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Les pro-Sanders préparent l’acte 2 de la « révolution politique »

 

(Article publié dans l’Humanité du 7 juin 2016)

Grâce à sa victoire en Californie, Hillary Clinton remporte l’investiture du parti démocrate. Mais déjà, pour le mouvement initié par le sénateur socialiste du Vermont, l’heure est à la préparation de l’avenir. Dans une semaine, à Chicago, le « sommet du peuple » posera peut-être les bases d’une nouvelle organisation.

 

Pour la deuxième fois en un an, Charles Lenchner va laisser pour quelques jours ses « deux chats communistes sectaires » (Charles a un côté provocateur assumé !), quitter son appartement de  Brooklyn et tailler la route vers Chicago. Pour la deuxième fois en un an, il va réfléchir à Sanders et à la « révolution politique. »  « Je me souviens très bien de la réunion de mai 2015, commence-t-il, attablé dans un pub new-yorkais après un débat au Left Forum (1). Bernie Sanders venait de décider de participer aux primaires démocrates, non en troisième candidat. Je me souviens très bien de la grande colère qu’il avait dû affronter. » Engagé dans la campagne du sénateur du Vermont depuis un petit mois, ce consultant marketing, ancien militant de la cause des Palestiniens en Israël, ancien du mouvement Occupy Wall Street, avait appuyé la décision de Sanders. Celui qui est devenu depuis l’un des fondateurs de « People for Bernie » prend une gorgée d’eau fraîche et savoure ce qu’il va dire : « Un an après… » Il n’en dit pas plus et laisse un blanc, que nous remplissons. Un an après, à la veille du dernier « super Tuesday » de la saison, avec notamment la Californie en jeu (lire ci-contre), Bernie Sanders a recueilli dix millions de voix (43% des suffrages exprimés). Soit le score le plus important remporté, de toute l’Histoire politique moderne, par ce que les commentateurs politiques nomment un « insurgent », dont la traduction française pourrait se placer entre « outsider » et « insurgé ». « Un an après, reprend Charles, cette campagne est une boussole : nous avons vu nos forces, nous avons aussi repéré nos faiblesses. Surtout, elle a montré à quel point l’establishment démocrate était faible. » Une boussole, certes, mais pour aller où ? C’est la question qui sera débattue lors du « Sommet du peuple », à Chicago, du 17 au 19 juin. Y prendront notamment la parole Naomi Klein, la journaliste et militante altermondialiste, Cornell West, philosophe africain-américain, RoseAnn DeMoro, la présidente du syndicat des infirmières, l’un des seuls à avoir officiellement apporté son soutien à Sanders.

Charles Lenchner y croisera peut-être un autre New-Yorkais, Michael Zweig, professeur d’économie à l’Université Stony Brook qui sera à peine sorti de la conférence de deux jours dont il est la cheville ouvrière « Comment fonctionnent les classes sociales ? » « La difficulté va être de gérer deux « après », estime-t-il. En même temps que la construction du mouvement se pose, il faut se demander ce qu’il faut faire pendant la campagne. » Là, clairement, deux « écoles » s’affrontent. Les uns estiment que Sanders doit officiellement apporter son soutien à Hillary Clinton afin de faire barrage à Donald Trump. Les autres le pressent de se présenter en troisième candidat lors du scrutin de novembre. John Mason fait partie des premiers. Kshama Sawant des seconds. John est professeur de sciences-politiques à l’Université William Patterson. Francophone et francophile, il s’est engagé dans la campagne de Sanders et porte au revers de sa veste un gros pin’s bleu ciel sur lequel apparaissent seulement une chevelure blanche, des sourcils blancs et des lunettes, ne laissant aucun doute pour autant sur l’identité du personnage. Kshama est conseillère municipale socialiste à Seattle, la première à être élue dans une assemblée locale sous cette étiquette depuis les années 20. Elle s’est trouvée à la pointe de la bataille pour le SMIC à 15 dollars que la ville du nord-ouest du pays a été la première à adopter avant que les Etats de Californie et de New York n’en fassent leur loi. Arguments.

Pour John, c’est certain, « Sanders ne fera pas une « erreur Nader ». Référence au candidat des Verts qui, en 2000, avait grignoté suffisamment de voix pour être accusé d’avoir favorisé l’élection de W. Bush face à Al Gore. « On peut avoir une campagne autonome à côté de celle de Clinton, ajoute l’universitaire. La prochaine campagne de Bernie sera celle qu’il va mener auprès de la classe ouvrière blanche afin qu’elle ne vote pas Trump. » Puis, en cas de victoire de Clinton, « Bernie peut peser jusqu’à la composition du cabinet. Pourquoi pas imposer la nomination de Stiglitz (prix Nobel d’économie, critique des politiques néolibérales, NDLR)? »

Kshawa développe un tout autre raisonnement. « Pourquoi, où en ce moment historique, alors que des dizaines de millions d’Américains cherchent une réponse en dehors de l’establishment, devrions-nous suivre le parti démocrate ? Le problème, ce n’est pas le candidat. Les bons candidats qui se présentent pour de mauvais partis produisent toujours de mauvaises choses. Si Sanders se présente en indépendant en novembre, Trump ne pourra pas avoir le monopole du vote anti-establishment. Mais si Bernie apporte son soutien à Clinton, il ne faudra pas le suivre. Notre légitimité nous la devons au mouvement pas à Bernie. » Membre de la même organisation, Socialist Alternative, Philipp Locker insiste : «L’expérience d’une année de campagne primaire est concluante : il n’y a aucune possibilité de changement dans le cadre du parti démocrate. La preuve : « Bernie » n’a pas réussi à obtenir la nomination. Le meilleur moyen de tuer notre mouvement naissant ce serait d’apporter un soutien à Hillary Clinton. Si Sanders se présente en novembre et obtient 5, 10, 15 millions de voix, ce serait un tremblement de terre dans la vie politique. »

Entre ces deux options, Charles Lenchner n’a aucun doute sur le choix stratégique de Sanders. Il écrit déjà le scénario : « Jusqu’à la convention (qui aura lieu du 25 au 28 juillet à Philadelphie, NDLR), Sanders va continuer à marteler son message et à ne pas obéir à Clinton. A la convention, il va y avoir un bras de fer puis un accord. Sanders va faire campagne pour Clinton mais à sa façon, certainement pas sur ordre de la candidate. Puis après, il va utiliser la liste de noms pour monter son organisation. » Bhaskar Sunkara, le jeune rédacteur-en-chef du magazine new-yorkais, Jacobin, qui sera également présent à Chicago, n’en doute pas une seule seconde : « On voit chez Sanders des signes de volonté de construire une sorte d’appareil permanent. »

Ce qui nous amène au deuxième temps : le futur lointain. Une organisation, mais comment et où ? « Les Sandernistas veulent se structurer en courant organisé au sein du parti démocrate », annonce John Mason. Pour Michael Zweig, ce serait une erreur : « Le parti démocrate va devenir un endroit très inamical pour les militants radicaux. Tous ces jeunes qui ont suivi Sanders pendant la primaire n’ont, à mon avis, pas grand-chose à faire du parti démocrate. » L’autre écueil pour cet universitaire, également très proche du syndicalisme et du mouvement anti-guerre : « la constitution d’un troisième parti qui annoncerait la fin du mouvement. » Donc ? « Il faut un mouvement à la fois dedans et dehors. A l’image de ce que fit la Rainbow Coalition de Jesse Jackson. Sauf que Sanders n’est pas un Jesse Jackson et il n’y a personne d’autres. Or, il ne peut y avoir un tel mouvement sans leader charismatique. Un ou plusieurs mais au moins un. C’est ce qui ne me rend pas très optimiste. »

Pour un certain nombre de volontaires de la campagne de Sanders, après-demain se prépare demain. Ils ont publié un document de trois pages en forme de « feuille de route ». Premier acte à poser selon eux : que Sanders organise à côté de la convention démocrate, sa propre convention  dont le thème central serait la transformation politique de l’Amérique et qui poserait les bases d’une organisation indépendante. D’autres militants « sandernistas » engagent la bataille pour un Congrès plus progressiste…en 2018. Leur initiative a été baptisée « Brand New Congress » (Un Congrès flambant neuf). Déjà, dans quelques circonscriptions, le sénateur du Vermont a décidé de défier la direction du parti démocrate. Il soutient ainsi Tim Canova, un professeur de droit, qui s’oppose à la députée sortante de Floride, Debbie Wasserman-Schultz, également présidente du parti démocrate, très vivement critiquée par le camp Sanders pour avoir outrageusement favorisé Hillary Clinton. Pour le député du Minnesota, Keith Ellison, l’enjeu ne se limite pas aux circonscriptions. « Nous avons besoin de militants qui se présentent aux conseils d’école, décrit-il au New York Times. Aux conseils municipaux. Aux cantonales. Aux comités d’urbanisme. Partout, pour développer partout le message de Bernie dans les communautés locales. » « L’une des clés réside dans la convergence des groupes sous le « parapluie » Sanders, ajoute John Mason. Par exemple, sur la question de la fracturation hydraulique, cela se produit déjà avec les écologistes et les communautés amérindiennes car les projets se développent principalement sur leur territoire. »

Les syndicats constituent un autre enjeu majeur. « Ils demeurent la principale force organisée de la société », pointe Justin Molito, organisateur du Syndicat des écrivains de la côte est. Les directions syndicales se sont souvent prononcées pour Clinton alors que la base était pro-Sanders. « Ce qui a provoqué, dans certains syndicats, une révolte des syndiqués qui poussent à changer les règles du soutien officiel apporté aux candidats, pourquoi pas en faisant voter la base », reprend le syndicaliste écrivain. « Il ne faut pas se tromper sur le soutien de certains syndicats, explique Charles Lenchner. SEIU a soutenu Clinton mais dès que celle-ci sera élue, il poussera pour l’adoption du SMIC à 15 dollars, qui n’est pourtant pas la proposition de Clinton mais celle de Sanders. » Autrement dit, la « révolution politique » ne s’arrête pas ce soir, en Californie, ni le 8 novembre, à Washington.

Christophe Deroubaix

 

  • La fondation Gabriel-Péri y a organisé un débat sur le néolibéralisme et sa contestation en France et aux Etats-Unis.
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Sur les pas de l’Amérique et d Ali

(Article publié dans l’Humanité du 6 juin 2016.)

De Cassius à Mohamed, de l’Amérique d’hier à celle d’aujourd’hui, voyage depuis sa ville natale, Louisville, à New York, la « grosse pomme » des boxeurs, en passant par Miami, où il devint champion du monde.

 

Ali1« Je suis allé à l’école avec Mohamed Ali ». A Louisville, tout le monde a dû aller à l’école avec Cassius Clay (c’est ainsi qu’il s’appelait encore). «Enfin, mon frère surtout ». Enfin, peu importe. Miles Wilbur est l’un des premiers noirs à avoir été embauché chez Ford dans les années 60 et c’est bien ça, le plus important. « En 1967, précisément », alors que l’enfant le plus célèbre de Louisville (prononcez Louiville ou même Louville, pour paraître du coin) purgeait une suspension pour son refus d’aller tirer sur ses « les Vietcong qui ne l’avaient jamais traité de nègre…. »

Il nous a raconté son histoire, un jour de repas des retraités de l’UAW, le syndicat de l’automobile, local 862, celui de l’usine Ford de Louisville, Kentucky, ouverte en 1955. «Je peux vous dire que ce n’était pas facile à l’époque. » A l’usine aussi ? « A l’usine aussi, opine-t-il. Mais ma priorité était de travailler, alors je me suis accroché. On était pas nombreux au département peinture : cinq noirs, pas plus.» Debout, à ses côtés pour témoigner des « sixties », Noodles MacDonald, petite dame blanche aux cheveux gris, le relance : « Les chefs t’en ont fait voir ? »

Miles : « Non, les gars sur la chaîne. » Silence pesant.

Noodles, un peu embarrassée: « Enfin, tu sais les gars quand ils ont vu rentrer les femmes dans l’usine dans les années 70, ils n’étaient pas contents non plus. »

Miles : « Mais nous, ça n’était pas que dans l’usine, tu sais. » Oui, elle sait mais elle préfère oublier.

Celui qui a, pendant trente ans, donné des couleurs aux modèles Ranger, Bronco ou Explorer, la rassure : « Ca a changé, quand même. On est toujours séparés mais ça a changé… » Miles feint une tâche urgente pour ne pas alourdir le climat et, sans doute, éviter la question : « Et dans le syndicat ? ». La réponse eut, sans doute, été : « Compliqué mais mieux que dans le reste de la société. »

En nous raccompagnant, Mary Briscoe, l’une des responsables des retraités de l’UAW, dit juste : « Ca n’était pas facile. Mais moi, je ne vivais pas cela directement. J’habitais dans le sud de l’Indiana et nous n’avions pas ce genre de problème ». L’Indiana, c’est juste de l’autre côté de la rivière Ohio, mais un autre monde déjà. Louisville est la dernière ville du Sud, le dernier nuage grondant de l’asservissement qu’ont vu des esclaves franchissant la frontière vers la liberté.

« Ca a changé, quand même. On est toujours séparés mais ça a changé… »

Bien qu’esclavagiste, le Kentucky n’a partie de la Confédération durant la guerre de Sécession, que les habitants des Etats-Unis appellent « guerre civile ». Il a même été un point d’ancrage des forces de l’Union. Dans cet Etat, célèbre pour son bourbon et sa course de chevaux (le Kentucky Derby), ce n’était pas le Sud profond mais c’était quand même le Sud. Que vous soyez ouvrier chez Ford ou champion olympique. Le jeune Cassius Clay, auréolé d’or en 1960 à Rome, en fait l’expérience au retour du pays : parade en centre-ville, beau discours du replet maire démocrate Bruce Hoblitzel puis retour à la réalité. En ville, on ne veut pas servir un noir, eut-il porté haut les couleurs de la bannière étoilée. Dans le Muhammad Ali Center, en bordure de la rivière, le visiteur lambda peut revivre la scène. Un décor des années 50, un comptoir en zinc, des tabourets en skaï, et aussitôt posé le pied, une voix, à l’accent traînant du Sud, surgit : « Et toi, que fais-tu ici ? Tu sais bien que je ne peux pas te servir. » En naîtra une légende : Clay junior jetant sa médaille au tumulte de l’Ohio. En fait, il l’a égarée.

Revenons au musée. Il a ouvert ses portes en 2005. Sa scénographie est organisée autour des six «valeurs fondamentales» d’Ali : Confiance, Don, Conviction, Respect, Dévouement et Spiritualité. On pouvait craindre un musée hagiographique, un « Saint Ali Center». Le film d’orientation, diffusé en ouverture du parcours, rassure. On y voit Ali avec Brejnev et Castro, ce qui demeure peu populaire aux Etats-Unis. On ne cache pas son penchant pour les femmes, sa misogynie, ses déclarations sur les « diables de blancs ». Un Ali de contradictions.

AliMusée2La deuxième partie de la visite est consacrée, non au personnage mais au sportif. Depuis le 5e étage, vue plongeante sur un ring où est projeté sur le sol-écran un film sur la carrière du « Greatest ». Dans une salle voisine, montez sur le ring et suivez la leçon de boxe de Laïla, la fille de… Installez-vous dans un fauteuil et revivez, à la demande, le « rumble in the jungle » Ali-Foreman ou le « thrilla in Manilla », Ali-Frazier III.

Nous quittons le Muhammad Ali Center, magnifiquement dessiné et quelques minutes plus tard nous remontons une banale rue américaine, Grand Street, succession de maisons toutes différentes, certaines cossues, d’autres modestes. Arrêt au 3302… On se surprend presque à vouloir empêcher la bicoque de s’effondrer, car c’est manifestement ce qu’elle menace de faire. Un panneau planté sur le trottoir nous confirme pourtant qu’il s’agit de la bonne adresse : c’est donc bien ici qu’a grandi Cassius Marcellus Clay Jr, fils d’Odessa et Cassius Clay Sr.

En 2012, un promoteur immobilier de Las Vegas, fan du boxeur, un certain Jared Weiss, a racheté la masure pour la modique somme de 70000 dollars. Il voulait en faire un musée. Le temps a passé et la maison se transforme en épave. L’acheteur assure qu’il continue de travailler à son projet, en lien avec la famille. Mais pourquoi le Muhammad Ali Center n’a-t ’il pas pris possession de cette maison ? Réponse au New York Times de Jeanie Kahnke, la porte-parole : « Notre centre est une organisation à but non lucratif qui se concentre essentiellement sur la préservation de l’héritage d’Ali par d’autres façons ». Quel mystère cache cette déclaration trop officielle qui ne répond pas vraiment à la question ? Le quartier est-il considéré par toutes les parties prenantes comme trop infréquentable pour faire venir les touristes ?

De ce point de vue, les choses ont changé sans tout à fait changer complètement, comme le constatait l’ouvrier de l’automobile, Miles Wilbur. La ségrégation n’est plus légale. Elle est sociale. Depuis le milieu du XXe siècle, la ville est divisée en trois. Le « West end » est « un euphémisme pour la partie africaine-américaine de la ville », avait l’habitude de dire Bill Dakan, professeur de géographie à l’Université de Louisville, décédé en 2005. Le « South end » accueille la classe ouvrière blanche et l’«East End » est réservé à la classe moyenne et supérieure.

Walnut street, l’artère centrale du West End, a été rebaptisée Muhammad Ali Boulevard. A l’angle de la 21e rue, au premier étage d’une échoppe insignifiante aux briques rouges, un panneau blanc interpelle. « Americans Slaves Inc. Reparations for slavery. Apply inside». En substance, rentrez et venez demander réparation pour l’esclavage. Rentrez et venez rencontrer le promoteur de cette initiative. Norris Shelton, une figure locale, également propriétaire du « Silks Liquor », le magasin du rez-de-chaussée. Soixante-quinze ans bien tapés, haute stature, barbe et moustache blanche, chauve comme un nouveau-né,  le rire tonitruant, la « gueule » qui va avec. Fondateur de la First church of American Slaves, il refuse de parler des « Africains-Américains ». Il préfère : « descendants d’esclaves. » En 2012, sous les couleurs du Parti des descendants d’esclaves, il a défié le sortant démocrate, également africain-américain, pour un siège au Sénat de l’Etat. Battu à plate couture. L’adresse internet USAslaves.com n’est plus atteignable. Son aventure a fait long feu.

Sa démarche n’est pas sans rappeler celle de la Nation of Islam (NOI). Son échec confirme la perte d’influence d’un discours de « séparation » d’avec l’Amérique blanche, idée maîtresse d’Elijah Muhammad, gourou de la NOI lorsque Cassius Clay devint Mohamed Ali. La nouvelle de la conversion est venue au monde, le 27 février 1964, soit deux jours après la fracassante victoire du jeune boxeur de Louisville sur Sonny Liston.

Miami, drôle d’endroit pour une telle annonce. Chicago, le siège de la NOI, aurait eu du sens. New York, la ville de Malcom X, alors très proche d’ex-Cassius-futur-Ali, encore plus. Non, Miami, son éternel soleil, ses anticastristes arrivant par cargos, ses hommes de main de la mafia venant régler un compte ou se reposer, ses « trailers » conduits par les « snowbirds » (personnes qui, tels des oiseaux migrateurs « venus de la neige » viennent passer l’hiver dans les régions chaudes du sud des Etats-Unis), ses retraités prenant l’habitude de s’y installer à demeure… Quelques années plus tard, la Nation Of Islam a fini par ouvrir un quartier général régional au 5600 NW 7th Avenue. C’est une peinture verte écaillée et une porte close qui nous accueillent. Aucun panneau. Information prise, la Mosquée Mohamed 29, siège de la NOI pour la région de Miami, les Caraïbes et l’Amérique latine a été saisie, suite à des impayés de mensualités d’emprunts. Victime des « subprimes ». Le lieu est situé en plein cœur de ce qui est devenu « Little Haïti » où, du point de vue religieux, une « Eglise de Dieu indépendante » concurrence une « Eglise baptiste haïtienne Emmanuel » et tant d’autres églises d’ailleurs. Mais plus la mosquée.

Le Miami d’Ali-Liston était noir et blanc. Celui de 2016, multicolore. A l’échelle de l’aire métropolitaine de Miami, soit près de 6 millions de personnes, la diversité démographique préfigure celle de l’Amérique d’après-demain : 41% d’Hispaniques, 35% de Blancs, 21% de Noirs dont une majorité issue des Caraïbes (à Golden Glades ou North Miami, les Haïtiens représentent près de 40% de la population). Le comté de Miami-Dade (2,5 millions d’habitants) est le premier du pays à comporter une majorité d’habitants nés à l’étranger. 60% parlent une autre langue que l’anglais à la maison. Dans son dernier roman « Bloody Miami », l’inusable Tom Wolfe décrit la relation complexe entre ces « communautés », entre distinctions sociales- culturelles et jeu politique. Comme il l’avait troussé, avec New York, à travers le « Bûcher des vanités ».

New York… Quelle autre ville, quelle autre salle que le Madison Square Garden, théâtre de son dernier combat de champion du monde avant sa suspension pour avoir refusé d’aller faire la guerre au Vietnam,  pouvaient accueillir Ali dans sa reconquête du titre ? Le 8 mars 1971, il affronte Joe Frazier, va au tapis et subit sa première défaite (aux points). Il y reviendra trois ans plus tard pour le deuxième volet de la plus dantesque trilogie de la boxe, battre « Smokin’ Joe » et se donner le droit d’aller rechercher sa ceinture à Kinshasa, face à George Foreman.

Pour les jazzmen en tournée, New York était la plus « grosse des pommes ». Pour les boxeurs aussi. La boxe, c’est (presque) une sainte trinité : New York, le Madison et le Gleason Gym. C’est dans ce dernier que Cassius Clay s’est préparé à « bouleverser le monde » à Miami en détrônant Liston. Créé en 1937, le « gym », baptisé « Gleason » pour attirer les boxeurs irlandais, pléthore à l’époque, a nomadisé du Bronx vers Manhattan puis désormais Brooklyn. Depuis trente ans, c’est Bruce Silverglade qui en est le gardien du temple. En 1976, au beau milieu d’un divorce, il a trouvé un refuge dans la boxe. Tous les chemins du désespoir mènent au noble art.

Au Gleason gym de New York, la boxe reste « le plus grand melting pot »

AliGleason1Le voilà qui arrive. Jeans noirs, t-shirt noir, bonnet noir aux bords légèrement retroussés. En slalomant entre les cinq rings et les piliers rouges, tout en passant devant les bureaux de Mike Tyson, qui vient régulièrement y faire un tour, Bruce présente le Gleason : « 133 champions du monde s’y sont entraînés, 26 films tournés (de « Raging Bull » à « Million Dollar Baby »). Aujourd’hui, c’est 84 entraîneurs, 1050 licenciés dont 350 femmes et 550 « businessmen ». La principale modification depuis quelques décennies, c’est le changement de clientèle : on a une majorité de businessmen qui viennent ici pour leur bien-être. C’est ça la boxe : un sport égal. Gamin du quartier ou mec de Wall Street. Après, je ne suis pas assez naïf pour penser qu’en sortant d’ici, les inégalités ne reprennent pas le dessus. La boxe est en déclin mais les boxeurs, ceux qui vont jusqu’aux combats, viennent toujours des « projects » (logements sociaux, NDLR). C’est toujours le sport des immigrants. Après les blacks et les hispaniques, maintenant, on voit se pointer des européens de l’est qui sont arrivés récemment. La boxe, c’est le plus grand « melting pot. »

Un mot sur Ali ? « Ali est pour moi le nom d’un mouvement. Il a changé la façon de boxer, avec sa technique les bras le long du corps. Mais surtout, durant la guerre du Vietnam, il a pris position à un moment où ça n’était pas facile. C’est un homme de conviction. Il est venu ici pour la dernière fois en 2013. En toute simplicité, comme toujours avec lui. Ce gars n’a pas oublié d’où il vient. Mais, allez parler à « Country », il vous en parlera mieux que moi. »

Jeans noirs et t-shirt noir, lui aussi, James « Country » Thornwell a une fesse posée sur une table de massage. L’œil perçant, il analyse l’entraînement de l’un de ses protégés. D’une voix posée, il se raconte bien volontiers : « Je suis né à Lancaster, en Caroline du Nord. Je me suis barré de chez moi à 15 ans pour aller à Greensboro, puis Atlantic City puis à NY en 1960, à Manhattan puis Brooklyn. Là, j’habitais à côté d’un mec qui aller faire le camp d’entraînement avec Ali à Deer Lake, en Pennsylvanie. Un jour, il m’a demandé si je voulais venir. Tu penses. C’était en 1969. J’avais jamais envisagé d’entraîner ou même de me retrouver impliqué dans le milieu de la boxe. Je n’étais qu’un fan et ça m’est tombé dessus. Ali, c’était un grand guerrier mais pendant les camps, il déconnait tout le temps. Il était vraiment marrant. Même quand il était au sommet de sa gloire, il était sympa. Il aimait les gens. Bon, les femmes aussi. La boxe est un milieu de serpents. Vous trouvez pas beaucoup de mecs comme lui. Est-ce qu’il est « The greatest », le plus grand ? Sept ou huit fois de suite, il a annoncé le round où il allait gagner. Jamais personne a fait ça. Ni avant, ni après. »

« Country » repart « coacher » quelques jeunes. Silhouette sombre à l’allure traînante. Au dos de son t-shirt est imprimée en lettres blanches une phrase de Virgile : « Maintenant, qui a le courage et un esprit fort et calme dans sa poitrine vienne enfiler les gants et lever ses mains. »

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