Archives mensuelles : octobre 2020

Le trumpisme à l’épreuve d’une certaine idée de l’Amérique

Donald Trump va-t-il une nouvelle fois déjouer les pronostics, contrecarrer le verdict du suffrage universel ou pire, va-t-il refuser une défaite, lui qui promet le chaos ? élu, Joe Biden ouvrirait-t-il un cycle progressiste ? Alors que de 30 millions d’Américains ont déjà déposé leur bulletin de vote –  un niveau record observé pour la présidentielle –, les élections décisives du 3 novembre s’annoncent incertaines et à hauts risques. (Article publié dans l’Humanité dimanche du 29 octobre 2020.)

Certitude : les démocrates vont remporter, mardi 3 novembre, le vote populaire pour la septième fois en huit élections, soit depuis la fin de la guerre froide. Question : le système du collège électoral va-t-il permettre aux républicains de décrocher la présidence, tout en étant minoritaires en voix pour la troisième fois en six élections depuis 2000 ?

Certitude : à quelques jours du e-Day, le jour J électoral, Donald Trump ne peut plus combler l’écart, à peine le réduire afin de le rendre moins humiliant. Jamais un président sortant n’avait abordé la dernière ligne droite de sa campagne dans un tel état de fragilité. Question : le niveau de mobilisation démocrate sera-t-il suffisant, non seulement nationalement, mais dans les fameux Swing States, une petite dizaine d’États sur les cinquante que compte la Fédération ?

Le spectre de 2016 est tellement présent qu’aucun commentateur ou observateur ne se hasarderait à assurer que la répétition de l’improbable scénario relève de l’impossible. Rappel : il y a quatre ans, Donald Trump avait accusé un retard de 3 millions de voix, mais une avance de 80 000 électeurs, équivalente à celle du nombre de places d’un stade de football américain, dans trois États du Midwest (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin) lui avait permis de se frayer un invraisemblable chemin vers la Maison-Blanche.

Pour prétendre décrocher un second mandat, il ne lui faudra pas simplement reproduire à l’identique l’exploit de 2016. Il lui faudra le dépasser. Ronald Brownstein, journaliste pour le magazine « The ­Atlantic », le ­répète sans cesse : « Donald Trump repose sur un segment déclinant de l’électorat. Il doit donc en tirer une part grandissante à chaque fois. » Ce segment ? Les Blancs non-diplômés. Ainsi définie, la catégorie invite aux pires interprétations. Il y manque une donnée essentielle : l’âge. La base trumpiste est vieillissante : en 2016, le milliardaire était majoritaire chez les plus de 50 ans dans un pays dont l’âge moyen se situait à 38 ans. Non-diplômés ne ­signifie pas « pauvres » ou « chômeurs » ou « déclassés ». « Le diplôme n’est pas un bon indicateur car il ne dit rien du statut social. On peut être non-diplômé et bien gagner sa vie. Ce qui est souvent le cas des électeurs de Trump », éclaire John Mason, professeur de sciences politiques à l’université William-Paterson (New Jersey). Faible ­diplôme, hauts revenus : voilà le profil type du trumpiste pur et dur. Soit un électeur qui a fait sa carrière professionnelle sans bagages particuliers, qui a plutôt réussi, au point de disposer de rémunérations confortables. Son insécurité est plus culturelle qu’économique.

C’est une Amérique en déclin, mais civiquement active, qui s’est trouvé, en ce milliardaire nationaliste et xénophobe, le dernier moyen d’occuper la Maison-Blanche dans un pays en pleine évolution démographique, culturelle et idéologique. Le Parti républicain a rallié le mouvement pour deux raisons : il s’est avéré gagnant et, malgré quelques entorses aux conventions conservatrices (en refusant à plusieurs reprises de condamner les suprémacistes blancs, il a appliqué la doxa du parti de Nixon (plan massif de baisses des impôts voté en 2017.) Mais le Grand Old Party, son surnom, veut éviter de sombrer avec sa créature, son « Frankenstein », comme le souligne l’historien Romain Huret . Quelques sénateurs dont le siège est en jeu ont pris leurs distances afin de sauver la majorité républicaine au Sénat qui pourrait servir de « verrou » et empêcher une présidence Biden d’appliquer son programme.

Le cauchemar du sénateur Mitch McConnell et des milieux d’affaires, c’est justement une « vague bleue » déferlant de la Maison-Blanche à Capitol Hill, le siège du Congrès. L’ampleur inédite du vote anticipé – une centaine de millions d’Américains auront voté avant même le jour J, soit les deux tiers du niveau de l’électorat de 2016 – présage une participation historique, le pire ennemi des républicains, qui n’ont eu de cesse, depuis dix ans, de limiter l’exercice du droit de vote par la multiplication d’obstacles, les purges électorales et, cette année, le refus de développer le vote par correspondance. L’analyse du vote anticipé met en lumière une participation beaucoup plus importante de l’électorat démocrate, dont les jeunes, les minorités africaines-américaines et Latinos constituent le socle.

La volonté de virer Donald Trump semble l’emporter sur toute autre considération, même programmatique. C’est toute la stratégie de Joe Biden : se présenter comme l’outil de la défaite de Trump, utilisable par une jeune Africaine-Américaine socialiste de Détroit comme par un cadre supérieur blanc républicain des banlieues de Dallas. Sans jamais parler – ou si peu – du fond des propositions. Bernie Sanders s’en est alerté à plusieurs reprises. D’autant que Joe Biden dispose « du pain et du couteau », comme le veut la formule, avec un programme que le même Sanders qualifie « de plus progressiste depuis les années 1960 ». L’appliquera-t-il une fois élu ? C’est pour éviter une répétition de la « jurisprudence Obama », c’est-à-dire beaucoup d’espoir, peu de ­réalisations, que la gauche a d’ores et déjà mis la barre très haut avec une charte du peuple, dont le journaliste Harrison Stetler décrypte les enjeux.

De toutes les élections nationales, le scrutin présidentiel américain est celui qui suscite, à travers le monde, le plus d’attention. Une défaite du trumpisme sortirait les États-Unis, dont la réalité de la société est la marche vers la diversification, des griffes d’une pulsion identitaire qui travaille d’autres nations. Une victoire de Joe Biden, flanqué d’une jeune garde plus à gauche, mettrait sans doute fin au cycle néolibéral dans le pays même qui en fut le berceau. Bref, le nom du président servira peut-être d’oracle : un autre cap que le repli libéralo-nationaliste est-il envisageable ? Ou pas ?

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Joe Biden le centriste le plus à gauche

Le candidat qui revendique une étiquette de « modéré » doit pourtant accompagner la poussée à gauche de l’électorat démocrate. (Article publié dans l’Humanité dimanche du 29 octobre.)

À la fin du premier, et finalement, ultime débat présidentiel, la prestation de Joe Biden nous a fait revenir en mémoire une scène mythique du film « Aprile », de Nanni Moretti. Regardant un débat opposant, en Italie, Silvio Berlusconi à Massimo D’Alema, le réalisateur, jouant son propre rôle, n’en pouvant plus, lance au leader de l’opposition : « Mais dis quelque chose. Dis une chose de gauche. »

Et, en effet, au long des 90 minutes de pugilat face à un Donald Trump désordonné, le candidat démocrate n’avait pas dit grand-chose de gauche. Il s’était même démarqué de la gauche qu’incarne la figure de Bernie Sanders en s’opposant une nouvelle fois à la proposition de système de santé public unique (Medicare for All) et affirmant, presque martial : « Le Parti démocrate, c’est moi. » Sous-entendu : personne d’autre et certainement pas Bernie Sanders.

Tout à sa stratégie de l’antitrumpisme comme point unique de rassemblement, Biden ne semblait pas vraiment forcer sa nature de « centriste. » Pour autant, Bernie Sanders affirme que le programme du candidat est le plus progressiste depuis les années 1960. En matière de santé, sujet numéro 1 aux yeux des électeurs, Joe Biden reprend la proposition de Barack Obama de 2008 de « l’option publique ». À savoir : permettre aux Américains de choisir entre une assurance publique – en l’occurrence, le programme créé en 1965, Medicare, qui couvre les plus de 65 ans – et une assurance privée. Le premier président noir de l’histoire du pays avait abandonné cette mesure au cours de la procédure parlementaire au profit d’une cote mal taillée en forme de double obligation, épine dorsale de l’Obamacare : aux Américains de contracter une assurance privée, aux compagnies d’accepter tous les contractants même en cas d’antécédents médicaux (conditions préexistantes).

Joe Biden se prononce également pour le Smic à 15 dollars, cette revendication née dans les fast-foods de New York à l’hiver 2012 et devenue une réalité dans un tiers du pays, en Californie et à New York notamment. Cette mesure pourrait constituer le premier « test » d’une présidence Biden, puisque la Chambre des représentants, à majorité démocrate, l’a déjà votée en juillet 2019. Il faut désormais une majorité (républicaine, pour l’instant) au Sénat pour en faire la loi du pays.

Sans reprendre ni la formule du « New Deal écologique » ni l’ensemble des propositions formulées notamment par Alexandria Ocasio-Cortez et le mouvement Sunrise, Joe Biden propose un ambitieux plan pour lutter contre le ­réchauffement climatique, n’évitant pourtant pas les contradictions entre des investissements publics massifs et l’illusion d’un « capitalisme vert ». Côté fiscalité, celui qui vota en tant que sénateur le plan massif de réduction d’impôts proposé par Ronald Reagan en 1986 propose d’augmenter le taux de l’impôt sur les sociétés (28 % contre 21 %, en deçà pourtant des 35 % en cours avant Trump) ainsi que ­celui sur les plus hauts revenus (à près de 40 %). Enfin, sur la question sensible de l’immigration, il rompt officiellement avec les années Obama et l’expulsion massive des sans-papiers.

John Mason, professeur de sciences ­politiques à l’université William-Paterson (New Jersey), propose une explication pour résoudre ce paradoxe apparent : « Il faut se méfier de cette image de Biden centriste. Certes, c’est un vieux pacha démocrate qui est élu depuis quarante-sept ans. Si Biden est centriste, cela veut dire qu’il suit le centre de gravité de son parti et celui-ci glisse à gauche. Et Biden suit. Même s’il tente de le cacher. » Le cache-t-il pour ne pas effrayer les républicains modérés ? Ou pour ne pas créer d’attentes politiques s’il était élu président ? Sans attendre, la gauche – des députés autour d’Alexandria Ocasio-Cortez et une vingtaine d’organisations, syndicales, environnementalistes ou « communautaires » – vient de lui envoyer une « feuille de route » via la Charte du peuple. Pour l’obliger à dire et surtout faire quelque chose de gauche.

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« Pour les Latinos, les questions sociales dominent »

A chaque élection, cette « minorité » de 50 millions d’habitants est présentée comme la faiseuse de rois. A tort, jusqu’ici. Et cette année ? Entretien avec Chris Zepeda-Millan, professeur au département d’études chicanos à l’université de Californie à Los Angeles (Ucla). (Entretien publié dans l’Humanité dimanche du 29 octobre 2020.)

Les Latinos n’ont formé que 11 % de l’électorat en 2016 alors qu’ils représentaient 18,5 % de la population. Cette minorité, sang neuf des classes populaires, peut-elle faire la différence ?

Dans quelle mesure l’électorat latino pourra-t-il être décisif le 3 novembre ?

Je pense que les Latinos vont jouer un rôle important dans plusieurs États, quoique de façon différente. Par exemple, ils auront un ­impact en tant qu’une large frange de l’électorat dans des Swing States (État pivot pouvant faire basculer le résultat final – NDLR) traditionnels comme le Nevada, le Colorado et le Nouveau-Mexique. Ils joueront également un rôle pour rendre, pour la première fois depuis des décennies, disputés des États républicains comme l’Arizona et le Texas. Habituellement, les républicains ne passent pas beaucoup de temps à faire campagne dans ces deux États, mais en raison d’un vote latino en croissance, ils ­deviennent des Swing States. Les Latinos peuvent également jouer un rôle malgré leur faible proportion numérique en Caroline du Nord et en Pennsylvanie car Trump et Biden y sont au coude-à-coude.

Quelles sont les thématiques qui pourraient conduire à une forte participation des Latinos ?

Je pense qu’il s’agit toujours des mêmes sujets qui intéressent les Latinos : l’emploi, la santé, l’éducation et l’immigration. Une étude, réalisée dans quatre Swing States où ils pèsent démographiquement – Arizona, Floride, Nevada et Texas –, indique que les Latinos ont des salaires plus bas, moins de couverture maladie et ont plus de probabilité de contracter le Covid que les autres groupes ethniques. Les questions sociales sont plus importantes que l’immigration.

Certains sondages montrent une progression de Donald Trump parmi les Latinos, particulièrement les hommes. Qu’en pensez-vous ?

La plupart des sondages ne disposent pas d’un échantillon assez large pour prétendre être représentatifs de ce que pensent les Latinos. Les derniers sondages de Latino ­Decisions, les meilleurs spécialistes de l’opinion publique latina, montrent que 67 % des ­Latinos soutiennent Biden tandis que seulement 24 % se prononcent pour Trump (en 2016, Hillary Clinton avait remporté 65 % des suffrages latinos, Donald Trump 29 % – NDLR). Cela correspond aux affiliations partidaires, car 25 à 30 % des Latinos se déclarent ­républicains, donc autant iront voter pour Trump.

Le Texas et la Californie ont la même proportion d’habitants latinos. Le premier est républicain. Le second est démocrate. Qu’est-ce qui peut expliquer cette différence ?

Les Blancs en Californie sont plus progressistes que les Blancs au Texas, ce qui fournit la première explication. Le Texas a une histoire beaucoup plus violente contre les Latinos, où les Mexicains ont été lynchés dans des proportions importantes. Le Texas est aussi célèbre pour le redécoupage électoral (« gerrymandering ») et les purges des listes électorales afin de s’assurer que les Noirs et Latinos ne votent pas ou ne décrochent pas de mandat. Pour autant, en raison de la forte croissance des Latinos dans cet État, on commence à y constater des changements.

En Californie, le mouvement syndical a engagé après la proposition 187 (soumise par le gouverneur républicain et adoptée par référendum, elle interdit, en 1994, l’accès aux soins et à l’éducation aux sans-papiers – NDLR) une campagne pour convaincre les immigrés légaux de devenir citoyens, de s’inscrire sur les listes électorales.

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70 millions de votes : à qui profite cette mobilisation ?

Jamais une telle masse d’électeurs ne s’était déplacée avant le jour J. Les démocrates semblent plus nombreux que les républicains. (Article publié dans l’Humanité du 29 octobre 2020.)

À un peu moins d’une semaine du scrutin, plus de 70 millions d’électeurs ont déjà voté (47 millions par correspondance, 23 millions en personne), soit l’équivalent de la moitié de l’électorat de 2016. Lors du dernier scrutin présidentiel, 47 millions d’électeurs avaient rempli leur devoir civique avant le jour J. Jamais dans l’histoire électorale du pays, une telle masse d’électeurs ne s’était à ce point mobilisée durant la période dite du « early vote » (vote anticipé). Cette mobilisation tient au contexte de la pandémie du coronavirus qui incite à voter par correspondance ou à se déplacer avant le mardi 3 novembre afin d’éviter les contacts des longues files d’attente. Elle est aussi liée à un engouement pour cette élection, sans doute également partagé par les deux électorats (démocrate et républicain) dans un pays divisé et polarisé. Chaque camp veut mobiliser sa base, clé du succès. Avec le système du collège électoral, on sait que c’est moins la mobilisation nationale qui sera le juge de paix que l’état du rapport de forces dans les Swing States (États indécis) : en 2016, Donald Trump avait accédé à la Maison-Blanche grâce à sa victoire dans trois États du Midwest, dont la Pennsylvanie, avec une maigrichonne mais suffisante avance de 80 000 voix.

Une question taraude observateurs, stratèges et citoyens impliqués : cette ruée vers les urnes favorise-t-elle plus Joe Biden ou Donald Trump ? Le New York Times a publié, il y a quelques jours, une première étude, sur la base des 64 millions de votes alors effectués, qui donne une première indication. Un peu moins de la moitié (31,1 millions) l’a été dans les États clés. 24 millions proviennent d’États favorisant les démocrates et 9,2 millions d’États plutôt républicains. À la surprise générale, c’est au Texas que le rythme est le plus soutenu puisque le niveau de vote atteint déjà 80 % de celui de 2016. Dans cette place forte des républicains, le deuxième État le plus peuplé du pays, la montée en puissance des Latinos (40 % de la population) laisse augurer, depuis une bonne décennie, une bascule vers les démocrates. Par ailleurs, les derniers sondages ­indiquent que l’avance de Donald Trump s’amenuise.

Une seconde indication peut être trouvée en se tournant vers les États où les électeurs communiquent aux autorités leur affiliation partisane (information obligatoire pour permettre la participation aux primaires démocrates ou républicaines). On peut donc connaître, à ce stade, combien de démocrates, de républicains ou d’indépendants ont voté. Sans garantie qu’un démocrate ait voté Biden ou un républicain pour Trump même si, selon les enquêtes d’opinion, c’est le cas de 90 % dans chaque camp. En Floride, le plus important des Swing States, 2,4 millions de démocrates ont voté contre 2,1 millions de républicains et 1,12 million d’électeurs sans affiliation partisane. En Caroline du Nord, autre État indécis, les démocrates disposent d’un avantage de 300 000 voix.

Les experts soulignent pourtant que, le mardi 3 novembre, ce sont surtout les républicains qui iront voter en personne. Donald Trump espère combler, ce jour-là, son retard. Mais plus la frange de l’électorat ayant déjà voté sera importante, plus sa marge de manœuvre pour un « come-back » sera étroite. D’autant que 47 millions de bulletins par correspondance demandés par les électeurs – majoritairement démocrates – n’ont pas encore été retournés.

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De Milwaukee à Atlanta, la clé du « vote africain-américain »

Dans les Swing States, cet électorat pèse plus qu’ailleurs. Dans le Sud, il est de plus en plus jeune et diplômé. Les démocrates doivent le mobiliser pour l’emporter. (Article publié dans l’Humanité du 27 octobre.)

Si les démocrates veulent empocher un nombre suffisant de Swing States (États clés) pour porter Joe Biden à la Maison-Blanche, ils devront mobiliser l’électorat africain-américain dans des proportions presque aussi importantes que lors des scrutins de 2008 et 2012, qui virent l’élection puis la réélection de Barack Obama. Représentant 12,5 % de l’électorat cette année (pour un record de 30 millions de personnes) contre 11,5 % en 2000, les Africains-­Américains pèsent d’un poids encore plus important en Géorgie, Caroline du Nord, Floride, Michigan et Ohio. En Pennsylvanie et dans le Wisconsin, deux États que Donald Trump a remportés en 2016, le vote noir sera primordial. À titre d’exemple : dans le Wisconsin, Hillary Clinton avait perdu de 23 000 voix et son déficit dans la seule ville de Milwaukee (40 % de la population y est noire) par rapport à Barack Obama s’était élevé à 44 000 voix.

Les républicains ont bien compris l’importance de cet électorat qui se porte ultra-majoritairement (autour de 90 %) sur les démocrates à chaque élection depuis le vote de la loi sur les droits électoraux (1965), petite sœur de la loi sur les droits civiques de 1964. Du Midwest au Sud, les assemblées d’État républicaines ont multiplié les obstacles afin de dissuader les minorités de voter. La palette est large, de la fermeture de bureaux de vote à l’éviction des listes électorales en passant par la privation des droits civiques pour les personnes condamnées.

Comme le rappelait le juriste et journaliste Jacob Hamburger dans sa chronique hebdomadaire pour l’Humanité, près de 1,5 million d’électeurs ont été « virés » des listes électorales par les républicains en Géorgie. Cet État du Sud symbolise des évolutions démographiques qui menacent l’emprise du parti de Trump. La part des électeurs africains-américains a augmenté de 5 % entre 2000 et 2018 pour s’établir à 32 % de l’électorat. C’est un phénomène (également vérifiable en Caroline du Nord, autre Swing State) connu sous le nom de « nouvelle grande migration ». Une référence à la « grande migration » qui avait vu, de 1910 à 1950, des millions de Noirs quitter le Sud vers les grandes villes industrielles du Nord-Est et du Midwest.

Depuis une dizaine d’années, des centaines de milliers de Noirs de Chicago, New York ou Détroit déménagent vers les métropoles économiquement dynamiques du Sud (Atlanta, Charlotte, voire Miami). C’est un électorat plus jeune (40 % des citoyens noirs dans les États clés ont moins de 40 ans), plus urbain, plus diplômé, qui penche autant pour les démocrates que leurs aînés mais souvent sur des positions plus à gauche (Bernie Sanders a réussi une percée parmi les millennials noirs). Joe Biden peut-il se contenter, pour les convaincre, du seul argument antitrumpiste ? 

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« N’a pas voté » : le rêve des républicains

La condition de la survie du parti de Lincoln passe par le moindre exercice du droit de vote par les citoyens. Alors, les républicains l’organisent. (Article publié dans l’Humanité du 21 octobre 2020.)

Des centaines, des milliers d’électeurs attendant durant des heures, parfois dans de rudes conditions climatiques, afin de pouvoir exercer l’un de leurs droits fondamentaux. Ces images en provenance d’Atlanta, Milwaukee ou Orlando dévoilent deux réalités : l’archaïsme du système électoral et l’appétit de participation électorale des citoyens. Le premier est entretenu et renforcé par les républicains, car ils savent que le second est la clé de leur défaite. À ce jour, près de 40 millions de citoyens ont déjà voté, soit six fois plus qu’à la même époque en 2016. Cette participation inédite (dans de nombreux swing states, elle s’affiche désormais au quart, voire au tiers de celle du dernier scrutin présidentiel) emportera-t-elle la digue antidémocratique mise en place par les républicains ?

  1. Un système électoral défaillant

Chassez de vos esprits le système centralisé français avec son inscription automatique sur les listes électorales à 18 ans, les mêmes règles appliquées, que l’on vote dans le centre de Paris ou dans le fin fond de la Creuse. Aux États-Unis, effet du fédéralisme, les règles incombent aux États et parfois aux comtés. On peut voter en cochant des cases sur un papier ou sur une machine électronique. On peut s’inscrire, dans certains États, le jour même, dans d’autres non et plus ou moins tardivement, parfois le jour même du vote. On peut avoir à exciper d’un document d’identité avec photo (18 États) ou sans (15), ou d’aucun document (17). La tradition du vote, le premier mardi qui suit le premier lundi de novembre, s’avérant extrêmement contraignante, voire rédhibitoire pour les salariés, on peut aller déposer son bulletin plusieurs semaines avant, ou seulement pendant quelques jours.

La seule règle commune que doivent affronter les 240 millions d’électeurs potentiels, c’est l’archaïsme d’un système qui n’a pas été modernisé et dans lequel aucun investissement digne d’une démocratie n’a été réalisé. Les effets de l’austérité se sont immiscés jusque dans le sanctuaire supposé du suffrage universel. Le développement du vote par correspondance, rendu nécessaire par le contexte de la pandémie de coronavirus (220 000 morts), se heurte aux limites d’absorption par l’US Postal, le service public de la poste, frappé par des mesures austéritaires, récemment renforcées par un affidé de Trump nommé à sa tête.

2. Saper le droit de vote

Personne n’y avait vraiment prêté attention, à l’époque. C’était en 1980, lors d’un rassemblement de la droite religieuse. Paul Weyrich, militant et commentateur ultraconservateur, avait lancé : « Je ne veux pas que tout le monde vote. Les élections ne sont pas remportées par une majorité de la population. Elles ne l’ont jamais été depuis les débuts de notre pays et elles ne le sont pas non plus maintenant. En fait, notre influence dans les élections, si on veut parler franchement, monte à mesure que (la participation) diminue. »

Personne n’y avait prêté attention car le risque, pour les républicains, était faible : la participation au scrutin présidentiel s’inscrivait à son plus bas niveau lors des décennies 1980 et 1990, et même lorsqu’un démocrate rentrait à la Maison-Blanche – Bill Clinton, en l’occurrence –, son programme (« réforme » de l’aide sociale, loi sur la criminalité ultrarépressive, accord de libre-échange avec le Canada et le Mexique) contentait l’establishment républicain.

Récemment, il est devenu éclatant que le GOP (Grand Old Party, son surnom) avait fait stratégie de la tirade de Weyrich. Depuis une décennie, l’un des deux principaux partis du pays consacre une énergie folle à vouloir empêcher les citoyens de voter. Pas tous les citoyens. Seulement ceux qui sont censés voter pour l’adversaire. L’élection de Barack Obama a constitué un électrochoc pour le Parti républicain : l’Amérique avait suffisamment changé pour élire – dans un contexte de plus forte participation depuis les années 1960 – un président africain-américain. Il fallait donc changer le visage de l’Amérique électorale. La lourde défaite des démocrates lors des élections de mi-mandat en 2010 allait leur donner une opportunité historique. En prenant possession de nombre de gouvernorats et de législatures d’État, ils allaient avoir les coudées franches pour tenter de multiplier les obstacles sur le chemin des électeurs démocrates. Coup double : cette bascule intervenait en année de recensement (réalisé tous les dix ans), ce qui leur donnait également la main sur le redécoupage électoral, qui vira évidemment au charcutage sur mesure (gerrymandering).

3. Les trois armes fatales ?

Comme il est difficile de revendiquer tel dessein, le prétexte se veut noble : lutter contre la fraude, qu’aucune enquête sérieuse n’a mise en lumière. Première étape : renforcer les conditions d’inscription sur les listes électorales, en imposant notamment la présentation d’un document d’identité avec photo. Cela peut apparaître, au lecteur français, comme une démarche banale et basique. Sauf qu’elle ne s’inscrit nullement dans la tradition américaine, sans que cela ne produise de fraudes pour autant. Dans des États vastes, comme le Texas, déposer son dossier puis récupérer le document demandé peuvent nécessiter un trajet de plusieurs centaines de kilomètres, rédhibitoire pour les salariés et les moins fortunés.

Deuxième étape : « purger » les listes électorales. La Géorgie est experte en la matière. Le Wisconsin suit de près. Dans l’un comme dans l’autre, des centaines de milliers de noms ont disparu des registres. Vous n’avez pas voté lors de la dernière élection ? On vous retire des listes. Cela n’a aucune base légale, mais il se trouvera toujours un juge républicain pour laisser filer.

Troisième étape : pour ceux qui sont dûment inscrits sur les listes électorales, dresser d’ultimes obstacles. Tous ? De préférence, les démocrates. Mais comment les repérer ? « Comme ils ne peuvent pas identifier précisément l’affiliation partisane de chacun, ils utilisent l’affiliation ethno-raciale. Puisque les Africains-Américains votent à 90 % pour les démocrates, les républicains n’ont aucun intérêt à les voir voter (les Latinos aussi puisqu’ils votent au moins à 70 % démocrate). Il en va de même pour les jeunes et surtout les étudiants », explique Olivier Richomme, maître de conférences à l’université Lyon-II. Supprimer un bureau de vote sur un campus, c’est l’assurance de frapper au cœur de l’électorat démocrate. Idem avec la fermeture de bureaux dans les quartiers latinos. Limiter à un seul endroit par comté le dépôt des bulletins de vote avant le jour J peut aussi avoir son effet : plus populaire, l’électorat démocrate est également le moins véhiculé.

Afin d’empêcher ces attaques plus ou moins rampantes contre un pilier de la démocratie, le Parti démocrate a proposé un projet de loi global afin de faciliter l’exercice du droit de vote. Il y a quelques mois, face à des donateurs, Donald Trump s’en amusait : « Si vous aviez vu le texte ? Avec ça, vous n’auriez plus un président républicain pendant trente ans. » On ne peut rien lui cacher : plus les Américains votent, moins les républicains peuvent prétendre l’emporter.

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Une République, pas une démocratie : le vœu originel

Les Pères fondateurs ont créé des institutions antidémocratiques afin de contenir la volonté populaire qu’ils nommaient la « tyrannie de la majorité ». (Article publié dans l’Humanité du 21 octobre 2020.)

«Nous ne sommes pas une démocratie. » On aurait pu mettre cette saillie de Mike Lee sur le compte d’une confusion mentale, quelques jours après un test positif au Covid. Mais le sénateur républicain de l’Utah se trouvait manifestement en pleine possession de ses moyens lorsqu’il lança cette phrase, au cours d’une réunion de la commission judiciaire du Sénat. Non pour le regretter. Mais pour le revendiquer. Et il n’a pas forcément tort. Autant les Pères fondateurs ont voulu, une fois l’indépendance acquise, instaurer une République en rupture avec la monarchie britannique, qui régissait jusque-là la vie des colons américains. Autant, ils ont toujours affiché une méfiance à l’égard de « la tyrannie de la majorité », ce qui les a conduits à mettre en place des « filtres » à cette volonté populaire et en créant, au fond, des « institutions antidémocratiques », comme le rappelait le juriste et journaliste Jacob Hamburger dans la première chronique qu’il nous a livrée (lire notre édition du 5 octobre.)

Le premier « filtre » est désormais mondialement connu : le collège électoral. Le vote État par État permet au perdant du suffrage universel d’être le gagnant en nombre de grands électeurs. Cela a été le cas à deux reprises depuis vingt ans : W. Bush en 2000 et Trump en 2016, deux républicains. C’est le principe du « winner takes all » qui prévaut : le vainqueur, même d’une voix, remporte l’intégralité des grands électeurs. Poussée jusqu’à l’absurde, cette logique permettrait à un candidat d’être élu avec onze voix (une voix dans chacun des onze États les plus peuplés), contre 200 millions à son adversaire.

Il existe un deuxième filtre dans le collège électoral : le nombre de grands électeurs est la somme du nombre de députés (calculé en fonction du nombre d’habitants – jusque-là pas de problème) et du nombre de sénateurs (deux par État, quelle que soit la population : 600 000 dans le Wyoming, 40 millions en Californie). L’Amérique rurale (qui vote républicain) est surreprésentée au Sénat, comme dans le collège électoral. Dans le Wyoming, un grand électeur représente 200 000 électeurs ; en Californie, 720 000. Avec un collège électoral représentant fidèlement la répartition de la population, George W. Bush ne serait pas devenu président en 2000 (même avec sa victoire en Floride, accordée sur le tapis vert par la Cour suprême.) Le Sénat constitue le deuxième organe non représentatif. Les 40 millions de Californiens sont représentés par deux sénateurs, les 40 millions d’habitants des 22 États les moins peuplés du pays sont représentés par 46 sénateurs. Ce Sénat este un « verrou » idéal pour les républicains, qui tentent d’ailleurs depuis plusieurs jours de le sauver en se démarquant d’un Donald Trump toujours distancé dans les sondages. Élu président, Joe Biden ne pourrait faire passer aucune loi sans la Chambre haute.

Dans la « plus grande démocratie au monde », le principe démocratique de base, qui était le slogan de l’ANC en Afrique du Sud avant l’abolition de l’apartheid (« Un homme, une voix »), est donc régulièrement bafoué. Non seulement les républicains n’en sont pas offensés, mais ils le revendiquent et l’encouragent.

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La gauche prépare déjà une présidence Biden

Élus, syndicalistes et militants associatifs ont élaboré une « charte du peuple » qu’ils proposent comme « feuille de route » au démocrate s’il rentrait à la Maison-Blanche. (Article publié dans l’Humanité du 14 octobre 2020.)

« C’est cuit. » La sentence est définitive et, qui sait, peut-être hâtive, mais toute sa valeur réside dans le pedigree de celui qui la formule auprès du New York Times : Ed Rollins, républicain de longue date, à la tête du comité d’action politique en faveur de la réélection de Donald Trump. À vingt et un jours du scrutin, la messe du suffrage universel n’est pas encore dite, mais comme le formulait l’analyse quotidienne de l’état des sondages réalisée par le grand quotidien américain : « Le temps court pour le président Trump pour organiser son come-back. Ainsi, chaque jour où les moyennes ne bougent pas est un mauvais jour pour lui. » Et les moyennes ne bougent pas : Joe Biden affiche une moyenne de 10 points d’avance au plan national. Pourtant, les données dans les « swing states » semblent moins catastrophiques pour le président sortant : il accuse un retard moyen de 6-7 % qui le place presque dans la zone grise des marges d’erreur. La répétition du scénario de 2016 n’est donc toujours pas à exclure totalement.

C’est à un autre scénario que travaille la gauche américaine : assurer une victoire de Joe Biden et préparer les premiers mois de sa présidence. La semaine dernière, le « squad » (Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib, Ilhan Omar et Ayanna Pressley, toutes élues pour la première fois en 2018), des militants de Black Lives Matter, des syndicalistes et militants associatifs ont dévoilé une « charte du peuple », « feuille de route » pour construire « une Amérique qui fonctionne pour le plus grand nombre, pas pour les privilégiés et les puissants ». Parmi les principales propositions, figurent un système de santé universel, un programme fédéral de 16 millions d’emplois, une prime de risque rétroactive pour les salariés les plus exposés, le Smic à 15 dollars, un transfert de fonds « régaliens » (police, prisons, armée) vers l’éducation et le logement, l’annulation de la dette étudiante – des grands classiques de Sanders – et même la participation de l’État au capital d’entreprises qui sont sauvées par des fonds publics et la nationalisation de compagnies pétrolières et gazières.

Préparer une présidence Biden, n’est-ce pas risquer de vendre la peau de l’ours trumpien avant de l’avoir défait dans les urnes ? Comme le veut l’adage américain, les figures de gauche savent « marcher et mâcher un chewing-gum en même temps ». Bernie Sanders ne ménage pas sa peine et multiplie les rendez-vous électoraux, appelant à battre « le pire président de l’histoire du pays ». Le message semble passer auprès notamment de la jeune génération, beaucoup plus progressiste que les précédentes et donc défiante à l’égard de l’establishment démocrate. Des enquêtes d’opinion pointues du New York Times réalisées dans les États du Midwest en balance montrent que de très nombreux électeurs qui s’étaient portés sur un tiers candidat (écologiste ou libertarien) en 2016 déclarent vouloir voter pour Joe Biden. Des données qui vont conforter l’ancien vice-président de Barack Obama dans sa stratégie : que sa candidature soit le carrefour de tous les antitrumpistes, des jeunes socialistes aux vieux républicains modérés. Cela peut fonctionner pour remporter une élection qui ressemble de plus en plus à un référendum sur Trump. Mais pour gouverner ? Quel président sera Joe Biden ? Une partie de la réponse figure peut-être dans son parcours depuis sa première élection au Sénat : il a toujours épousé les idées dominantes de son époque, assumant la conversion des démocrates au néolibéralisme (baisse des impôts, reflux des programmes sociaux, traités de libre-échange) et à la répression (la fameuse loi sur le crime de 1994). D’une certaine façon, cette constante se reflète dans le contenu de son programme actuel puisque y figurent des mesures populaires qui auraient horrifié le Joe Biden des années 1990 : doublement du salaire minimum, augmentation de l’impôt sur les sociétés et pour les plus riches. L’aile Sanders-Warren-AOC a décidé de ne pas opérer en deux temps (gagner, puis peser), mais de combiner les deux dans la dernière ligne droite. « Nous posons le jalon que nous pensons que Joe Biden peut devenir le président d’un New Deal 2.0 », a lancé le député Ro Khanna lors de la présentation de la « charte du peuple ».

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« Trump est le Frankenstein du parti républicain »

Entretien avec Romain Huret, historien et spécialiste du mouvement conservateur. Le président américain n’est pas un accident de l’histoire, mais le produit de la prise de pouvoir du GOP par les conservateurs dans les années 1970. Il a désormais intégré les groupes d’extrême droite à sa coalition. (Article publié dans l’Humanité du 12 octobre 2020.)

Comment expliquez-vous l’empressement des républicains à nommer une nouvelle juge à la Cour suprême en remplacement de Ruth Ginsburg ?

Romain Huret. Leur empressement n’en est un qu’en surface. Cela fait des décennies que les conservateurs ont entamé une guerre sans merci contre le droit « progressiste ». Ils défendent un droit éternel, jurisprudentiel, sans lien avec la société. Leur bataille a commencé dans les universités, puis dans les cours inférieures. La décision d’accélérer le temps politique est donc très logique. Il ne faut jamais sous-estimer la logique à l’œuvre.

Donald Trump s’inscrit-il dans cette logique de long terme ou constitue-t-il un accident dans l’histoire du parti républicain ?

Romain Huret. Il est une créature du conservatisme états-unien, qui a pris le contrôle du parti républicain dans les années 1970. Trump, c’est un peu comme Frankenstein, comme un mauvais fils dans lequel vous ne vous reconnaissez pas. Il surjoue les thématiques des conservateurs, leurs attitudes corporelles, leurs prises de parole. Il ressemble parfaitement à l’électorat conservateur moyen, qui voit dans Trump un ami, quelqu’un qui parle comme eux et les comprend. C’est sa meilleure arme.

La rhétorique anti-immigration de Donald Trump constitue-t-elle une rupture ou une continuité dans cette histoire longue du parti républicain ?

Romain Huret. Sur ce point, le parti est divisé. Certains ont toujours vu dans l’immigration une aubaine économique avec l’arrivée massive de travailleurs et de travailleuses sur le marché du travail ; d’autres y ont vu une menace pour l’identité blanche du pays. Les divisions régionales sont fortes. Dans le Sud-Ouest, beaucoup sont favorables à l’immigration mexicaine par exemple.

Il semble que la particularité du trumpisme est plus ou moins d’avoir intégré les groupes suprémacistes et d’extrême droite dans la coalition républicaine. Qu’en pensez-vous ?

Romain Huret. Oui, ils ont longtemps été à la marge du parti. Les républicains avaient honte par exemple de la John Birch Society dans les années 1960. L’historien Richard Hofstadter y voyait la marque de la culture paranoïaque aux États-Unis, une forme rampante du fascisme à l’européenne. Un rien optimiste, il espérait que l’éducation et la prospérité allaient faire disparaître les conservateurs. Aujourd’hui, les Proud Boys ont droit aux félicitations du président pendant un débat. On mesure tout le chemin parcouru.

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Lindsay, Mitch, Mitt et les autres, soudards du trumpisme

Ils étaient des républicains « country club ». Ils sont devenus des rouages essentiels d’une dérive ultradroitière du parti de Lincoln. Ils sont dès aujourd’hui à la manœuvre au Sénat pour faire confirmer Amy Coney Barrett à la Cour suprême. (Article publié dans l’Humanité du 12 octobre.)

Ruth Bader Ginsburg a-t-elle émis la dernière volonté que son remplacement soit décidé par le président élu le 3 novembre ? Peu importe, on avance. Deux membres de la commission judiciaire du Sénat sont-ils atteints du Covid ? Peu importe, on avance. Rien ne peut manifestement arrêter les républicains dans leur volonté de confirmer la nomination de la juge Amy Coney Barrett, choisie par Donald Trump, à la Cour suprême. La commission judiciaire va donc ouvrir dès ce matin, en pleine campagne électorale, les auditions avec l’objectif d’un vote de confirmation fin octobre, au plus tard.

Pourquoi tant d’empressement ? Après tout, le mandat du Sénat dans sa composition actuelle court jusqu’en janvier prochain. Si les républicains craignent de perdre leur majorité – et les derniers sondages montrent que ces craintes sont largement fondées –, il leur reste les mois de novembre et décembre pour confirmer la juge Barrett, assurer une super-majorité (6-3) ultraconservatrice à la Cour suprême qui statuera, un jour ou l’autre, sur l’avenir de l’Obamacare et de l’arrêt de 1973 Roe v. Wade, qui rend constitutionnel le droit à l’avortement. Pourquoi donc tant d’empressement ? Ce n’est guère plus un mystère à Washington : faire en sorte que la plus haute instance judiciaire soit au complet afin de statuer sur les recours que Donald Trump a d’ores et déjà prévu d’introduire face à une défaite dans les urnes qui se précise chaque jour un peu plus. Pour ce « hold-up », trois républicains « country club », bien mis sur eux et polis, se conduisent comme des mercenaires à la solde d’une aventure politique nationaliste. Ils symbolisent le grand ralliement des élites républicaines à Donald Trump. Portraits de convertis zélés.

Lindsey Graham, un « never trumper » devenu groupie

Longtemps, Lindsay Graham était un sénateur républicain à l’ancienne, à l’image de son ami proche John McCain (décédé en 2018) : agressif en matière de politique étrangère mais prêt parfois à passer des compromis avec les démocrates, comme sur l’interdiction de la pratique du « waterboarding » (torture consistant à faire croire en une noyade). Cet ancien avocat, proche des Bush, est entré dans la primaire républicaine, en juin 2015, au même moment que Donald Trump, pour lequel il n’a jamais trouvé de mots assez durs. Le milliardaire nationaliste élu, Clinton réduite au silence par son improbable défaite, Lindsay Graham a quasiment fait figure d’opposant officiel… durant quelques mois. Puis en mars 2017, il s’est affiché lors d’un meeting avec Donald Trump. Un siège au Sénat valait bien cet armistice en forme de reddition. Lindsey Graham change souvent d’avis. Lui qui jurait en 2016 qu’il ne participerait jamais à la nomination d’un juge à la Cour suprême ouvrira ce matin les auditions en tant que président de la commission judiciaire. Cette double trahison aura-t-elle un coût ? Dans la très conservatrice Caroline du Sud, Lindsay Graham, élu depuis 2003, est donné à égalité avec son challenger démocrate, Jaime Harrison.

Mitch McConnell, « Dark Vador » du Sénat

Qui aurait pu dire, en 1985, que ce candidat républicain modéré et sans charisme deviendrait, trois décennies plus tard, la cheville ouvrière d’une entreprise politique empruntant plus à l’extrême droite qu’à la doxa du parti de Lincoln ? Son biographe, Alec MacGillis, a parfaitement résumé le caractère de l’homme dans le titre de la biographie qu’il lui consacre : le Cynique. McConnell s’est transformé « d’un républicain modéré qui soutenait le droit à l’avortement et le rôle des syndicats en la personnification de l’obstructionnisme partisan et de l’orthodoxie conservatrice à Capitol Hill (siège du Congrès, NDLR) ». McConnell le reconnaît : il n’a jamais rêvé de la Maison-Blanche ou de la Chambre des représentants, mais du Sénat, cette chambre haute aux airs de club mondain (une centaine d’élus) et aux pouvoirs disproportionnés, comme celui, immensément important aux États-Unis, pays de jurisprudence, de nommer les juges fédéraux et à la Cour suprême.

Il y fait ses premiers pas en 1985, en battant le sortant démocrate, au terme d’une campagne ratée mais sauvée par Roger Ailes, le futur fondateur de Fox News, venu à la rescousse. Début 2015, il réalise son rêve en devenant le « majority leader ». Celui qui, en 2016, bloquera des mois durant la nomination de Merrick Garland, proposé par Barack Obama, en remplacement du juge conservateur Antonin Scalia décédé. C’est Trump élu qui nommera le remplaçant. Coup de maître… cynique. Il accueille les sobriquets dont on l’affuble (« Dark Vador », « la faucheuse »), avec, dit-on, un demi-sourire suave et veut établir « un nouveau record du monde » de confirmation d’un juge à la Cour Suprême, afin de faire la peau à l’Obamacare, qu’il a échoué à équarrir dans l’enceinte du Sénat faute de majorité. Et s’il faut lâcher Trump pour sauver le Sénat et empêcher les démocrates de faire passer leurs lois une fois Biden élu, on pourra aussi compter sur McConnell.

Mitt Romney, un peu de morale mais pas trop

Seul républicain à avoir rejoint les démocrates lors de la procédure d’impeachment, le sénateur de l’Utah, l’État des mormons, mormon lui-même, votera la confirmation d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême. Ne nous méprenons pas : il ne le fait pas pour se racheter une popularité parmi les trumpistes. Peine perdue. Il le fait pour la « cause » : mettre fin à l’Obamacare et au droit à l’avortement. Dans sa bouche, cela prend cette forme : « Les États-Unis sont un pays de centre droit et ont le droit d’avoir une Cour suprême à leur image. » Peut-être le croit-il. Mais rectifions : avec cette nouvelle nomination, la plus haute instance judiciaire du pays sera majoritairement composée d’ultraconservateurs. Quant au pays, s’il est polarisé comme jamais, il semble qu’il penche plutôt vers les démocrates si l’on en croit les résultats du suffrage universel : trois millions de voix d’avance en 2016 et dix millions lors des élections de mi-mandat. Depuis l’accession au pouvoir de Trump, l’ancien candidat à l’élection présidentielle (défait par Barack Obama en 2012) s’est souvent tenu sage : partageant un dîner en forme d’entretien d’embauche pour le poste de secrétaire d’État (qu’il n’aura pas), votant pour retoquer l’Obamacare (pourtant inspiré de sa propre réforme mise en œuvre lorsqu’il était gouverneur du Massachusetts) et, désormais, entérinant la confirmation au pas de charge d’une juge fondamentaliste à la Cour suprême. Son père, George, gouverneur du Michigan dans les années 1960, fut un ardent défenseur des droits civiques. Les Romney : une histoire de la dérive du parti républicain.

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