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En Virginie, la traînée de poudre de la syndicalisation chez Starbucks

Comme dans tout le pays, une nouvelle génération de « baristas » impose le fait syndical au sein de la multinationale. Reportage dans les banlieues de la capitale fédérale, Washington. (Article publié dans l’Humanité du 20 octobre 2022.)

Envoyé spécial à Merrifield (Virginia).

C’est un « Starbucks » comme les autres. Un parmi les 6500 que compte le pays. Frappé du célèbre logo vert représentant une sirène. Planté en pleine zone commerciale, avec sa climatisation trop poussée pour une habitude européenne. Sa déco un peu vintage/brocante, son wifi gratuit et son public de joggeurs en fin d’exercice, de jeunes étudiants profitant de la connexion sans limites et de cadres en réunion informelle, son café médiocre voire surchargé de calories si l’on y ajoute, comme le conseillent des panneaux et ardoises, du caramel ou du chocolat.

Les employés appelés « baristas » (spécialistes dans la préparation de boissons à base de café) qui prennent la commande du Caramel Macchiato ou du Pumpkin spice latte ne ressemblent pourtant pas à l’image idéale que la firme de Seattle attend de ses 350 000 « partenaires » employés par la firme de Seattle : ils sont syndiqués.

Le 22 avril dernier, ce Starbucks, situé au 3046 Gatehouse Plaza, à Merrifield, en Virginie, est devenu le premier de la chaine à voter pour la syndicalisation dans la région métropolitaine de la capitale fédérale, Washington D.C. Résultat sans appel : 30 pour, 2 contre.

Le lendemain, un autre « store », situé à quelques minutes en voiture (dans les banlieues de DC, rien ne se fait sans automobile) a rejoint le mouvement, un salarié revenant même de ses vacances en Floride pour voter. Score : 10 à 1. Et le surlendemain, victoire simultanée dans cinq « stores » de Richmond, la capitale de l’Etat, que venait saluer en personne Bernie Sanders. Neuf mois après la mèche allumée à Buffalo dans l’Etat de New York, la traînée de poudre de la syndicalisation continue de traverser le pays avec plus de 200 magasins où les salariés sont désormais syndiqués.

Les voilà donc, ceux qui ont contribué à transpercer les lignes de défense de la compagnie de Seattle, aux 26 milliards de dollars de chiffre d’affaires et à l’engagement antisyndical proclamé. Les premiers dans cet Etat de Virginie. Ils se prénomment Gailyn, Greg, Kat, Tamia, Kaleb, Flavi, Sofia ou Julene. Jeunes, quasiment tous membres de la « Génération Z » (nés à partir de 1997), aux origines démographiques diverses, e payant pas forcément de mine, mais redoutablement déterminés). Après l’euphorie de la victoire, est venu le temps du travail syndical. Un « bargaining committee », une sorte de comité d’établissement à l’échelle de chaque « store », composé à part égales de représentants de la direction et de ceux des salariés, a été créé.

Depuis plusieurs mois, les baristas syndiqués suivent une formation sur les négociations collectives. Ils ont déjà établi leurs priorités : des augmentations de salaires et le rétablissement d’un avantage en nature (un item par jour, qu’ils soient de service ou non) instauré pendant la pandémie puis abandonné par la multinationale.

Dans cette aventure en terre presque totalement inconnue pour eux, ils savent pouvoir compter sur l’expertise de la section locale du SEIU (Service Employees International Union, représentant 2,2 millions de travailleurs exerçant plus de 100 professions différentes aux Etats-Unis, à Porto Rico et au Canada) et de leur président, David Broder, très investi dans la syndicalisation des Starbucks, mais jamais à la place des salariés eux-mêmes.

C’est la grande leçon tirée après plusieurs échecs de campagne de syndicalisation. Auparavant, l’organisation syndicale débarquait dans des « stores » et demandait aux salariés de les rejoindre en lançant un processus de création de section syndicale. Désormais, elle laisse les « baristas » s’auto-organiser, offre son aide et ses ressources si besoin.

Le « modèle » est né à Buffalo, en décembre 2021, où les employés ont créé leur propre syndicat – Starbucks Workers United (SWU) – avec le soutien de Workers United, affilié à la SEIU, qui stipule dans sa charte : « Nous sommes un syndicat de salariés de Starbucks, par les salariés de Starbucks, pour les salariés de Starbucks. » L’objet de SWU est donc unique alors que certaines organisations syndicales comptent parfois parmi leurs membres des salariés de l’automobile comme des doctorants d’Université, aux problématiques assez éloignés. A Merrifield, ce n’est pas seulement la relation avec la direction qui a changé, mais aussi celle avec les clients. « Parfois, on nous glisse un petit mot pour nous féliciter », relate K. qui requiert l’anonymat afin de ne prêter aucun flanc à la direction de Starbucks… « Il y a même quelques clients qui nous disent qu’ils préfèrent faire quelques kilomètres de plus mais venir ici. »

Le 4 septembre dernier, c’était même quasiment ambiance de Fête. A l’occasion du Labor Day (journée du travail), le SWU avait organisé un peu partout dans le pays, une opération « SipIn » (jeu de mots renvoyant au Sit In, « Sip » signifiant « siroter ») invitant ceux qui soutiennent la syndicalisation à débarquer dans les « stores », commander les produits les moins chers et laisser de gros pourboires, en signe de solidarité.

C’est ce qu’a fait Marcus, originaire de l’Ohio arrivé dans la région il y a quelques mois pour travailler au Département du Travail en tant que juriste. « Je ne peux penser à un meilleur jour pour démontrer ma solidarité avec les salariés syndiqués», écrit-il sur Twitter. Un message accompagné d’une photo le montrant avec un « latte » en main et portant un tee-shirt noir, reprenant le logo de la firme mais avec cette inscription « Starbucks workers united ». Il y avait d’ailleurs foison de t-shirts, ce jour-là. « Si on nous avait dit cela, il y a quelques mois… », glisse, regard songeur, L., une autre « partenaire», dans la novlangue de Starbucks.

A une quinzaine de kilomètres au sud, dans le « store » de Huntsman Square, à Springfield, cette fête du travail a, en revanche, été plutôt maussade. Pourtant, ce Starbucks a bien failli devenir le premier « syndiqué » de Virginie. Cela s’est joué quelques jours avant le vote de Merrifield à une voix près : 10 contre, 8 pour.

L’une des chevilles ouvrières de cette campagne infructueuse, un lycéen en terminale, Tim Swicord, a livré à un média local son récit, racontant la réaction de l’encadrement après l’annonce, les réductions de volumes horaires, les entretiens de « connexion » (comme le veut la novlangue managériale chez Starbucks) qui d’individuels devenaient à deux (managers) pour un (salarié), les menaces rampantes (« Vous pourriez perdre votre couverture sociale », « Vous pourriez ne plus pouvoir être transféré dans d’autres « stores »), la présence permanente de la « manager de district ».

« Nous avons dû faire face à cela aussi, raconte K. Dès qu’ils ont appris que nous avions rempli le dossier pour un vote auprès du National Labor Relations Board (1), nous avons eu droit à des entretiens individuels au cours desquels le manager insistait sur le fait qu’il n’y avait pas besoin d’une « troisième partie ».

La direction a même encouragé chacun à voter, pensant sans doute noyer le cercle des salariés les plus militants dans la masse des 32 « baristas » assignés à ce « store ». Peine perdue : 30-2. Pour K., le fait que l’affiliation à la SWU permettrait quand même la négociation « magasin par magasin » de la convention collective, a fortement pesé dans le choix de ses collègues. Les jeunes salariés ont senti qu’ainsi, le pouvoir ne leur échapperait pas », ajoute-t-elle. Trois jours après l’ouverture du score en Virginie, soit le 25 avril, ce fut au tour du Maryland voisin, autre Etat limitrophe de la capitale fédérale, de sortir du désert syndical. Un 14-0 sans appel, dans le « store » de Charles Street, situé dans le centre de Baltimore.

Les salariés s’étaient, au préalable, fendus d’une lettre-pétition : « Nous fabriquons des produits Starbucks pour moins que le salaire décent et aucun profit, tout en nous offrant des avantages qui n’égalent en rien nos efforts, pouvait-on y lire. Nous souffrons d’abus de la part des clients, d’équipements défectueux, de conditions de travail dangereuses, d’un manque chronique de personnel et d’un manque total de place. Beaucoup trop d’entre nous ont passé leur carrière de baristas et de chefs de quart à se détériorer mentalement et physiquement. »

Et les employés d’ajouter encore : « Non seulement Starbucks ne fait pas face à ce stress, mais il ne se rend pas compte non plus que dans une ville où les prix du logement ne cessent d’augmenter, les magasins Starbucks sont l’un des rares lieux de refuge pour les sans-abri. »

Leurs voisins du « store » d’Olney Road, avaient même pris la plume pour s’adresser à Howard Schultz, le PDG de Starbucks, soulignant leur épuisement, leur stress après l’impact de longs mois de la pandémie de coronavirus et regrettant que leurs complaintes auprès du directeur du magasin et du directeur de district de l’entreprise « sont tombées dans l’oreille d’un sourd ».

Avec un syndicat, la firme de Seattle est désormais dans l’obligation légale d’écouter et, dans certains cas, d’agir au bénéfice de ses « partenaires ». Howard Schultz en est tellement inquiet qu’il a décidé de prendre son bâton de pèlerin pour tenter de conjurer le « fléau » syndical.

1) Agence indépendante du gouvernement fédéral américain chargée de conduire les élections syndicales et d’enquêter sur les pratiques illégales dans le monde du travail, créée dans les années 30 sous la présidence de Franklin Delano Roosevelt).

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Matthew Sitman, le conservateur devenu socialiste qui parle du conservatisme

Ce journaliste américain au parcours atypique a lancé le podcast Know your enemy. Il y ausculte et décortique le glissement de plus en plus à droite des républicains. (Article publié dans l’Humanité du 18 octobre 2022.)

New York (États-Unis), envoyé spécial.

Il était protestant évangélique, le voici catholique. Il était conservateur, le voilà socialiste. Du passé, il a fait un podcast. Son titre Know your enemy. Sous-titre : « Un guide de gauche du mouvement conservateur ». 62 épisodes au compteur depuis 2019, une solide réputation. Une référence, même. « Ce n’est pas un acte de vengeance », assure pourtant Matthew Sitman, calé dans son fauteuil de travail. Sur son bureau, un livre consacré à Nixon – objet d’un prochain épisode – posé sur un chevalet. Un micro attend dans le coin gauche. Sur le mur, face à cette table de travail, plusieurs photos prises à différentes époques – de Christopher Isherwood et W. H. Auden, les deux amants nés britanniques, naturalisés américains. « Matt » fait pivoter son siège et lance un regard vers les bibliothèques. « Quatre étagères de livres sur mes ennemis. » On devine un sourire.

« Je n’ai vraiment aucune amertume », reprend-il. Cette histoire d’« ennemis », c’est juste un emprunt partiel au philosophe allemand Carl Schmitt (« amis et ennemis ») et non à la chanson du groupe Rage Against the Machine. « Et puis, Sam a dit : “Gardons simplement ennemi, ça claque plus.”  » Ah oui, car il y a Sam, 32 ans, son complice en non-vengeance. Les deux pourraient prétendre candidater pour un remake d’ Amicalement vôtre, cette série britannique du début des années 1970 avec le lord britannique Brett Sinclair (Roger Moore) et l’enfant des quartiers pauvres de New York, Dany Wilde (Tony Curtis). Matt, né en 1981 (l’un des premiers millennials, donc), a grandi au sein d’une famille évangélique de la classe moyenne dans une petite ville du centre de la Pennsylvanie. Puis : études dans une université baptiste, doctorat en théorie politique (jamais terminé, précise-t-il) à Georgetown, à Washington D.C., stage à la très conservatrice Heritage Foundation, le « think tank préféré de Ronald Reagan ». Et puis… pas de révélation soudaine. Juste un processus aussi lent que certain.

S’il fallait identifier un moment charnière, ce serait sans doute la défense de la torture pendant le second mandat de George Bush. En 2008, il vote Obama. En 2016, ce sera Sanders. La même année, il consacre le divorce dans un article : « Laisser le conservatisme derrière. »  « Aujourd’hui, je me définis comme un socialiste démocratique », livre-t-il entre deux gorgées d’une boisson énergisante qui ne semble pas altérer le ton calme, voire « professoral », selon une description du New York Times qui a consacré un long article aux deux compères, mais jamais docte. Sam, ce serait un peu le calque inversé. Rouge, depuis le berceau. Enfance dans une famille progressiste de juifs séculiers dans le Connecticut. Militant syndical lorsqu’il était étudiant à l’université Brown, premier job à Demand Progress, organisation progressiste anti-censure, puis stage au magazine progressiste The Nation. À l’antenne, son ton est le plus piquant.

Ils se sont rencontrés sur Twitter – une vraie place publique pour les leftists américains – puis, en chair et en os, en 2016, lors d’un apéro pour journalistes de gauche. « Un jour, on s’est dit qu’il n’y avait pas vraiment d’émissions consacrées à la droite et au mouvement conservateur, relate Matthew. On a décidé de commencer et on n’avait vraiment aucune idée de là où ça nous emmènerait. » Dans le New York Times, toujours, Nate Hochman, 23 ans, jeune garde de la vieille revue-phare du conservatisme américain, National Review, leur tire son chapeau : « Ils font vraiment le travail. Ils ont lu plus de théorie politique conservatrice que la plupart des conservateurs. »

Surtout, ils multiplient les angles d’attaque. Ils sont souvent inattendus. L’épisode préféré de Matt portait sur la romancière Joan Didion : « C’est la première fois que je me plongeais vraiment dans son boulot et mettre à jour des aspects cachés de son conservatisme dans son travail, c’était vraiment quelque chose. »

Ce mois d’octobre est le moment des finales du championnat de base-ball, sport qui exerce une fascination sur les conservateurs, qui le voient d’une façon « métaphorique » – il faudra écouter pour en savoir plus. S’il parle de la droite, le podcast semble aussi être un miroir tendu à la gauche. Matt ne dément pas : « Je ne suis pas un stratège politique, mais comprendre les ressorts des victoires de la droite peut servir à des gens à gauche à en tirer quelque chose. Il y a une opiniâtreté dans la droite que l’on aimerait voir à gauche. La droite a lancé une stratégie sur Roe v. Wade (arrêt de la Cour suprême considérant en 1973 le droit à l’IVG comme constitutionnel – NDLR), il y a des décennies, et ça paie aujourd’hui. On peut en effet se dire que ce serait vraiment super qu’il y ait une Fédéral Society (1) de gauche. »

(1) Organisation conservatrice et libertarienne très influente qui préconise une interprétation textualiste et originaliste de la Constitution des États-Unis. Cinq des neuf juges de la Cour suprême en sont membres.

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