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Véhicules électriques : l’enjeu caché de la grève

Le syndicat UAW veut imposer une transition plus juste vers l’électrique dont le secteur offre moins d’emplois que dans le thermique, des salaires plus bas en l’absence de toute convention collective. (Article publié dans l’Humanité du 23 octobre 2023.)

« Ce que joue le syndicat dans cette grève, c’est de rester central dans l’industrie thermique afin de mieux se positionner dans l’industrie des véhicules électriques. Si on ne marque pas un point maintenant face au Big Three, la partie est perdue d’avance.» Rencontré à Detroit au début de la grève qui est entrée vendredi dans sa septième semaine, ce cadre syndical nous situait ainsi l’enjeu de cette mobilisation historique. La question des usines de véhicules électriques ne figure pas en tant que tel au menu des négociations mais en filigrane tout le monde ne pense qu’à elle. L’UAW revendique de meilleurs salaires, protection sociale et retraites ainsi que la fin du double statut dans les usines des Big Three dont il sait qu’à terme elles ne produiront plus de voitures à moteur thermique. « On améliore certes les conditions de vie des syndiqués mais surtout on prépare le coup d’après», reprend notre interlocuteur.

Avec la loi IRA (Inflation Reduction Act), promulguée en août 2022, l’administration Biden a accéléré une transition que chacun sait inexorable. L’objectif a été fixé: les modèles électriques ou hybrides devront constituer la moitié des ventes en 2030. Pour y parvenir, l’Etat subventionne à la fois la production et l’achat. « L’un des problèmes de la production de véhicules électriques est que les entreprises ferment les usines existantes qui fabriquent des pièces devenues obsolètes, comme les moteurs à combustion interne, qui impliquent de nombreuses opérations d’usinage des métaux et emploient beaucoup d’ouvriers de l’automobile, résume pour l’Humanité Ian Greer, professeur à l’Université Cornell. Les États-Unis ne disposent pas d’allocations de chômage généreuses ni de programmes à grande échelle pour recycler les travailleurs de l’industrie manufacturière touchés par les pertes d’emploi. Dans le même temps, les nouvelles usines qui fabriquent des VE et des composants connexes, comme les batteries, n’offrent pas nécessairement de bons emplois, et il n’est pas certain qu’elles soient même dotées de structures syndicales. »

Le problème est donc double. Quantitatif, d’abord : Ford va même jusqu’à estimer qu’il faut 40% de main d’œuvre en moins pour construire un véhicule électrique. Qualitatif ensuite : un boulot sur une chaîne de VE est moins bien payé, à peine plus qu’un job de barista chez Starbucks ou de magasinier chez Walmart. Si Ford et General Motors ont développé un département de production électrique au sein de leurs usines « syndiquées » à Detroit, il n’en va pas de même pour les prochains projets. Les Big Three développent des joint-ventures avec des acteurs capitalistiques étrangers et la convention collective du secteur automobile ne s’y applique pas.

L’UAW appelle à l’extension du contrat à toutes les entreprises du secteur automobile mais ne dispose d’aucun levier pour en faire une obligation juridique. Le syndicat attend de la Maison Blanche une posture plus combative. « Les travailleurs du secteur des batteries doivent recevoir le même salaire que les travailleurs de l’UAW dans les trois grandes entreprises actuelles », appuie Ro Khanna, député de Californie, proche de Bernie Sanders et l’un des chevilles ouvrières de l’IRA. L’administration Biden se contente d’une déclaration de principe mais n’impose aucun critère. « C’est le gouvernement fédéral qui déverse des milliards, il peut aussi édicter des critères », reprend notre syndicaliste.

« Parmi les syndiqués, il y a beaucoup de doutes sur la transition vers l’électrique, témoigne Chris Viola, ouvrier chez GM. En plus, vous avez souvent des coupures d’électricité à Detroit, en plein hiver récemment, ou en été il y a deux ans en pleine vague de chaleur. Cela renforce le scepticisme. Mais si on est agressifs sur la transition, on le serait aussi sur le réseau électrique, ce qui profiterait à l’ensemble de la communauté. »

Le standard de l’ouvrier syndiqué bien payé est lié à un territoire : le Midwest et principalement le Michigan, berceau de l’industrie américaine. Il a déjà subi un premier déclassement avec la concurrence des Etats du Sud, aux lois antisyndicales, où sont notamment allés s’installer les constructeurs étrangers (Volkswagen, BMW, Toyota, Honda, Hyundai) et les concessions de l’UAW lors de la grande récession à partir de 2008. Sans rectificatif de trajectoire, construire demain un véhicule électrique serait équivalent en termes de salaires et de statuts à servir un café ou mettre une palette en rayons. « Je n’ai rien contre ses emplois, conclue le cadre de l’UAW, mais historiquement, c’est nous qui avons édicté le standard. Et si demain, nous le faisons de nouveau en remportant un contrat historique, cela profitera de fait à tout le monde. »

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