À la Liberty University, usine à « champions du Christ »

Dans le Sud de la Virginie, une université fondée par un télévangéliste est devenue une référence pour le « bloc évangélique », devenu un pilier incontournable du parti républicain. Sur le campus, ni théorie de l’évolution, ni alcool. (Article publié dans l’Humanité magazine du 3 novembre 2022.)
 
Lynchburg (Virginie),
Envoyé spécial.
« Depuis que je suis là, j’ai vu tellement de personnes passer des ténèbres à la lumière et reconnaître le Christ comme leur sauveur. » L’Évangile, selon Luke. Face à lui, l’assistance absorbe en silence l’information. Une certaine componction grave les visages mais aucun « Amen » ne surgit. Pour cause. Nous ne sommes pas dans une église, mais dans l’appartement témoin d’une résidence universitaire. Quant à Luke, il n’est pas pasteur – du moins, pas encore, car il s’y destine – mais un étudiant à la Liberty University, guide de l’une des deux visites quotidiennes à destination des parents et potentiels futurs étudiants. Un discours aussi ouvertement religieux ne gêne pourtant pas la petite escouade de 27 personnes, originaires de Virginie mais aussi de Caroline du Nord ou de Floride, dans laquelle nous nous sommes glissés. Ils sont même venus pour cette raison : la Liberty University revendique de « former les  Champions du Christ », d’être la plus grande université évangélique des États-Unis et même du monde.
L’histoire a commencé petitement en 1971. Jerry Falwell Sr, prédicateur qui tient son émission de radio et de TV depuis la fin des années cinquante, achète dans le sud de la Virginie un arpent de terre pour y bâtir une école d’étude de la Bible. Au sortir des années 60, les conservateurs, ébranlés par les mouvements d’émancipation, veulent reprendre la main : création à foison de think tanks, de comités anti-impôts ou de groupes opposés à l’intégration «forcée» des écoles. Jerry Falwell Sr apporte sa pièce à l’édifice en fondant le Lynchburg College qui deviendra en 1976 le Liberty Baptist College puis en 1984 Liberty University, affiliée à la Convention baptiste du Sud, fruit d’une scission, en 1845, d’avec le Nord sur la question de l’esclavage.
Lors de la dernière mue patronymique de la créature de Falwell, l’Amérique a bien changé. Ronald Reagan s’apprête à remporter un second mandat. La « révolution conservatrice » triomphe. Un homme a particulièrement compté dans l’ascension et la victoire en 1980 de l’ancien comédien de Hollywood : Jerry Falwell Sr. En 1979, ce dernier avec quelques acolytes, ont créé la «Moral Majority», une organisation de « droite chrétienne » qui entend organiser politiquement les protestants évangéliques blancs en bloc au sein du parti républicain. Lors de l’élection présidentielle de 1980, ils misent tout sur Ronald Reagan contre la promesse que celui-ci remettra en cause le droit à l’avortement une fois à la Maison Blanche. Il n’en fera rien mais le loup théocratique est entré dans la bergerie républicaine : il prospérera sous W. Bush et surtout Donald Trump, le plus improbable des convoyeurs évangéliques. « Lors des primaires républicaines de 2016, les évangéliques blancs étaient anti Trump. Face à Hillary Clinton, ils sont devenus anti-anti-Trump. Et en 2020, ils sont des pro-Trump », indique Matthew Stiman, journaliste spécialiste du mouvement conservateur et co-auteur du podcast « Know your enemy » (« Connaissez votre ennemi »). Le multidivorcé qui n’arrive pas à citer, face à des journalistes, son passage préféré de la Bible, recueille 77 % (2016) et 82 % (2020) des voix des évangéliques blancs. Et il leur donne ce qu’ils attendaient : des juges ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui ont mis fin, en juin 2022, au droit constitutionnel à l’avortement. Décédé en 2007, Jerry Falwell Sr, n’a pas assisté à cette «victoire». Son fils, oui. Jerry Falwell Jr a même été l’un des premiers à parier sur le milliardaire alors que l’establishment républicain, y compris les pasteurs, regardait de haut le personnage. La visite, en grande pompe, du président Trump, en mai 2017, renforce la « marque » Liberty University, désormais usine à « champions du Christ »… et de Trump. L’argent afflue, les étudiants aussi, d’autant que le fils – avocat et non pasteur – transforme le « business » et ouvre les cours à distance qui font exploser les inscriptions (95 000 au total).
Bref, un demi-siècle après la construction du premier bâtiment, la Liberty est une université de premier rang, dont le campus couvre 28 kilomètres carrés et accueille 15 000 étudiants. Ceux qui font la visite à la troupe matinale de parents ne manquent pas de leur en mettre plein les yeux : de la « school of divinity », « la plus grande école de formation de pasteurs au monde » à la toute neuve Arena de 4 000 places accueillant les matchs de basket. Au cours du « tour » qui dure 3 heures, quelques « signifiants » n’auront pas échappé aux parents (notamment à la maman portant un tee-shirt « Juste une mère normale essayant de ne pas élever des communistes »). À la Bibliothèque Jerry Falwell, c’est un exemplaire du Wall Street Journal, le journal préféré des milieux d’affaires et des cercles conservateurs qui est mis en évidence. L’un des espaces cafétérias accueille un Chick File A, la chaîne préférée des évangéliques depuis que son PDG a multiplié, en 2012, les commentaires anti-mariage gay. Enfin, le bâtiment réservé aux études sur le gouvernement porte le nom de Jesse Helms, sénateur ségrégationniste qui a commencé au parti démocrate pour finir chez les républicains. Encore quelques doutes ? Consultez les fiches pédagogiques, notamment celle sur le cursus d’Histoire qui combine selon la plaquette disponible au centre d’accueil « l’excellence académique avec la vision du monde chrétienne. » En clair : ici, on n’enseigne pas la théorie de l’évolution, seulement celle de la Création. Afin d’être certain de ne pas laisser prospérer des resquilleurs en son sein, la Liberty University fait signer tous les ans aux professeurs un engagement de foi, afin de s’assurer qu’ils sont de « vrais croyants. » Une lecture rapide du journal des étudiants, le « Liberty Champion », achèvera de convaincre les plus « ultras ». La Une est consacrée à la conférence, donnée dans l’enceinte de l’Université, d’Abby Johnson, son parcours depuis le Planning familial « jusqu’au combat pour les plus vulnérables », c’est-à-dire anti-avortement. Dans son « post », le président par intérim de l’Université, Jerry Prevo, accuse Harvard, Yale et Princeton d’avoir arrêté « de croire que la Bible est la parole de Dieu. »
Côté « dress code » (code vestimentaire), demande une mère ? « Il faut être juste présentables pour aller en cours. Ne pas montrer son ventre par exemple. Et ça vaut pour les garçons comme pour les filles », répond Josselin, étudiante venue de Baltimore, tandis qu’Emma Claire, originaire de l’Alabama, ajoute: « En fait, on vous prépare à entrer dans le monde professionnel. Et donc il faut être habillés en fonction. Imaginez que dans un cours de la Business School, vous veniez en sweat-shirt et qu’un grand patron arrive… » D’ailleurs, on apprend que les deux principaux départements sont « business » pour les hommes et « nursing » pour les femmes. Un monde bien genré et où règne également l’ordre moral : couvre-feu à minuit (« Mais vous n’êtes pas obligés de dormir à minuit », rassure Luke), interdiction de l’alcool pour les étudiants sur et en dehors du campus, pas de relations sexuelles hors mariage.
Tout ceci ne semble pourtant pas avoir épuisé l’esprit critique d’un père : « À quel point il y a de la diversité dans l’enseignement et dans le public de l’université » ? Emma Claire ne l’avait pas vu venir et cale. Jocelin vient à la rescousse : « Évidemment, il y a de la diversité. Nous avons même depuis l’an dernier un club de jeunes démocrates. » En fait, ce dernier a été interdit de 2009 à 2021 car la direction de l’université estimait que le programme du parti d’Obama allait à l’encontre des principes chrétiens. Quant à la diversité démographique, elle existe de manière plus éclatante sur le site internet que dans la réalité du campus. La proportion du nombre d’étudiants africains-américains est passée de 20 % à 10 % entre 2011 et 2019, soit durant les années du « Tea Party », du trumpisme et de Black Lives Matter. Selon Maina Mwaura, un ancien pasteur à Liberty qui a démissionné, cité dans un article du New Yorker, le taux hors cours en ligne approche plutôt les 5 %. Le magazine raconte un épisode éloquent. Au lendemain de la mort de George Floyd, un groupe d’étudiants a voulu organiser une manifestation se réclamant de « Black Lives Matter ». La direction de l’Université a contacté les organisateurs pour leur faire part de « l’inconfort » de la police du campus à encadrer un tel événement avant de tout faire pour que les trois mots qui font office de muleta pour l’ultra droite ne soient employés.
« Dans un certain sens, le racisme est le péché originel de Liberty », rappelle l’article du New Yorker. En fait, la droite religieuse ne s’est rassemblée derrière la bannière « pro-life » qu’en 1979, soit six ans après l’arrêt Roe v. Wade. Pourquoi si tardivement ? Réponse de Randall Ballmer, professeur au Dartmouth College : « Parce que la croisade anti-avortement était plus acceptable que la vraie motivation de la droite religieuse : protéger les écoles ségréguées ». En 1971, le gouvernement fédéral refuse les exemptions fiscales aux écoles qui ne se plieraient pas aux lois en vigueur, en refusant l’inscription des éléves noirs, ce qui est le cas par exemple de la Bob Jones University, une université évangélique de premier plan. Jerry Falwell Sr reçoit un courrier de l’IRS (Internal Revenue Service, le fisc américain) et fulmine : « Il est plus simple d’ouvrir un salon de massage qu’une école chrétienne. » Cinquante ans après, si la droite religieuse a incontestablement marqué des points, elle n’a pourtant pas empêché le processus de sécularisation de la société où la part des croyants, en général, et des chrétiens en particulier, décline régulièrement.
En se dirigeant vers la dernière étape de la visite, Emma Claire s’enquiert auprès de Blair, étudiant venu seul, de son ressenti. Il est très satisfait de sa visite, évoque ses parents missionnaires. L’étudiante, en deuxième année d’Espagnol, annonce alors sa prochaine année d’étude en Europe l’an prochain. « C’est devenu un continent sombre, le moins chrétien de tous, alors que l’on connaît son importance dans l’histoire du christianisme. C’est triste », lance Blair. Emma Claire abonde : « C’est triste, oui. Et j’ai bien peur que c’est également ce qui va arriver à notre pays. »

Publicité

Poster un commentaire

Classé dans Reportages

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s