Archives mensuelles : janvier 2023

L’inévitable déclin du syndicalisme américain ?

Malgré des victoires éclatantes à Starbucks, le taux de syndicalisation a atteint, en 2022, son plus-bas historique, à 10,1 %. La renégociation, cette année, des conventions collectives à UPS et dans l’automobile constituera un nouveau test pour le mouvement syndical. (Article publié dans l’Humanité du 31 janvier 2023.)

Malgré l’éclaircie Starbucks, le ciel du syndicalisme américain continue de s’assombrir. D’après les statistiques récemment publiées par le Bureau of Labor Statistics (BLS), le taux de syndicalisation atteint son plus-bas historique, à 10,1 %. Si 273 000 salariés supplémentaires se sont syndiqués en 2022, cette augmentation de 2 % par rapport à 2021 ne suit pas le rythme de l’accroissement de la population active (3,9 %). La chute est régulière depuis 1955, sommet de la syndicalisation. Depuis les années 1980, c’est même le nombre total de syndiqués qui diminue, de 32 millions en 1979 à 14 millions aujourd’hui. Le secteur privé affiche un taux famélique (6 %), soit près de cinq fois moins que dans le secteur public (33 %).

Le regain de combativité sociale enregistré en 2022 n’a donc pas enrayé ce phénomène. Il l’a pourtant sans doute atténué. Le National Labor Relations Board, organisme fédéral chargé des relations sociales dans les entreprises, a enregistré une augmentation de 50 % des demandes de syndicalisation. Aux États-Unis, les salariés doivent signer une « pétition » pour organiser un scrutin qui ne débouchera sur la reconnaissance d’un syndicat qu’à la condition d’un vote majoritaire des salariés. L’an dernier, 1 200 élections ont ainsi été gagnées, permettant de faire reculer très légèrement les déserts syndicaux. La plus spectaculaire avancée en la matière a été enregistrée chez Starbucks, dont la direction est connue pour sa politique antisyndicale brutale.

Le mouvement a commencé à Buffalo (New York), en décembre 2021, avec la création historique d’une section syndicale dans un store (magasin). En une année, 267 Starbucks dans 174 villes de 36 États ont rejoint le mouvement, les organisations syndicales remportant 81 % des scrutins organisés avec une moyenne de 70 % de vote favorable des salariés. Pour autant, cela n’apporte que 3 626 syndiqués supplémentaires pour un total de 7 000 salariés couverts par des accords de convention collective. Si cette campagne a indéniablement changé la tonalité du débat national sur le sujet, elle n’a eu numériquement que peu d’impact sur les données domestiques, sur lesquelles pèse évidemment la perte continue des emplois industriels. Depuis 2000, plus de 2 millions d’emplois syndiqués ont disparu, 70 % d’entre eux provenant du secteur manufacturier.

Un autre facteur expliquant ce recul du fait syndical réside dans des législations votées depuis les années 1990 par des États où les républicains sont majoritaires. Paradoxalement baptisées Right to Work (droit au travail), elles constituent de redoutables armes aux mains des grandes entreprises pour juguler les demandes d’organisation collective. Le sud du pays, où les mastodontes de l’automobile ont commencé à « délocaliser » en interne dès les années 1970, demeure une espèce d’immense désert syndical : les deux Carolines (du Sud et du Nord) affichent les taux de syndicalisation les plus bas du pays (1,7 et 2,8 %), juste devant le Texas (4,1 %), la Géorgie (4,4 %) et la Floride (4,5 %). À l’autre extrême du spectre, on trouve New York (20 %) et la Californie (16 %), les deux États accueillant un tiers de l’ensemble des syndiqués des États-Unis. Ces États ont été les pionniers dans l’instauration du salaire minimum à 15 dollars, une réalité désormais pour un tiers des salariés du pays. Cela relève évidemment plus de la corrélation que de la coïncidence. Les statistiques du BLS confirment que les salaires sont supérieurs dans des secteurs d’activité syndiqués, où le salaire hebdomadaire s’établit à 1 216 dollars, contre 1 029 dollars en l’absence de syndicats.

Enfin, dernière explication à ce reflux de long terme : les effets de la stratégie du mouvement syndical, qui a fait « très tôt le choix de se focaliser sur la négociation collective au service exclusif de ses membres, au détriment de solidarités plus larges », comme le rappellent les autrices Catherine Sauviat et Laurence Lizé, dans leur livre la Crise du modèle social américain (Presses universitaires de Rennes). « Ce choix l’a conduit à développer des pratiques gestionnaires aux dépens de pratiques plus militantes et plus solidaires. Ce faisant, il s’est coupé des grands mouvements de contestation et de lutte qui ont ponctué l’histoire politique et sociale américaine dans des années 1960 et 1970. Il s’est ainsi laissé enfermer dans un rapport de forces de plus en plus déséquilibré avec les employeurs au niveau de l’entreprise, sans relais dans les institutions sociales, économiques et politiques du pays », ajoutent-elles.

Symbole de cette stratégie : le traité de Détroit, accord historique passé entre l’UAW (United Auto Workers) et les Big Three (Ford, General Motors et Chrysler), les compagnies automobiles s’engageant à assurer des salaires élevés et une protection sociale complète, tandis que l’organisation syndicale renonçait à la mobilisation militante en faveur d’une négociation en bilatérale avec les directions d’entreprise. Si les compagnies automobiles ont depuis progressivement rogné les acquis, l’UAW n’a pas changé sa posture d’un iota. Celle-ci se trouve d’ailleurs de plus en plus contestée par les syndiqués eux-mêmes, comme en atteste l’élection de son président en ce mois de janvier. Le favori de la direction sortante, Ray Curry, n’a obtenu que 38,2 % des suffrages, talonné, avec 37 %, par Shawn Fain, adepte d’un syndicalisme de mobilisation. Le taux de participation – 11 % – en dit assez long sur la crise que traverse l’un des principaux syndicats du pays. L’issue du second tour déterminera la position de l’UAW, alors que la convention collective avec les Big Three va être renégociée cette année. Hasard du calendrier : à UPS aussi, on va négocier un nouveau contrat alors que la direction du syndicat des teamsters (routiers) se veut plus offensive. « Ces combats vont concerner 500 000 syndiqués, rappelle le magazine marxiste Jacobin. L’ensemble des salariés regardera pour voir si les syndicats peuvent encore combattre et gagner. »

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Le Capitole, fortin de la droite chrétienne 

Etats-Unis Si la proportion de chrétiens recule dans le pays, elle demeure identique au Congrès. Les évangéliques y sont même de plus en plus nombreux, fruit d’une stratégie visant à investir les institutions afin de contrer la sécularisation de la société. (Article publié dans l’Humanité du 17 janvier 2023.)

Il y a de moins en moins de chrétiens aux Etats-Unis, mais toujours autant dans le Congrès qui est censé représenter le pays. L’entrée en fonction de la 118e session de l’organe législatif, début janvier, a mis en lumière ce paradoxe de plus en plus évident. Dans la société, le nombre d’habitants se déclarant chrétiens décline de manière régulière: ils ne forment plus que 63% de la population totale contre 78% en 2007, selon le Pew Research Center. Désormais, près d’un tiers des Américains refusent toute affiliation religieuse, qu’ils se considèrent comme athées, agnostiques ou «rien en particulier». Le phénomène est même majoritaire parmi les nouvelles générations: 52% des Millennials (nés entre 1981 et 1996) et 55% de la Génération Z (nés depuis 1997) se déclarent «sans religion».

Pourtant, au Congrès, rien ne change ou presque. 88% des élus s’y définissent encore comme chrétiens, soit peu ou prou la même proportion qu’à la fin des années 70 (91%). L’évolution fondamentale dans la société n’est que faiblement ressentie sur la colline du Capitole. Parmi l’ensemble des élus (435 députés et 100 sénateurs), on dénombre 470 chrétiens revendiqués (contre 500 dans les années 70). Le nombre de protestants, après avoir chuté de 398 au début des années 1960 à 295 au début des années 2010, se stabilise à 303 pour cette session.

Il y a dans ce décalage une première raison évidente: la moyenne d’âge des élus (59 ans pour les représentants et 65 pour les sénateurs) est beaucoup plus élevée que la moyenne nationale (39 ans). Mais il se joue quelque chose d’autre dans ce pays où la relation entre la politique et la religion occupe une place particulière. Quelques rappels historiques s’imposent.

Si les Pères fondateurs étaient ultramajoritairement des protestants (seul Thomas Jefferson se considérait comme déiste), ils instaurent la liberté de culte mais l’obligation d’aucun. Cela fait même l’objet du premier amendement de la Constitution: «Le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice». Pas de religion d’Etat, donc, à rebours du projet théocratique des Puritains, dont les premiers éléments arrivèrent en 1620 dans le Massachusetts à bord du bateau baptisé le Mayflower dans l’intention fondamentale d’y établir le royaume de Dieu. Pas de religion «officielle» mais guère de «sphère privée» non plus: le sentiment religieux peut s’exprimer tout le temps et partout. Enfin, pas tout à fait: depuis 1962, sur décision de la Cour Suprême, la prière est interdite dans les écoles publiques,. En revanche, un président peut sans ambages prêter serment sur la Bible (ou potentiellement sur un autre texte «sacré»), sans toutefois en avoir l’obligation. Si «In God we trust» est l’une des devises nationales avec «E Pluribus Unum» (en latin: «De plusieurs, un»), on le doit à un vote du Congrès en 1956, convoquant une puissance suprême dans sa lutte contre le communisme athée, pas aux Pères fondateurs. Dès 1802, d’ailleurs, Thomas Jefferson évoquait d’un «mur entre Eglises et Etat». Un siècle et demi plus tard, le premier président catholique de l’histoire du pays, reprend cette antienne: «Je crois en une Amérique où la séparation de l’Eglise et de l’Etat est absolue». Cette phrase donne toujours des envies de «vomir» (sic) à Rick Santorum, candidat ultraconservateur à la primaire républicaine de 2012, l’un des acteurs de la tentative d’instrumentaliser la religion à des fins politiques. L’entreprise date d’un demi-siècle, avec la formation de la Moral Majority par le télévangéliste Jerry Falwell dont le manifeste se résume en cette phrase: «L’idée que la religion et la politique ne peuvent pas se mélanger a été inventée par le diable pour empêcher les Chrétiens de diriger leur propre pays.»

Surinvestir les institutions pour contrer la perte de pouvoir dans la société et politiser la religion: le plan de la «droite chrétienne» s’illustre par l’augmentation depuis 1990 du nombre de députés évangéliques blancs alors que leur nombre dans la société diminue. Elle a remporté sa plus éclatante victoire avec la décision de la Cour Suprême, en juin 2021, qui ne considère plus comme comme constitutionnel le droit à l’avortement, à rebours de l’avis majoritaire des Américains. Elle la doit à Donald Trump qui a nommé dans la plus haute instance judiciaire du pays trois juges ultraconservateurs. Minoritaire en voix en 2016 et en 2020, le milliardaire nationaliste avait pu compter sur le soutien sans failles des électeurs évangéliques blancs, avec respectivement 78% et 81% de leurs suffrages. Un mariage qui n’est pas que de «raison», selon Robert P. Jones, président et fondateur du centre de recherches PRRI (Public Religion Research Institute), dans son dernier ouvrage «White too long»: «Le racisme de Trump lui a permis ce que d’autres candidats ne pouvaient pas: solidifier le soutien d’une majorité de Chrétiens blancs non pas en dépit mais en raison de ses appels au suprémacisme blanc.» Le trumpisme marque une étape dans la dérive du parti républicain qui se confond de plus en plus avec un «bloc évangélique» qui cède lui-même aux sirènes du nationalisme et du racisme.

Censée contrer la sécularisation et les mouvements de la société, cette stratégie contribue au contraire à les accélérer. Pour Michael Hout et Claude S. Fischer, sociologues de l’Université de Californie, à Berkeley, la désaffiliation religieuse constitue une «réaction» et une «déclaration symbolique contre la droite religieuse.» Dans leur livre «American Grace: How Religion Divides and Unites Us», les politologues Robert Putnam, de Harvard University, et David Campbell, de l’Université de Notre-Dame, développent également cette idée: de nombreux jeunes Américains ont pris leur distance avec la religion vue comme» catégorique, homophobe, hypocrite et trop politique «depuis que» la religiosité et la politique conservatrice sont devenus alignés tandis que l’avortement et les droits des homosexuels sont devenus emblématiques d’une guerre culturelle émergente. «

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