Archives mensuelles : octobre 2021

Wokisme, la fabrique d’un faux monstre

Un mouvement de conscientisation des inégalités a été transformé par la droite trumpisée en épouvantail, lui permettant de se lancer dans un nouveau maccarthysme. (Article publié dans l’Humanité du 29 octobre 2021)

Un démon « sape la république et la démocratie ». Jean-Michel Blanquer lance un think tank pour l’étudier, c’est dire l’imminence et la force d’un danger sur lequel le Figaro s’avère intarissable, entre « révolution culturelle en marche » et « totalitarisme soft », abonde le journaliste et écrivain américain Rod Dreher dans les colonnes… du Figaro. Il est désormais temps de dévoiler l’identité de l’agent destructeur : le « wokisme », une « idéologie » (dixit Alain Finkielkraut) qui fragmenterait les individus en les rabougrissant à une identité (de préférence « raciale » ou de genre) et établirait une police de la pensée traquant l’homme blanc hétérosexuel. Le wokisme va de pair avec la « cancel culture » : ceux qui ne pensent pas comme les nouveaux maîtres sont cloués au pilori sur la nouvelle place publique que sont devenus les réseaux sociaux. Né dans les universités américaines, ce maccarthysme à rebours commencerait à produire ses ravages en France, d’où l’intérêt quasi obsessionnel du ministre de l’Éducation nationale comme du quotidien détenu par la famille Dassault. Tous de crier à « l’importation en France de concepts américains ». Sauf que le wokisme, justement, est une invention de… la droite américaine.

Un peu d’histoire. Le terme « woke » existe bel et bien. Signifiant littéralement « éveillé », il provient de l’argot africain-américain et désigne de manière positive un état d’éveil et de conscience face à l’oppression qui pèse sur les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses. Pour certains, les racines de l’expression plongeraient jusqu’aux années 1960 et le mouvement des droits civiques. Lors d’un discours à l’université Oberlin, le 14 juin 1965, Martin Luther King parle aux diplômés du jour de « leur grand défi : demeurer éveillé (ici “awake”) à travers cette révolution sociale » que le pasteur pensait alors en cours aux États-Unis. En tout état de cause, le mot ressurgit durant la décennie 2010. Peut-être à partir du mouvement Occupy Wall Street, en 2011. À coup sûr après la naissance de Black Lives Matter, en 2013. Le premier mettait en lumière, à travers son célèbre slogan du « 1 % contre les 99 % », l’explosion des inégalités sociales. Le second dénonçait la persistance d’un « racisme systémique », malgré l’égalité juridique des droits et l’élection du premier président noir de l’histoire du pays. Le mouvement #MeToo constitue en quelque sorte le troisième étage de cette fusée.

Les universités américaines ont effectivement servi de ferment à ces mouvements militants. Depuis des décennies, elles sont pionnières dans les études dites « de genre » ou « raciales » qui décortiquent les mécanismes complexes et sophistiqués des exploitations. Une approche résumée dès 1989 par l’universitaire Kimberlé Crenshaw dans le terme « intersectionnalité », qui vise à décrire une situation dans laquelle une personne regroupe « des caractéristiques raciales, sociales, sexuelles et spirituelles qui lui font cumuler plusieurs handicaps sociaux et en font la victime de différentes formes de discrimination ». Contester le système sous toutes ses facettes : l’entreprise ne va pas en effet sans dérives. La même Kimberlé Crenshaw regrettait d’ailleurs en 2020, lors d’une interview donnée à Time Magazine, la mauvaise utilisation par certains groupes de son outil conceptuel : « Il y a eu une distorsion. Il ne s’agit pas de politique identitaire sous stéroïdes. Ce n’est pas une machine à faire des mâles blancs les nouveaux parias. »

Trop heureuse de certaines dérives, la droite américaine fait de la partie le tout, transforme un mouvement d’idées en « mouvement politique ». Le woke devient wokisme, déguisé en épouvantail comme, trente ans plus tôt, le « politiquement correct ». Les deux puisent aux mêmes sources – entre la French Theory (Foucault, Derrida, Deleuze) et la bataille pour l’hégémonie culturelle (Gramsci) – et contestent l’ordre établi jusque dans ses mots et ses représentations. Comme dans les années 1990, les conservateurs crient aux atteintes à la « liberté d’expression ». Une partie de la presse mord à l’hameçon, qui s’effraie de ce « nouveau puritanisme » (The Atlantic) et de cette « gauche illibérale » (The Economist).

Dans un article récemment publié, le journaliste Michael Hobbes démonte l’argument : « Il y a soixante ans, vous pouviez dire “Les Noirs et les Blancs ne devraient pas avoir le droit de se marier ensemble” dans presque chaque église, lieu de travail ou université dans le pays. Aujourd’hui, ceux qui pensent cela hésitent à l’exprimer à peu près partout. Tant mieux. » C’est l’ensemble de la société américaine qui est plus woke. Et c’est précisément ce qui effraie la droite trumpisée. Après l’invention du wokisme, voici l’instrumentalisation de la « théorie de la race » (Critical Race Theory), courant académique né dans les années 1980, désormais accusé de truffer le cerveau des petits Américains de contre-vérités historiques. La ficelle est grosse, mais elle actionne un arsenal répressif des républicains là où ils sont au pouvoir. Ici, l’interdiction de diffuser dans les écoles le documentaire I Am Not Your Negro, consacré à l’auteur noir américain James Baldwin, ou la volonté de groupes de parents d’élèves de chasser de la bibliothèque le très séditieux Martin Luther King et la marche sur ­Washington. Là, au Texas notamment, la chasse aux mots (« antiracisme », « patriarcat », « privilège blanc », « racisme systémique ») et aux livres qui en parlent. Le wokisme vaut bien un nouveau maccarthysme.

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Quand Joe Biden doit s’aligner sur Bernie Sanders

La discussion à la Chambre des représentants d’une loi d’investissement de 550 milliards de dollars a tourné à l’avantage de l’aile gauche du Parti démocrate, qui ne veut pas en rabattre sur le contenu de la grande loi sociale et climatique. (Article publié dans l’Humanité du 04 octobre 2021.)

Zéro loi votée, mais un point marqué par la gauche. Ainsi pourrait-on résumer le psycho­drame législatif qui s’est provisoirement terminé ce week-end, au Congrès des États-Unis, entre The West Wing et House of Cards. Il y a trois jours, donc, la Chambre des représentants à majorité démocrate était censée se prononcer sur une loi d’investissement dans les infrastructures d’un montant de 550 milliards de dollars (dont 268 milliards pour les routes, ponts, rails, aéroports et ports, 65 pour l’accès à Internet haut débit, 43 pour l’électrification des transports et la rénovation du réseau électrique, 46 pour l’adaptation au changement climatique, 21 pour boucher les sites pétroliers et miniers en fin de vie, 55 pour la rénovation des canalisations d’eau potable…). Le Sénat avait adopté ce projet de loi avec l’apport de 19 voix républicaines – un rarissime moment « bipartisan » –, les démocrates ayant accepté d’en rabattre par rapport à leur proposition initiale. L’investissement apparaît minimal au regard de la décrépitude des infrastructures victimes de décennies d’absence d’investissements.

Il y a une autre loi sur le tapis parlementaire. La Maison-Blanche l’appelle Build Back Better (Reconstruire en mieux). Elle est le cœur du programme sur lequel Joe Biden a été élu. Fin août, Bernie Sanders a fait campagne dans le Midwest pour la promouvoir, assurant qu’il s’agissait de la «législation la plus progressiste pour les salariés dans l’histoire moderne de ce pays». Les démocrates la font passer par une procédure particulière dite de réconciliation budgétaire, évitant ainsi une obstruction des républicains, le fameux « filibuster », qui impose une majorité qualifiée de 60 voix au Sénat alors que le parti de Biden n’en dispose que de 50. Le projet améliore un « modèle social » pour le moins défaillant : généralisation et gratuité de l’école maternelle, gratuité des deux premières années dans les community colleges, ces universités très prisées des catégories populaires qui délivrent des diplômes bac + 2, instauration des congés parentaux et congés maladie payés, pérennisation de l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars, création d’un Civilian Climate Corps, un programme d’emplois publics (à terme des millions sont prévus) dans le cadre de la transition écologique, possibilité pour Medicare (système de santé publique pour les plus de 65 ans) de négocier directement le prix des médicaments avec les laboratoires. Dans un premier temps, les deux lois devaient être votées simultanément. Face à l’opposition de deux sénateurs (Joe Manchin et Kyrsten Sinema) et neuf députés démocrates « modérés » à l’encontre de la grande loi sociale et climatique, la direction démocrate annonce un découplage, repoussant la plus ambitieuse des législations à un très hypothétique futur vote.

C’est ici qu’intervient la révolte des progressistes. Ils connaissent la musique déjà jouée lors du vote de l’Obamacare : « Votez a minima, c’est toujours mieux que rien, et on verra ensuite. » Sauf qu’ensuite, ils n’ont rien vu venir. Le caucus progressiste, qui rassemble 96 élus à la Chambre, fait savoir, appuyé par Bernie Sanders, président de la commission du Budget au Sénat, que ce sera les deux lois ou rien. Pour justifier leur attitude, ils s’appuient sur… Joe Biden et ses engagements de campagne. Ilhan Omar, porte-parole du caucus, déclare que ce sont les progressistes qui « veulent rendre possible que le succès soit au rendez-vous pour le président ». Ils ont avec eux une frange majoritaire de l’électorat très favorable à ces mesures et des sondages qui montrent que Joe Biden a décroché ces dernières semaines parmi des « segments » essentiels de la coalition démocrate (Noirs et Latinos, jeunes). Si on ne tient pas les promesses pour lesquelles nous avons été élus, nos électeurs s’abstiendront lors des élections de mi-mandat en novembre 2022 et nous perdrons la Chambre, argumentent-ils en substance. Samedi, Joe Biden est venu au Capitole à la rencontre de toutes les parties concernées et, comme l’écrit le New York Times, « il a dû choisir son camp. Et il a effectivement choisi la gauche ». Le vote des deux lois est reporté et elles devront être approuvées ensemble… ou pas.

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