Archives mensuelles : décembre 2021

Nouveau produit chez Starbucks : le syndicat

Les salariés de deux cafés de Buffalo ont voté en faveur de la création d’une section syndicale, une grande première au sein de cette multinationale. (Article publié dans l’Humanité du 13 décembre 2021.)

Ils et elles s’appellent Will, Michelle ou Lexi. Ils et elles sont salarié·es (« partenaires », dans la novlangue entrepreneuriale), moyennement payé·es, souvent peu qualifié·es. Ils et elles sont désormais le pire cauchemar d’une multinationale mondialement connue. Jeudi, ils et elles ont fait l’histoire sociale des États-Unis en votant en faveur de la création d’un syndicat dans deux cafés Starbucks de Buffalo, deuxième ville (260 000 habitants) de l’État de New York. « C’est une victoire tellement énorme, un rêve devenu réalité », s’est réjouie l’une des employés, Lexi Rizzo, citée par l’AFP. « C’est l’aboutissement d’un long chemin », a réagi Michelle Eisen, employée depuis plus de onze ans dans l’un des deux cafés. La bataille a été tellement dure, raconte-t-elle, « avec tout ce que Starbucks nous a jeté à la figure ».

Le coup porté à la chaîne, qui pèse 26 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 3,5 milliards de profits, est d’importance : à l’instar d’Amazon, elle s’était juré d’empêcher toute syndicalisation. Les deux firmes ne partagent pas seulement leur « lieu de naissance » (Seattle) mais aussi une même rhétorique. Elles prétendent apporter à leurs employés un salaire, une protection sociale et des conditions de travail décents. Tout plutôt qu’un syndicat. Sentant le vent d’un mouvement de revendication salariale monter, Starbucks comme Amazon avaient d’ailleurs porté leur salaire minimum à 15 dollars. Comme on boucle à double tour une porte coupe-feu. L’étincelle née dans les fast-foods de New York en 2012 – « 15 dollars plus un syndicat » – était devenue brasier. Les deux compagnies ont consenti à l’augmentation du salaire minimum pour mieux conjurer le spectre syndical. Et pour cause. Will Westlake, 24 ans, dont le témoignage a été recueilli par l’AFP, a rapidement vu l’envers du décor du discours officiel sur les valeurs progressistes de Starbucks : « Quand j’ai commencé, je me suis rendu compte que ce n’était pas forcément le cas. » Il découvre que les salaires n’évoluent pas et que les cadences de travail sont intenses.

En pleine campagne pour la syndicalisation, les « partenaires » de Buffalo ont reçu la visite de Brittany Harrison. Ancienne manager d’un Starbucks en Arizona, elle est considérée comme une « lanceuse d’alerte » après avoir témoigné des « méthodes » de la direction de la chaîne dans un article publié par le New York Times. Aussitôt licenciée et privée de protection sociale alors qu’elle se trouve en pleine chimiothérapie pour lutter contre une leucémie. La jeune femme de 28 ans avait raconté par le menu toutes les pratiques et manœuvres antisyndicales de Starbucks. Un récit qui prenait tout son sens au moment où défilaient à Buffalo « managers » et responsables régionaux, maniant alternativement « fake news », menaces voilées et « carottes » (annonce du relèvement des salaires et de la prise en compte de l’ancienneté). Elles n’ont pas suffi. «Même s’il s’agit d’un petit nombre de travailleurs, le résultat a une énorme importance symbolique et les symboles sont importants lorsqu’il s’agit d’organiser un syndicat, commente pour le New York Times John Logan, professeur à l’université de San Francisco. Les travailleurs qui veulent constituer un syndicat aux États-Unis doivent prendre des risques considérables et cela aide s’ils constatent que d’autres ont pris ces risques et ont réussi. » C’est bien la crainte de Starbucks : que les cafés d’Elmwood Avenue et près de l’aéroport de Buffalo constituent désormais le « ground zero » de la syndicalisation dans la chaîne. « Je ne pense pas que cela va s’arrêter à Buffalo », estime d’ailleurs Lexi Rizzo, dans le quotidien new-yorkais. « Cela pourrait déclencher une vague au sein de l’entreprise », confirme à l’AFP Cedric de Leon, professeur de sociologie à l’université Massachusetts Amherst.

Cette victoire saluée comme « historique » par Bernie Sanders intervient dans un climat général de mobilisations sociales et de grèves actives. Le mois d’octobre a marqué un point culminant. En pleine reprise économique, les conflits se sont multipliés, des étudiants-chercheurs d’Harvard et Columbia aux mineurs de l’Alabama, en passant par les « petites mains » des studios d’Hollywood, les ouvriers de la métallurgie et de l’agroalimentaire, donnant naissance sur les réseaux sociaux au mot « Striketober », contraction de « strike » (grève) et « october » (octobre). La lutte des travailleurs de John Deere, leader mondial de machines agricoles, s’est soldée par une victoire totale avec l’augmentation des salaires de 20 % sur les six ans du nouvel accord d’entreprise et une prime immédiate de 7 500 euros. Du côté de Kellogg’s, les 1 400 salariés en grève depuis début octobre ont repoussé les dernières propositions de la direction, jugées insuffisantes. La direction de la multinationale prétend les licencier et les remplacer.

Et puis il y a la grève « de fait » : le « big quit », la « grande démission. » Quatre millions de salariés quittent chaque mois leur emploi. Robert Reich, ancien ministre du Travail sous Bill Clinton et désormais proche de Bernie Sanders y voit une forme de « grève générale » : «Les salariés américains montrent leurs muscles pour la première fois depuis des décennies, se félicite-t-il. ​​​​​​​À travers le pays, ils refusent de revenir à des emplois abrutissants et mal payés. » Et, pour nombre d’entre eux, ils voient une planche de salut dans un objet diabolisé par quatre décennies de néolibéralisme : une organisation syndicale.

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« Vous reprendrez bien un peu de SALT, les riches? »

Une disposition fiscale de la grande loi de Joe Biden représenterait un cadeau fiscal de 275 milliards d’euros pour les ménages les plus riches si le Sénat l’adoptait. (Article publié dans l’Humanité du 1er décembre 2021.)

SALT. L’acronyme signifie, en anglais, « sel. » Mais il pourrait bien avoir le goût d’une ciguë politique si les démocrates persistaient à vouloir adopter cette disposition contenue dans la grande loi sociale et climatique dont le nom – Build Back Better (Reconstruire en mieux) – reprend le slogan de campagne présidentielle de Joe Biden. Alors que le texte, adopté par la Chambre, arrive au Sénat, un homme a juré sa perte : Bernie Sanders. Cette disposition est « inacceptable », selon le président de la puissante commission budgétaire de la Chambre haute.

De quoi s’agit-il ? Pour faire simple : d’offrir aux plus riches 275 milliards de cadeaux fiscaux. Mais il faut entrer dans le détail pour mieux saisir la folle mécanique – qui met également à jour les contradictions de la coalition démocrate. La disposition se nomme donc SALT pour « State and Local Tax. » Elle ne figure pas dans le programme de Joe Biden ni d’aucun autre candidat. Elle est apparue comme par miracle au début de l’été alors que débutait au Congrès la rédaction du grand texte législatif censé renouer et compléter les politiques du New Deal de Franklin Delano Roosevelt et de la Grande société de Lyndon Johnson. À peine entré en fonction, Joe Biden avait dressé une impressionnante liste de mesures sociales et climatiques. Au fil des négociations et des « oukases » de deux sénateurs « modérés » (Joe Manchin et Kyrsten Sinema) dont le vote est essentiel, nombre d’entre elles passent par-dessus bord, comme le doublement du salaire minimum à 15 dollars ou la gratuité des « community colleges », ces universités publiques de proximité qui dispensent des cursus courts.

Mais un passager clandestin s’y glisse : SALT. Promu par quelques députés démocrates très centristes, il vise à mettre fin au plafonnement de déductions des impôts locaux et fonciers de la déclaration d’impôts fédéraux. Ce plafonnement avait été institué par la réforme fiscale de Donald Trump qui allégeait massivement les impôts pour les plus fortunés. Il constituait la seule disposition alourdissant un tantinet leur charge fiscale, une sorte d’intrus au sein d’une loi amenant les niveaux d’imposition à leur étiage. C’est ici que l’on entre dans la tactique politicienne. Ces impôts locaux et fonciers sont plus élevés dans les États plus dynamiques économiquement et plus riches qui se trouvent êtres également des États « bleus » (la couleur du parti démocrate) où les « upper classes » (classes supérieures) votent démocrate. Plutôt que de justice fiscale, il s’agissait en fait d’une petite mesquinerie trumpiste contre les plus prolixes donateurs démocrates. Et c’est exactement pour cette même raison qu’une poignée d’élus du parti de Biden se sont mis en tête de relever ce « plafond » de 10 000 à 80 000 dollars, ce dont, pour certains, ils seront également les bénéficiaires. L’addition totale a de quoi étourdir : 275 milliards de dollars sur dix ans, soit – en termes de montant – la deuxième mesure de la grande loi derrière la création d’un programme public de petite enfance mais devant l’instauration d’un congé maladie et parental pourtant ramené de 12 à 4 semaines car jugé trop onéreux.

L’affaire serait sans doute apparue beaucoup plus rapidement pour ce qu’elle est – un cadeau d’élus démocrates à leurs donateurs, énième exemple de la collusion entre l’establishment et le fameux « 1 % ») – si un acteur essentiel n’avait brouillé les pistes. Et pas n’importe lequel lorsqu’il s’agit de la coalition démocrate : des syndicats, notamment ceux des enseignants et des pompiers. Leur argument : dans un État où le coût de la vie est élevé (exemple : New York) un couple – Monsieur est pompier, Madame est enseignante – gagne 165 000 dollars par an et a perdu des milliers de dollars dans le tour de passe-passe des républicains. « Le plafonnement est un double coup porté à la classe moyenne, s’emporte même Randi Weingarten, puissante de la puissante fédération des enseignants. Non seulement il transfère un fardeau fiscal injuste des millionnaires vers les infirmières, éducateurs et employés du service public – ceux-là mêmes qui nous ont aidés à travers la pandémie – mais il punit également les collectivités qui ont eu la prévoyance d’investir dans les services publics. » L’argument n’est pas dénué de fondement. Sauf que… la réforme proposée ne bénéficiera pas à Joe le pompier et Jennifer l’institutrice. Selon le Tax Policy Center, « 94 % des bénéfices de la réforme iront aux 20 % les plus fortunés et 70 % aux 5 % du haut de l’échelle. »

Si le texte était confirmé par le Sénat, « le 1 % paierait moins d’impôts après le vote de la loi Build Back Better qu’après les baisses d’impôts de Trump en 2017. C’est inacceptable », fulmine Bernie Sanders. Pour le sénateur socialiste, cela relève à la fois de la « bad policy » (politique publique) et de la « bad politics » (mauvaise stratégie politique.) Afin de limiter la casse, Bernie Sanders et son collègue du New Jersey, Bob Menendez proposent un amendement qui exclue du champ d’application de la réforme les ménages gagnant plus de 400 000 dollars de revenus annuels, soit les 5 % les plus riches. « Il semblerait que les leaders démocrates essaient délibérément de perdre les élections de mi-mandat », commente le Daily Poster, un journal en ligne créé par David Sirota, ancien conseiller de Bernie Sanders, qui chronique depuis le début la marche vers ce « suicide collectif. ».

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