A coups de lois locales votées à foison, les deux États les plus peuplés du pays offrent deux modèles politiques et aux antipodes. Jusqu’où peut aller cette tectonique des plaques ?(Article publié dans l’Humanité du 8 février 2022).
Ils sont entrés dans l’Union à quelques années d’intervalles (1 845 pour le Texas, 1 850 pour la Californie), territoires arrachés par la guerre au Mexique. Ils sont désormais les deux États les plus peuplés du pays (39 millions en bordure de Pacifique, 29 au nord du Rio Grande) et affichent peu ou prou le même profil démographique avec la montée en puissance de la « minorité » Latinos (37 % à 39 % de la population). Pourtant, les vies quotidiennes dans le « Golden Gate State » (l’État doré, en référence à la ruée vers l’or) et « Lone Star State » (l’État de l’étoile solitaire, un indice, sans doute, sur la mentalité locale) possèdent de moins en moins de points communs.
À Los Angeles, Veronica, caissière dans un supermarché touche 14 dollars de l’heure (ce sera 15, début 2023) grâce à une loi votée en 2016. À Dallas, Latosha, serveuse dans un fast food ne décolle pas de 7,25 dollars, le minimum fédéral qui n’a pas évolué depuis 2009. Outre cette différence salariale, l’une et l’autre ne peuvent compter sur le même appui syndical : 5 % des salariés texans sont membres d’une organisation syndicale, 16 % des salariés californiens (11 % dans l’ensemble du pays.)
À Houston, Mike peut acheter n’importe quelle arme à feu sans que l’on ne vérifie ses antécédents (judiciaires ou psychiatriques). Comme, de plus, il dispose d’une licence, il peut porter de manière visible son Sig Sauer P320 dans son holster. À San Francisco, Stephen a dû passer un test écrit et transmettre des données personnelles afin d’obtenir un certificat qui lui permet d’acheter une arme. Mais, à l’armurerie, une fois choisi son Smith et Wesson Shield (à son grand regret, les armes d’assaut sont interdites dans cet État), il devra attendre dix jours avant autorisation définitive, le temps pour l’administration locale de procéder aux vérifications nécessaires.
En Californie, la dernière exécution d’un condamné à mort remonte au 17 janvier 2006. Au Texas, au 28 septembre 2021. Dans le premier État, la peine de mort fait toujours figure de loi mais plus de pratique. Il y a trois ans, le gouverneur démocrate Gavin Newsom a décrété un moratoire. C’est une situation que le Death penalty Center décrit comme une « abolition de fait ». Le second État compte pour le tiers des exécutions depuis leur reprise dans le pays, en 1976, après trois ans de moratoire national. Pour autant, la courbe pique heureusement du nez avec trois mises à mort légales en 2021 contre 40 en 2000.
À Fresno, Bob peut tranquillement fumer sur son balcon son joint de Marijuana acheté au magasin en bas de chez lui : depuis 2016, la consommation de la substance à des fins récréatives a été légalisée via un référendum (55 % des électeurs ont approuvé), faisant de la Californie un pionnier suivi, depuis, par seize autres Etats. Mais pas par le Texas évidemment, où seule l’huile de CBD est autorisée à des fins médicales. À Abilene, Bobby risque 180 jours de prison et 2 000 dollars d’amende s’il se faut attraper avec son « joint. »
Dans la Napa Valley, José, immigrant mexicain sans-papiers recruté pour travailler dans les vignobles, n’a rien à craindre (à part les pratiques de ses employeurs). Depuis 2017, et l’adoption d’une loi dite SB (Senate Bill) 54, la Californie est un « État sanctuaire » qui refuse de collaborer avec la police de l’immigration (ICE). Le mouvement de protection de ceux que Donald Trump continue d’appeler des « illegal aliens » est parti de Berkeley, la ville universitaire, dès 1971. Certaines cités comme Los Angeles disposent d’un budget destiné à l’aide légale des « sans papiers » qui se feraient, malgré tout, arrêter. À Forth Worth, Joselito a tout à craindre. Au Texas, la majorité républicaine a voté une loi coupant les vivres aux municipalités et départements de police qui s’y risqueraient et elles s’y risquent donc peu.
Les trajectoires des deux mastodontes démographiques des Etats-Unis matérialisent géographiquement le profond état de divisions politiques et idéologiques dans lequel se trouve le pays. Cette dérive des continents semble s’accélérer depuis le début de la présidence Biden. Alors que les grands textes signatures du président démocrate (la loi sociale et climatique et la réforme électorale) sont bloqués au Sénat (en raison, principalement de l’opposition de deux sénateurs pourtant démocrates, Joe Manchin et Kyrsten Sinema), les assemblées locales n’ont jamais été aussi productives. Le Texas a pris la tête d’une croisade réactionnaire tandis que la Californie confirme son rôle de laboratoire progressiste.
Remise en cause du droit à l’avortement, nouveau maccarthysme dans les écoles et purge électorale : dans son fief sudiste, le parti républicain marque incontestablement des points. La principale victoire de cette contre-révolution conservatrice tient en deux lettres et un chiffre : SB 8. Cette loi a pris effet le 1er septembre dernier. Elle interdit tout avortement, au-delà de 6 semaines de grossesse, un stade où la grande majorité des femmes ignorent qu’elles sont enceintes. Le viol et l’inceste ne constituent pas des exceptions. Autre disposition : elle fait des citoyens les garants de cette loi et leur permet de porter plainte au civil contre les organisations ou les personnes qui aideraient les femmes à avorter. Avec en prime, une récompense de 10 000 dollars pour ceux qui ont dénoncé un cas avéré. La Cour Suprême a refusé de suspendre cette loi qui contrevient à l’arrêt Roe v. Wade qui garantit, depuis 1973, le droit à l’avortement. Avec SB 3, les républicains texans s’attaquent aux manuels scolaires et à leur contenu. Ils tentent d’imposer une vision à sens unique – glorieux, forcément glorieux – de l’histoire américaine. La loi encadre ainsi la façon dont les enseignants doivent aborder les questions d’inégalités raciales et de genre tandis qu’une commission parlementaire a établi une liste de 850 livres jugés dangereux pour les écoliers. Une véritable « chasse aux sorcières », selon l’association des enseignants du Texas.
D’une chasse à l’autre : à l’instar de 18 autres États dirigés par les Républicains, le Texas a modifié son code électoral afin de décourager les classes populaires issues des minorités ainsi que les jeunes de voter. On peut déjà commencer à en mesurer les effets : à neuf mois des élections de mi-mandat, le taux de refus des demandes de procurations (beaucoup plus utilisées par les démocrates) est sept fois plus élevé que lors des précédents scrutins. Mais l’arme fatale demeure la suppression des bureaux de vote. Pas moins de 750 d’entre eux ont ainsi été fermés depuis 2013, selon un décompte, datant de septembre 2 019. Ils sont majoritairement situés dans les centres urbains, où vivent les électorats latinos et africains-américains. Le GOP (Grand Old Party, surnom du parti républicain) local n’oublie pas un autre « segment » essentiel de l’électorat démocrate – la jeunesse – en fermant des bureaux sur les campus universitaires.
À l’Ouest, les progressistes voient du nouveau. Ancien bastion républicain (Ronald Reagan en a été gouverneur de 1967 à 1975) et laboratoire de la droite nativiste dans les années quatre-vingt-dix, la Californie a pris un impressionnant virage sur l’aile « gauche » ces deux dernières décennies. La bascule s’est opérée après l’adoption par référendum, en 1994, de la proposition 187 interdisant l’accès des immigrés sans-papiers aux services de santé et d’éducation. « Il y a alors eu une campagne pour convaincre les immigrés légaux de devenir citoyens, d’inscription sur les listes électorales. Les militants les plus aguerris se sont investis en politique. Miguel Contreras (fils d’immigrés mexicains travaillant dans les fermes, engagé après une rencontre avec César Chavez, pionnier du syndicalisme et du mouvement des droits civiques) a constaté que les immigrés latinos étaient les plus pro-syndicats. Il a donc décidé d’utiliser les ressources syndicales pour inscrire les latinos sur les listes électorales. Cela a totalement changé la politique à Los Angeles puis dans l’État », nous racontait, en 2020, Chris Zepeda-Millàn, professeur au département d’études chicanos à UCLA. C’est ce travail de politisation des Latinos qui n’a pas été fait entre Dallas et San Antonio et explique qu’à composition démographique identique, le Texas demeure un fief républicain. Autre spécificité californienne : l’entrée en politique des militants syndicalistes qui portent directement, au Parlement de Sacramento, des revendications du mouvement syndical, mais pas uniquement. La session 2 021 a été l’une des plus prolifiques de l’histoire de l’État. Pas moins de 770 textes de lois ont été adoptés. Tous azimuts. Sur le front social : la Californie est le premier État imposant au patronat du textile un paiement à l’heure, pas à la pièce. Changement climatique : compost obligatoire, interdiction à la vente des souffleurs thermiques. Réforme du système pénal : fin des peines planchers dans les affaires de drogue, suppression de la catégorie pénale « viol conjugal » pour laquelle les peines encourues étaient moindres que celle d’un viol. Éducation : programme d’études « ethniques » obligatoire pour tous au lycée. Élections : généralisation du vote par correspondance.
Sollicité par l’Humanité, Mark Kesselman, co-auteur d’un livre-référence sur la politique américaine (« The politics of power »), tempère d’abord : « Il y a en Californie des comtés très conservateurs et au Texas, des villes « bleues » (démocrates) comme Austin et l’État est d’ailleurs plus « pourpre » (mélange de bleu et de rouge, soit un État de plus en plus indécis) que « rouge » puisque la marge de Trump n’était pas énorme ». Puis ajoute : « Mais il est vrai que les deux États sont deux mondes bien différents. Et ils le deviennent de plus en plus en raison des politiques publiques et lois qui accentuent les différences socio-politico-culturelles. » Jusqu’où peut aller cette tectonique des plaques dans un pays qui se trouve, selon la formule de l’un des deux journalistes du Watergate, Carl Bernstein, dans un climat de « guerre civile froide » ?
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