Il nous reste à construire cet Etat-Providence que nous n’avons vraiment jamais eu. Le pire n’est sans doute pas derrière nous. Les mesures temporaires d’indemnités chômage vont prendre fin en juillet. Et la levée du moratoire sur les expulsions va exposer des millions de personnes à l’expulsion de leur logement. A toutes ces crises, on peut ajouter la crise climatique qui va montrer certains de ses effets dès cet été : on prévoit des feux dans l’ouest, une ultra-sécheresse dans le sud-ouest, et des dizaines de tempêtes de forte intensité dans la saison des ouragans qui viendra après. Face à ces défis, le gouvernement fédéral est épuisé et sans direction. Tout dépend des Etats. C’est une question importante dans l’optique de la gestion du scrutin de novembre.

Et puis il y a eu l’affaire George Floyd. Cette fois, la réaction a été à la hauteur et les manifestations montrent au monde entier une Amérique jeune et « multiethnique ». Il y a eu des débordements de la même manière qu’à Paris, en marge de manifestations, des jeunes s’en prenaient aux magasins. L’alt-right (nouvelle extrême-droite) tente d’instrumentaliser cela mais, au fil des jours, les défilés sont de plus en plus pacifiques.
Comment analysez-vous la réponse de Trump ?

John Mason. Trump veut changer les termes du débat et passer de celui sur la pandémie à un débat de type 1968, sur le maintien de la loi et de l’ordre. On voit bien la tentative de jouer sur les clivages noirs/blancs et urbains/ruraux. Est-ce que cela va fonctionner ? Sa volonté de déployer des forces militaires est vraiment très inquiétante. Je n’exclue pas la possibilité d’un coup politico-militaire. Mais si le réflexe autoritaire est bien présent dans la société américaine, on a aussi pu voir, au sein des forces de police, des réactions différentes. Pas mal de policiers ont mis un genou à terre ou se sont mêlés aux manifestants. Je pense que nous avons affaire non seulement à une crise de la coalition conservatrice qui dirige, peu ou prou, depuis 40 ans mais plus globalement à une crise de régime.

 

Le 3 novembre, l’alternative à Trump sera Joe Biden. On a du mal à cerner son positionnement…

John Mason. Il ne faut pas penser à Biden comme à un grand leader de type Trump, mais à un chef de coalition politique, au sein de laquelle, il faut bien le voir, la gauche occupe une place importante. Des groupes de travail commun entre les équipes de Biden et de Sanders ont été créés sur les aspects programmatiques. On verra ce qu’ils donneront. Mais la gauche est visible au sein de cette crise. Le philosophe noir Cornell West, grande figure des pro-Sanders, est très présent dans les médias. La gauche est partout dans la rue, au cœur des manifestations, comme dans l’organisation dans les quartiers.

 

 

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