Archives de Catégorie: Actualités

Donald Trump: une inculpation à double tranchant

La mise en accusation de l’ancien président – fait historique – va constituer un fait central de la vie politique du pays durant ces prochains mois et peut-être jusqu’à l’élection de novembre 2024. Ce qui pourrait finalement lui profiter. (Article publié dans l’Humanité du 6 avril 2023.)

En 1872, Ulysses Grant, 18e président des Etats-Unis a été arrêté à deux reprises en quelques jours. Son infraction : excès de vitesse dans les rues de Washington avec sa carriole. Emmené au poste de police, l’ancien général en chef des troupes de l’Union avait été libéré après le paiement d’une caution de 20 dollars (équivalent à 500 dollars actuels). La presse n’en avait pas fait état et il a fallu attendre 1908 et une interview du policier publiée dans la presse pour que l’épisode soit connu du grand public. Depuis, plus aucun locataire de la Maison-Blanche n’avait effleuré le moindre problème avec le système judiciaire, Richard Nixon l’évitant par sa démission.

Cent cinquante ans plus tard, c’est en mondiovision que son lointain successeur – un républicain, également – a eu maille à partir avec la justice. Les charges retenues sont un peu plus lourdes qu’une bride fougueuse et lui valent de devenir le premier président à être inculpé dans l’histoire du pays. Il est accusé pour avoir falsifié à trente-quatre reprises les documents comptables de son groupe, la Trump Organization, « afin de dissimuler aux électeurs américains des informations dommageables et une activité illégale avant et après l’élection [présidentielle] de 2016. » L’accusation va au-delà du seul versement de 130.000 dollars à Stormy Daniels, une actrice de films X avec laquelle il avait eu une relation extraconjugale, afin d’acheter son silence. Elle concerne aussi un paiement à deux autres personnes entre « août 2015 et décembre 2017 », des faits intervenus dès le lancement de sa campagne et qui se sont poursuivis alors qu’il se trouvait à la Maison Blanche.

Arrivé de sa luxueuse résidence de Mar o Lago, en Floride à bord de son avion personnel, Donald Trump s’est rendu de lui-même au tribunal. Bénéficiant d’un régime dérogatoire (pas de menottes, pas de « perp walk », cette exhibition à la face des photographes et caméras), le milliardaire, visage fermé a opposé un « non coupable » à chacun des chefs d’accusation. De retour le soir-même en Floride, l’ancien président s’est exprimé devant quelques militants. « Le seul crime que j’ai commis, c’est de défendre courageusement notre nation contre ceux qui cherchent à la détruire », a-t-il déclaré, tentant de transformer la procédure à son encontre en procès politique. Pour l’instant, la manœuvre fonctionne plutôt bien. Il n’a jamais été aussi populaire parmi la base républicaine et tous ses concurrents putatifs à l’investiture du GOP (Grand Old Party, surnom du parti républicain), pour laquelle il a déjà déclaré sa candidature, se trouvent contraints d’adhérer à son récit.

La procédure judiciaire va d’ailleurs télescoper le calendrier électoral. Les premiers débats des primaires républicaines auront lieu en août. Aucune chance que le procès ait déjà eu lieu puisque la prochaine date de comparution est prévue pour le 4 décembre. Il ne se tiendra peut-être même pas avant l’élection générale du 8 novembre 2024.

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Golf aux Etats-Unis : les raisons d’un déclin

Chaque année, 200 parcours ferment outre-Atlantique. Le sport longtemps incarné par Tiger Woods n’a plus le vent en poupe. Explications. (Article publié dans l’Humanité du 04 avril 2023.)

Tout le petit monde du golf converge ces jours-ci vers Augusta pour le Masters, première des quatre levées du Grand Chelem, la plus prestigieuse sur le sol des États-Unis. Le nom de cette ville moyenne de Géorgie, à mi-chemin entre Atlanta et la côte atlantique, a une résonance particulière pour tout amateur de ce sport en forme d’« agréable promenade gâchée par une petite balle blanche » (Mark Twain). Pour reprendre une image commune, Augusta, c’est un peu la Mecque du golf américain.

Mais cette capitale règne désormais sur un empire en déclin. Le palmarès des dix dernières éditions n’en livre pourtant aucun indice : six des vainqueurs sont des joueurs des États-Unis, dont Tiger Woods, en 2019, pour sa cinquième victoire au terme d’un ahurissant come-back.

Un coup d’œil au top 100 n’est guère plus révélateur : les golfeurs américains représentent la moitié de l’élite, contre 60 % dans les années 1980, un recul presque infime dans un sport mondialisé et professionnalisé avant bien d’autres.

Pourtant, les données brutes ne trompent pas : il y a de moins en moins de pratiquants aux États-Unis. Le phénomène date du début de ce siècle. Depuis 2003, le nombre de joueurs ayant effectué au moins 8 tours dans l’année a reculé de 6,8 millions, soit une diminution de 22 %, dans un pays dont la population est passée de 290 millions d’habitants à 330 millions. L’érosion se poursuit à un rythme annuel compris entre 3 et 4,5 %.

Conséquence : entre 2005 et 2018, le pays a subi une perte de 1 300 parcours. Chaque année, 200 parcours ferment, entraînant autant de micro-perturbations immobilières, la construction de parcours de golf s’étant régulièrement accompagnée de projets de résidences qui, de fait, perdent de leur valeur en cas de fermeture.

À la traque d’explications, certains chercheurs estiment que le travail prend trop de place dans la vie des américains et en laisse donc trop peu pour les loisirs. Il est vrai qu’outre-Atlantique, un salarié travaille, selon l’OCDE, 1 791 heures par an, contre 1 607 pour un japonais, 1 490 pour un français et 1 349 pour son homologue allemand. Mais le fait n’est pas vraiment nouveau.

Le prix d’un sport réputé plutôt onéreux et sélectif ? Argument repoussé par le site Bleacher Report, qui rappelle que 80 % des pratiquants jouent sur des parcours publics, encore abordables à une bourse moyenne.

Certains ont suggéré que la force propulsive de l’« effet Tiger » était désormais épuisée. L’entrée fracassante, au milieu des années 1990, du jeune prodige métis (son père était noir et sa mère thaïlandaise) dans un sport à l’image poussiéreuse aurait amené de nouveaux pratiquants. Pourtant, les taux les plus élevés ont été enregistrés avant même que Woods ne débarque dans le milieu.

Alors ? L’explication la plus tangible est que le golf épouse la destinée du pays. Dans l’immédiat après-guerre, ce sport, que l’on dit avoir été inventé par des bergers écossais, demeurait l’apanage des classes supérieures exclusivement blanches jouant dans des « clubs privés ». Puis, avec les Trente Glorieuses, la classe moyenne s’est constituée, a eu accès à la propriété et au golf, signe extérieur de respectabilité. Entre 1950 et 1970, le nombre d’aficionados du fer 7 est passé de 3,5 millions à 11,2 millions.

Et aujourd’hui ? Le pays se trouve en pleine mutation démographique, la part des habitants qui sont labellisés membres des minorités (Afro-Américains, Latinos, Asiatiques, métis) ne cessant d’augmenter : 37 % de la population actuellement, avec une projection de 50 % à l’horizon 2040. Or, il se trouve que la pratique du golf est ultra-majoritairement une affaire de Blancs. Mécaniquement, elle épouse le recul de la proportion des « Caucasiens » (appellation officielle dans les statistiques ethniques) dans le pays.

C’est d’ailleurs l’ensemble du monde du sport qui est chamboulé par ces évolutions historiques : le football, fortement pratiqué par les « minorités », se trouve en pleine expansion, tandis que le football américain a pris un sacré coup de vieux, à l’image d’une population blanche vieillissante.

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Colorado, le fleuve de la discorde

La ressource diminue de manière presque dramatique mais les Etats n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la répartition des réductions. Personne ne veut toucher à son modèle de développement qu’il soit basé sur l’agriculture irriguée (le sud de la Californie) ou la croissance démographique (Arizona et Nevada). Le gouvernement fédéral a pris la main. (Article publié dans l’Humanité du 14 février 2023).

La sécheresse endémique a mis le Colorado quasiment à sec. Les Etats que traverse le fleuve nourricier se livrent une lutte sans pitié pour accaparer le peu d’eau qu’il reste. L’Etat fédéral s’effondre lentement et ne peut plus jouer les arbitres. C’est l’heure de la guerre de l’or bleu. Voici la trame du roman « Water knife », écrit en 2015 par la star de la science-fiction américaine, Paolo Bacigalupi. Sept ans après sa publication, il ne fait quasiment plus figure de roman d’anticipation.  

Ce n’est pas encore tout à fait la guerre de l’or bleu mais les tensions n’ont jamais été aussi vives entre les Etats dont l’approvisionnement dépend du fleuve qui prend sa source dans les Montagnes rocheuses et traverse l’Ouest américain pour se jeter dans le Pacifique, après 2300 kilomètres de course. L’Arizona, la Californie, le Colorado, le Nevada, le Nouveau-Mexique, l’Utah et le Wyoming avaient jusqu’au 31 janvier pour parvenir à un accord, sous peine de se voir imposer des coupes par le gouvernement fédéral. A ce stade, les différends sont trop importants entre la Californie et ses six voisins. Ces derniers ont élaboré un plan commun afin de réduire leur consommation d’eau qui ne convient pas au « Golden State ». Celui-ci a donc formulé sa contre-proposition, concédant des efforts sans s’attaquer à son modèle de surconsommation. Ce qui, sans surprise, ne convient pas aux six autres, dont la population cumulée (22 millions d’habitants) atteint à peine plus de la moitié de celle de la Californie (39 millions) même si seul le sud du « Golden State », soit 20 millions d’habitants, dépend du fleuve.  

L’Etat fédéral s’en mêle désormais. Le fleuve Colorado est à l’agonie, malgré de premiers plans de réductions qui se sont avérés avoir un coup de retard sur le niveau de la baisse de la ressource, induite par la sécheresse devenu un phénomène ordinaire depuis le début des années 2000. Désormais, les économies nécessaires correspondent à 20 à 40% de la capacité actuelle du fleuve. Faute d’accord, le ministère de l’intérieur, qui gère les espaces naturels dont les rivières, a donc pris la main, une première depuis 1922 et le grand accord passé entre les Etats fédérés eux-mêmes. Le pilotage centralisé depuis Washington passe mal. Dans le cadre des pourparlers, le ministère a proposé d’explorer un scénario au cours duquel Phoenix (Arizona) et Las Vegas (Nevada) se trouveraient coupées d’approvisionnement issu du Colorado. Refus catégorique des deux Etats concernés. La piste n’apparaît pourtant pas du tout improbable. La volonté des autorités fédérales d’aller y regarder de plus près dans ces deux métropoles ne doit rien au hasard: elles répondent toutes deux à un mode de développement qui n’est littéralement plus soutenable. La population de l’aire urbaine de Phoenix a doublé en 30 ans, absorbant désormais plus des deux-tiers de la population de l’Arizona, le tout en plein désert de Sonora. Au cœur de cette métropole, on trouve notamment la ville de Scottsdale, « la Mecque » des golfeurs avec ses dizaines de aprcours, dévoreurs d’eau. Autre désert – celui des Mojaves – mais même problématique avec l’agglomération de Las Vegas et ses 2,2 millions d’habitants sur les 3 que compte le Nevada, soit un quadruplement de la population depuis les années 90. Les élus ne veulent notamment pas assumer les réductions drastiques concernant les remplissages de piscines privées et d’arrosage de golfs, un premier pas impopulaire mais pourtant insuffisant pour sortir de cette crise historique. Quant à la Californie, elle argue que son agriculture – véritable grenier des Etats-Unis – ne peut descendre en dessous d’un niveau donné de consommation d’eau. Bref, la quadrature du cercle. 

Le changement climatique et les effets combinés de la croissance démographique et d’une agriculture ultra-intensive, ont amené les niveaux des lacs Mead et Powell quasiment à sec. Or, ces deux réserves alimentent en eau et en électricité l’Arizona, le Nevada et le sud de la Californie. Le lac Mead a atteint son plus bas étiage l’an dernier à 315 mètres au-dessus du niveau de la mer. Une baisse du niveau de 30 mètres et le barrage Hoover ne sera plus en capacité de générer de la puissance hydroélectrique. 45 mètres de moins et l’eau ne passerait plus la rampe, créant une situation connue sous le nom de “deadpool” (piscine morte). « C’est un désastre au ralenti, constate, dans le New York Times, Kevin Moran, de l’ONG Environmental Defense Fund. On est vraiment à un moment de vérité. » 

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La fausse main tendue de Biden aux républicains

Pour le traditionnel discours sur l’état de l’Union, le président a surtout préparé le terrain en vue de l’élection de 2024. (Article publié dans l’Humanité du 9 février 2023).

Devant le congrès, pour l’épreuve orale imposée de la politique américaine, Joe Biden a proposé aux républicains, qui détiennent désormais une majorité à la Chambre des représentants, de coopérer mais à ses propres conditions. Comme si le travail « bipartisan » n’était qu’une figure de style sans réelle portée alors que s’ouvre un cycle qui mènera à l’élection présidentielle de novembre 2024, pour laquelle il n’a pas encore dévoilé ses intentions. « À mes collègues républicains, si nous avons pu travailler ensemble lors du dernier Congrès (en fait, les républicains se sont opposés à quasiment tous les projets de loi déposés par les démocrates – NDLR), il n’y a aucune raison que nous ne puissions travailler ensemble et trouver des consensus sur des sujets importants lors de ce Congrès », a-t-il estimé, avant d’accuser ses opposants de vouloir réduire les fonds pour la Social Security (le système fédéral de retraites) et Medicare (programme fédéral d’assurance-maladie pour les plus de 65 ans). Des bancs républicains sont montés des dénégations. Joe Biden n’aime rien tant que ce genre de situation d’estrade électorale. « Bien, collègues, comme nous sommes apparemment d’accord, la Social Security et Medicare ne sont pas sur la table », s’est-il amusé. Sénateur, le même Joe Biden proposait, dans les années 1990, des coupes qu’il reproche désormais aux républicains de vouloir mettre en œuvre.

Depuis vingt ans, le centre de gravité de l’électorat démocrate a évolué vers la gauche, et l’hôte de la Maison-Blanche doit en tenir compte. Ainsi, son discours de 73 minutes a été émaillé d’appels à appliquer le programme démocrate. « Interdisez-les maintenant ! » a-t-il lancé aux élus du GOP (Grand Old Party, surnom du parti républicain), à propos des armes d’assaut. « Faites quelque chose ! » a encore invoqué Joe Biden à propos de la réforme de la police, tandis que les parents de Tyre Nichols, un jeune Africain-Américain de 29 ans tué le 7 janvier à Memphis par cinq membres d’une unité spéciale de la police, se trouvaient aux côtés de Jill Biden. Enfin, il a dénoncé les surprofits des compagnies pétrolières, proposant d’augmenter les impôts pour les plus riches, une promesse électorale qu’il n’a pas réussi à rendre effective alors qu’il disposait d’une majorité dans les deux chambres du Congrès. Tous ses propos n’engagent donc en rien l’hôte de la Maison-Blanche : ils servent principalement à la scénarisation d’une opposition avec les républicains, alors que ceux-ci vont rentrer dans la phase de désignation de leur candidat pour 2024.

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L’inévitable déclin du syndicalisme américain ?

Malgré des victoires éclatantes à Starbucks, le taux de syndicalisation a atteint, en 2022, son plus-bas historique, à 10,1 %. La renégociation, cette année, des conventions collectives à UPS et dans l’automobile constituera un nouveau test pour le mouvement syndical. (Article publié dans l’Humanité du 31 janvier 2023.)

Malgré l’éclaircie Starbucks, le ciel du syndicalisme américain continue de s’assombrir. D’après les statistiques récemment publiées par le Bureau of Labor Statistics (BLS), le taux de syndicalisation atteint son plus-bas historique, à 10,1 %. Si 273 000 salariés supplémentaires se sont syndiqués en 2022, cette augmentation de 2 % par rapport à 2021 ne suit pas le rythme de l’accroissement de la population active (3,9 %). La chute est régulière depuis 1955, sommet de la syndicalisation. Depuis les années 1980, c’est même le nombre total de syndiqués qui diminue, de 32 millions en 1979 à 14 millions aujourd’hui. Le secteur privé affiche un taux famélique (6 %), soit près de cinq fois moins que dans le secteur public (33 %).

Le regain de combativité sociale enregistré en 2022 n’a donc pas enrayé ce phénomène. Il l’a pourtant sans doute atténué. Le National Labor Relations Board, organisme fédéral chargé des relations sociales dans les entreprises, a enregistré une augmentation de 50 % des demandes de syndicalisation. Aux États-Unis, les salariés doivent signer une « pétition » pour organiser un scrutin qui ne débouchera sur la reconnaissance d’un syndicat qu’à la condition d’un vote majoritaire des salariés. L’an dernier, 1 200 élections ont ainsi été gagnées, permettant de faire reculer très légèrement les déserts syndicaux. La plus spectaculaire avancée en la matière a été enregistrée chez Starbucks, dont la direction est connue pour sa politique antisyndicale brutale.

Le mouvement a commencé à Buffalo (New York), en décembre 2021, avec la création historique d’une section syndicale dans un store (magasin). En une année, 267 Starbucks dans 174 villes de 36 États ont rejoint le mouvement, les organisations syndicales remportant 81 % des scrutins organisés avec une moyenne de 70 % de vote favorable des salariés. Pour autant, cela n’apporte que 3 626 syndiqués supplémentaires pour un total de 7 000 salariés couverts par des accords de convention collective. Si cette campagne a indéniablement changé la tonalité du débat national sur le sujet, elle n’a eu numériquement que peu d’impact sur les données domestiques, sur lesquelles pèse évidemment la perte continue des emplois industriels. Depuis 2000, plus de 2 millions d’emplois syndiqués ont disparu, 70 % d’entre eux provenant du secteur manufacturier.

Un autre facteur expliquant ce recul du fait syndical réside dans des législations votées depuis les années 1990 par des États où les républicains sont majoritaires. Paradoxalement baptisées Right to Work (droit au travail), elles constituent de redoutables armes aux mains des grandes entreprises pour juguler les demandes d’organisation collective. Le sud du pays, où les mastodontes de l’automobile ont commencé à « délocaliser » en interne dès les années 1970, demeure une espèce d’immense désert syndical : les deux Carolines (du Sud et du Nord) affichent les taux de syndicalisation les plus bas du pays (1,7 et 2,8 %), juste devant le Texas (4,1 %), la Géorgie (4,4 %) et la Floride (4,5 %). À l’autre extrême du spectre, on trouve New York (20 %) et la Californie (16 %), les deux États accueillant un tiers de l’ensemble des syndiqués des États-Unis. Ces États ont été les pionniers dans l’instauration du salaire minimum à 15 dollars, une réalité désormais pour un tiers des salariés du pays. Cela relève évidemment plus de la corrélation que de la coïncidence. Les statistiques du BLS confirment que les salaires sont supérieurs dans des secteurs d’activité syndiqués, où le salaire hebdomadaire s’établit à 1 216 dollars, contre 1 029 dollars en l’absence de syndicats.

Enfin, dernière explication à ce reflux de long terme : les effets de la stratégie du mouvement syndical, qui a fait « très tôt le choix de se focaliser sur la négociation collective au service exclusif de ses membres, au détriment de solidarités plus larges », comme le rappellent les autrices Catherine Sauviat et Laurence Lizé, dans leur livre la Crise du modèle social américain (Presses universitaires de Rennes). « Ce choix l’a conduit à développer des pratiques gestionnaires aux dépens de pratiques plus militantes et plus solidaires. Ce faisant, il s’est coupé des grands mouvements de contestation et de lutte qui ont ponctué l’histoire politique et sociale américaine dans des années 1960 et 1970. Il s’est ainsi laissé enfermer dans un rapport de forces de plus en plus déséquilibré avec les employeurs au niveau de l’entreprise, sans relais dans les institutions sociales, économiques et politiques du pays », ajoutent-elles.

Symbole de cette stratégie : le traité de Détroit, accord historique passé entre l’UAW (United Auto Workers) et les Big Three (Ford, General Motors et Chrysler), les compagnies automobiles s’engageant à assurer des salaires élevés et une protection sociale complète, tandis que l’organisation syndicale renonçait à la mobilisation militante en faveur d’une négociation en bilatérale avec les directions d’entreprise. Si les compagnies automobiles ont depuis progressivement rogné les acquis, l’UAW n’a pas changé sa posture d’un iota. Celle-ci se trouve d’ailleurs de plus en plus contestée par les syndiqués eux-mêmes, comme en atteste l’élection de son président en ce mois de janvier. Le favori de la direction sortante, Ray Curry, n’a obtenu que 38,2 % des suffrages, talonné, avec 37 %, par Shawn Fain, adepte d’un syndicalisme de mobilisation. Le taux de participation – 11 % – en dit assez long sur la crise que traverse l’un des principaux syndicats du pays. L’issue du second tour déterminera la position de l’UAW, alors que la convention collective avec les Big Three va être renégociée cette année. Hasard du calendrier : à UPS aussi, on va négocier un nouveau contrat alors que la direction du syndicat des teamsters (routiers) se veut plus offensive. « Ces combats vont concerner 500 000 syndiqués, rappelle le magazine marxiste Jacobin. L’ensemble des salariés regardera pour voir si les syndicats peuvent encore combattre et gagner. »

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Le spectre de la défaite plane sur le parti de Biden

Faute de mobiliser leur électorat, les démocrates devraient perdre leur majorité au Congrès lors des élections de mi-mandat, qui se déroulent ce mardi. Seule incertitude : l’ampleur du revers. (Article publié dans l’Humanité du 8 novembre 2022).

La « malédiction » va encore frapper. Seule l’intensité demeure inconnue. La « malédiction », c’est celle des « midterms », ces élections qui interviennent au milieu du mandat présidentiel. Elles s’apparentent le plus souvent à un référendum sur le parti au pouvoir et cela tourne rarement à l’avantage de celui-ci. W. Bush en 2006, Obama en 2010 puis 2014 et Trump en 2018 avaient essuyé des revers, voire de lourdes défaites. À cinq reprises seulement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’hôte de la Maison-Blanche a réussi à sauvegarder sa majorité au Congrès. Le dernier « exploit » en date remonte à 2002 lorsque, dans le climat nationaliste post-11Septembre, George W. Bush avait même renforcé son emprise au Congrès.

Tout semble en place pour que Joe Biden n’échappe pas à la règle. Les derniers sondages accordent un léger avantage en nombre de voix aux républicains. Cela suffira au GOP (Grand Old Party, son surnom) pour reprendre la Chambre des représentants, au sein de laquelle les démocrates ne disposent que d’une majorité de 5 sièges. Le « redécoupage » électoral (gerrymandering), où les républicains se montrent plus « habiles » que les démocrates, et la plus forte concentration des électeurs progressistes dans les circonscriptions des deux côtes (Est et Ouest) rendent la tâche encore plus ardue cette année qu’en 2020 pour le parti de Biden. Ce dernier devrait s’assurer une avance de 3 % pour prétendre y préserver sa majorité, ce qui relèverait du quasi-miracle politique au regard des derniers sondages. Selon le site RealClearPolitics, les démocrates devraient perdre une trentaine de sièges. Le sort de la Chambre quasiment scellé, la conquête du Congrès par les républicains va donc se jouer au Sénat, où l’actuelle égalité parfaite (50-50) entre les deux camps est départagée par la voix prépondérante de la vice-présidente Kamala Harris. Quatre « duels » s’avèrent cruciaux : en Pennsylvanie (où ce week-end, Joe Biden, Barack Obama et Donald Trump ont fait campagne), Géorgie, Arizona et Nevada, soit quatre États qui avaient accordé une maigre majorité en voix à Joe Biden lors de l’élection présidentielle en 2020, lui permettant d’être majoritaire au « collège électoral. » Les derniers sondages indiquent que les candidats démocrates et républicains s’y trouvent au coude-à-coude. « Sauver » le Sénat reviendrait pour les démocrates à empêcher les républicains de légiférer. Deux ans de blocage institutionnel (d’ici le prochain scrutin présidentiel de 2024) s’annonceraient sans doute sous de moins sombres augures pour le pays que deux années de majorité républicaine au Congrès. Comme le chantent les supporters de football américain lorsque leur équipe est assiégée : « Défense, défense, défense ».

Pourtant, en août, les stratèges du parti de l’âne ont été traversés d’une idée « offensive ». Celle-ci a prospéré à partir des résultats d’un référendum au Kansas, un État conservateur où Donald Trump a recueilli 56 % des suffrages en 2020. Le 2 août, 59 % des électeurs décidaient de maintenir le droit à l’avortement dans la Constitution locale. Quelques semaines après la décision de la Cour suprême de ne plus considérer comme constitutionnel le droit à l’IVG, cette victoire éclatante pour le mouvement « pro-choix » avait été permise par une inscription massive d’électrices. Dès lors, pour l’appareil démocrate, la martingale pouvait reposer dans ce seul mot : « abortion » (avortement), transformé en message central d’un parti pourtant au pouvoir depuis dix-huit mois.

Ce songe d’une fin d’été a vite viré à une sorte de lent cauchemar quand les courbes des sondages, après s’être redressées, ont de nouveau plongé. Comme souvent, c’est Bernie Sanders qui a sonné l’alarme. Dans un point de vue publié par le quotidien britannique The Guardian, le sénateur socialiste écrivait : « De mon point de vue, tandis que la question de l’avortement doit demeurer au premier plan, ce serait une faute politique pour les démocrates d’ignorer l’état de l’économie et permettre aux mensonges et distorsions des Républicains de rester sans réponse. » L’un de ses proches, le député de Californie, Ro Khanna, quant à lui, partageait sa stupeur stratégique : « Nous devrions crier sur tous les toits que nous mettons de l’argent dans les poches de ceux qui travaillent et que nous ramenons les emplois délocalisés tandis qu’ils (les républicains – NDLR) veulent diminuer les impôts pour les riches. » Très peu de candidats démocrates ont en effet mené campagne sur la loi IRA (Inflation Reduction Act), certes plus modeste que le plan initial (Build Back Better) mais prévoyant notamment un investissement de 370 milliards sur dix ans afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’annulation d’une partie de la dette étudiante, une promesse de campagne de Joe Biden, tardivement mise en œuvre, passe également sous les radars de la campagne. Quant à l’inflation, c’est la patate chaude dont personne ne veut. Pourtant, comme le rappelle dans un tweet Robert Reich, ancien ministre du Travail de Bill Clinton et désormais proche de l’aile gauche, « il faut rappeler que si l’inflation est à son plus haut depuis cinquante ans, les profits sont à leur plus haut depuis soixante-dix ans ». Un « angle d’attaque » ignoré par l’immense majorité des candidats démocrates dont un certain nombre, il est vrai, financent leurs campagnes grâce aux dons de ces mêmes grandes entreprises. Même pusillanimité concernant la question de la criminalité, sujet fétiche des républicains. Les récentes données du Bureau of Justice Statistics indiquent que les taux de crimes violents n’ont pas varié ces dernières années, contrairement aux assertions du GOP. Une enquête du Center for American Progress montre que les chiffres des homicides sont moins élevés dans les villes où les procureurs sont progressistes que dans celles où ils sont plus attachés à la doxa répressive. Munition ignorée par les démocrates qui ont préféré, Joe Biden en tête, mettre en garde, dans la dernière ligne droite, contre le danger pour la démocratie que représenterait un retour en force au Capitole d’un Parti républicain radicalisé.

Au final, le parti du président en place a méprisé des leviers qui lui auraient permis de mobiliser son électorat. Dans un pays ultrapolarisé, l’élection se joue sur le différentiel de participation, beaucoup plus que sur les « swing voters » (les électeurs indécis). Les républicains, chauffés à blanc par le trumpisme, répondront présent. La variable principale réside donc au sein des franges essentielles de l’électorat démocrate, déçues par le bilan de Biden, à savoir les jeunes et les « minorités », qui, dans un dernier sursaut principalement motivé par l’anti-trumpisme, pourrait démentir le scénario. Car, dans l’ombre de ces midterms, se profile le spectre d’un retour de Donald Trump. Celui-ci envisagerait d’annoncer sa candidature à la prochaine élection présidentielle dès la semaine prochaine. D’une « malédiction » à l’autre.

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« Comment les institutions favorisent les républicains »

Entretien avec Ludivine Gilli, Docteure en histoire, directrice de l’Observatoire de l’Amérique de Nord de la Fondation Jean-Jaurès et autrice (« La révolution conservatrice aux États-Unis »). La chercheuse y décrypte la stratégie des républicains qui s’appuient sur le système politico-institutionnel pour renforcer leur emprise sur la société. (Entretien publié dans l’Humanité du 8 novembre)

Si les républicains sont régulièrement minoritaires dans les urnes (W. Bush est le seul candidat républicain à avoir remporté le « vote populaire » depuis la fin de la guerre froide), ils réussissent néanmoins à engranger des victoires politiques. Tentatives d’explications de ce paradoxe.

En quoi le système politico-judiciaire favorise-t-il les républicains et permet à un « vent réactionnaire », comme vous le nommez, de souffler sur les États-Unis ?

C’est au Sénat qu’il faut s’intéresser en priorité pour comprendre l’avantage dont bénéficient aujourd’hui les républicains et comment il permet à certaines idées minoritaires de s’imposer à une majorité plus modérée. Chacun des 50 États – quelle que soit sa population – est doté de deux sénateurs. Les États les moins peuplés sont donc surreprésentés par rapport à leur poids démographique. Or, aujourd’hui, les États les moins peuplés sont principalement conservateurs. Les républicains sont donc surreprésentés au Sénat par rapport à leur poids au sein du pays. Ils parviennent ainsi à voter des lois conservatrices en décalage avec la volonté populaire ou à bloquer des lois progressistes. De plus, c’est au Sénat que se joue le lien avec le pouvoir judiciaire : ce sont les sénateurs qui confirment les juges fédéraux, au premier rang desquels les juges à la Cour suprême. Par ce biais, l’avantage républicain au Sénat se répercute au sein de l’appareil judiciaire, qui s’est politisé au cours des dernières décennies et dont le pouvoir sur la société est considérable. C’est ainsi que les décisions réactionnaires rendues en juin 2022 par la Cour suprême sur l’avortement, les armes à feu ou le changement climatique deviennent possibles, à rebours de l’opinion publique. Rappelons en effet qu’une très large majorité de la population est favorable au droit à l’avortement dans tous ou la plupart des cas, comme elle est favorable à certaines restrictions d’accès aux armes ou au mariage pour tous.

Les républicains ne se contentent pas d’utiliser les institutions, ils portent atteinte à la démocratie. Le 6 janvier ne constituait donc pas un accident ou une parenthèse ?

L’avenir fera peut-être du 6 janvier 2021 une parenthèse si le climat s’assainit. En revanche, il ne s’agit en effet pas d’un accident. L’attaque portée contre le Capitole ce jour-là est l’aboutissement des méthodes de plus en plus contestables mises en œuvre au fil des ans par les républicains les plus conservateurs. Ils ne se sont pas contentés de l’avantage structurel dont ils disposent. Ils l’ont exploité pour se maintenir au pouvoir. Par exemple en dessinant des contours avantageux aux circonscriptions électorales sur lesquelles ils avaient la main. C’est le « gerrymandering », que démocrates comme républicains ont pratiqué et pratiquent toujours dans plusieurs États. Certains États républicains sont cependant allés plus loin encore en limitant l’accès au vote de leurs opposants par une multitude de mesures comme la suppression de bureaux de vote dans les quartiers votant davantage démocrate, ou le renforcement des contraintes pour s’inscrire sur les listes électorales. Et aujourd’hui, des centaines de candidats républicains aux élections de mi-mandat continuent de nier la victoire de Joe Biden aux élections de 2020 et refusent de promettre qu’ils accepteront les résultats des élections de 2022, arguant de fraudes dont l’occurrence est pourtant rarissime.

Quelles options s’offrent aux démocrates pour contrer cette « révolution conservatrice » minoritaire ?

Dans l’immédiat, les démocrates disposent de peu d’options pour inverser la tendance. À court terme, leur seule option est de parvenir à mobiliser davantage d’électeurs qui leur sont favorables mais boudent les urnes. Sans cela, ils resteront structurellement handicapés au sein des trois pouvoirs fédéraux : le législatif, l’exécutif (du fait du suffrage présidentiel indirect) et le judiciaire, car les juges fédéraux sont nommés par le président et confirmés par le Sénat. La Cour suprême compte actuellement 6 juges conservateurs contre 3 progressistes. Tous sont nommés à vie. Étant donné leurs âges respectifs, la majorité conservatrice a de bonnes chances de rester en place jusqu’aux années 2050, sauf réforme d’ampleur. De plus, les mêmes dynamiques sont à l’œuvre sur le plan local. C’est d’ailleurs en partie la mainmise des conservateurs sur le pouvoir local qui leur permet de préserver leur pouvoir fédéral car les circonscriptions électorales avantageuses sont dessinées par les États. Dans ces circonstances, les démocrates peuvent mettre en place leurs politiques dans les États qu’ils tiennent, mais pour obtenir un effet rapide au niveau fédéral, il faudrait une réforme structurelle… qui nécessiterait une majorité qualifiée au Congrès, et donc des voix républicaines qui ne viendront pas.

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Droit à l’avortement: le grand bond en arrière

La Cour suprême a aboli l’arrêt Roe v. Wade, datant de 1973, qui faisait de l’interruption volontaire de grossesse un droit protégé par la Constitution. Dans la foulée, le Missouri est le premier Etat à interdire ce droit.

Le corps des femmes américaines n’est plus protégé par la Constitution. Ainsi en a décidé vendredi 24 juin la Cour Suprême des États-Unis dans un arrêt au contenu malheureusement attendu depuis qu’une première ébauche avait fuité début mai. L’arrêt Roe v. Wade, pris en 1973, qui considérait le droit à l’avortement comme constitutionnel est invalidé. Il faudra lire avec précision les deux cent pages de ce nouvel arrêt qui sera connu sous le nom de Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, mais le premier « draft », obtenu et publié par le site journalistique Politico livrait des indications qui n’ont pas été contredites.

« Nous estimons que Roe v. Wade doit être annulé » : ces mots figuraient en toutes lettres dans le document, laissant augurer du pire. Les arguments avancés par le signataire de l’avis de la majorité de la Cour – Samuel Alito, un spécialiste des commentaires publics à caractère directement politiques voire militants – semblaient déjà sans appel : « La conclusion inéluctable est que le droit à l’avortement n’est pas profondément enraciné dans l’histoire et les traditions de la Nation » et qu’il « n’est protégé par aucune disposition de la Constitution ».

« La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit« , écrit, dans la version finale, le même juge Samuel Alito qui estime que Roe v. Wade « était totalement infondé dès le début » et « doit être annulé ».

La Cour Suprême, libre de déterminer les dossiers sur lesquels elle s’exprime, avait décidé, l’automne dernier, de se saisir d’une loi votée par le Mississippi en 2018 qui interdisait tout avortement après 15 semaines de grossesse. Les élus locaux savaient pertinemment que le texte contrevenait à la jurisprudence de 1973 et qu’il serait bloqué par la justice. Leur stratégie était de remonter un à un les échelons du système judiciaire américain jusqu’au sommet : la cour suprême. Depuis 2019, les législatures d’État dominées par le GOP ont voté pas moins de 300 nouvelles règles dans 28 États. La Géorgie a, par exemple, interdit l’IVG dès le premier battement de cœur du fœtus. L’Alabama totalement, y compris en cas de viol ou d’inceste.

Le tremblement de terre politique que vient de déclencher la cour suprême a été préparé de longue date par le mouvement conservateur de plus en plus en osmose avec la droite chrétienne. Invalider Roe est devenu au fil des années un marqueur pour tout candidat républicain que le « bloc évangélique » (la formule est de John Mason, professeur de sciences-politiques), prenait de plus en plus de pouvoir au sein du GOP. Et c’est d’ailleurs pour cette raison – faire la peau du droit à l’avortement – que Donald Trump, dont la personnalité répond assez peu aux standards de vie des fondamentalistes chrétiens, avait recueilli, en 2016 et 2020, 77 % puis 84 % des suffrages des électeurs évangéliques blancs. La nomination par un président pourtant minoritaire dans les urnes (3 millions de voix de moins que Hillary Clinton) de trois nouveaux juges (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) a permis de « sécuriser » une majorité ultraconservatrice au sein de la plus haute instance judiciaire des États-Unis, dont le rôle dans un pays de « common law », où la jurisprudence fait aussi le droit, est donc forcément très politique.

Voilà qui est donc fait : « Roe v. Wade » est à terre. Dans la foulée, le Missouri a été le premier État à interdire l’avortement. Une douzaine d’autres (Arkansas, Idaho, Kentucky, Louisiane, Mississippi, Dakota du Nord et du Sud, Oklahoma, Tennessee, Texas, Utah et Wyoming). Ces derniers, tous dirigés par les républicains, ont voté durant ces dernières années des « trigger laws » (littéralement « lois gâchettes ») : elles étaient anticonstitutionnelles hier car elles contrevenaient à « Roe », elles s’appliquent donc automatiquement. D’autres États conservateurs ne tarderont pas à faire voter des lois dans le même sens. Le pays sera rapidement coupé en deux.

Pour le mouvement conservateur, la victoire politique est éclatante, mais elle ne signe pas la cessation des « hostilités » sur le sujet. Comme le rappelait Ryan Grim, journaliste pour le site d’investigation The Intercept, juste après la fuite du « draft » : « laisser le choix du droit à l’avortement aux États n’est évidemment pas le but final. Leur but est de l’interdire partout. » Mitch Mc Connell, le leader des républicains au Sénat, avait laissé entendre que cela pourrait faire l’objet d’une loi si le GOP remportait les élections de mi-mandat de novembre prochain. Il se heurterait pourtant au même obstacle qu’il oppose aux démocrates tentant de légiférer au Congrès afin de « sacraliser » le droit à l’avortement : le fameux « filibuster », cette pratique d’obstruction parlementaire qui nécessite une supermajorité de 60 sénateurs – ce dont ne disposent ni les démocrates, ni les républicains – pour les lois autres que budgétaires.

Faute de possibilité dans le champ de la loi, le mouvement conservateur avance ses pions dans celui du droit. Sa prochaine bataille réside dans la reconnaissance du statut de personnalité au « fœtus ». En ce cas, il serait placé sous la protection du 14e amendement de la Constitution.Ce dernier a été ratifié après la guerre de Sécession, en 1868, et visait à protéger les droits des anciens esclaves émancipés par le 13e amendement (1865) en garantissant la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis (droit du sol) et en en affirmant l’égale protection face à la loi de tous ceux qui se trouvent sur le territoire. Si, par une décision jurisprudentielle, le fœtus était reconnu comme un individu, dès la conception ou dès le premier battement de cœur, le 14e amendement s’appliquerait à lui.

Même les plus conservateurs des juges – notamment Antonin Scalia – ont toujours émis les plus grands doutes sur cette théorie. Mais le principe d’une dynamique – et c’est bien ce qu’a enclenché la droite chrétienne – est de faire sauter des verrous considérés comme solides peu de temps avant. La preuve: dans un texte complémentaire à l’avis majoritaire dans le cas de Roe v. Wade, le juge Clarence Thomas avance des arguments afin de renverser des jurisprudences qui autorisent aujourd’hui la contraception, les relations entre personnes du même sexe ainsi que le mariage gay.

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Tueries de masse : les Etats-Unis face au démon des armes

Après un nouveau massacre dans une école du Texas, la question de cette violence endémique se repose, comme celle de l’incapacité des pouvoirs publics à l’endiguer. (Article publié dans l’Humanité du 27 mai 2022.)

«C’est presque comme une rediffusion. » Une école, des balles, des enfants morts… Neil Heslin a vécu cela en 2012 à Newton (Connecticut) où son fils Jesse Lewis a fait partie des victimes de la pire tuerie dans une école primaire aux États-Unis (26 morts, dont 20 enfants). Et c’est donc à une « rediffusion » qu’il a eu le sentiment d’assister – comme des millions d’Américains –, mardi, en ouvrant son poste de télévision. Une école, des balles, des enfants morts. À Robb Elementary School, à Uvalde, une ville de 15 000 habitants à 150 kilomètres à l’ouest de San Antonio, Texas. Dix-neuf gamins de 7 à 10 ans et deux enseignantes tués.

Le meurtrier : un adolescent de 18 ans (depuis le 16 mai), Salvador Ramos, un Latino de nationalité américaine. Comme Adam Lanza, il y a près de dix ans à Newton, qui avait commencé le massacre en tuant sa propre mère, il a d’abord tiré sur un de ses proches (en l’occurrence sa grand-mère, dont l’état est annoncé comme stable). Puis, vêtu d’une tenue paramilitaire et armé de deux fusils semi-automatiques, il s’est rendu dans l’établissement scolaire qui accueille plus de 500 enfants, dont près de 90 % d’origine hispanique. Le tout annoncé via des messages privés sur Facebook, dans lesquels pourtant il ne livre aucune clé sur les motifs du massacre qu’il s’apprête à déclencher. Le 14 mai, les intentions racistes du tueur étaient claires : Payton Gendron, également âgé de 18 ans, adepte du « grand remplacement », a exécuté dix personnes dans le supermarché d’un quartier africain-américain de Buffalo (État de New York) avec un fusil automatique sur lequel il avait écrit « Nigger », avant d’être arrêté par les forces de police. Salvador Ramos, lui, a été tué par une unité spéciale près d’une heure après son irruption dans l’établissement.

« Rediffusion ». L’Amérique sous le choc, mais différemment. Une Amérique crie : « Assez ! » Une Amérique prie. Deux pays irréconciliables, même dans le deuil, qui se sont incarnés lors d’une conférence de presse, mercredi. Organisée par Greg Abbott, le gouverneur du « Lone Star State », elle a été interrompue par Beto O’Rourke, son concurrent démocrate lors du prochain scrutin de novembre, surgissant pour accuser les élus républicains « de ne rien faire », avant d’être accompagné vers la sortie par la sécurité. Greg Abbott a pu ensuite reprendre le fil de ses sophismes, estimant que si Salvador Ramos ne présentait aucun casier d’antécédents psychiatriques, « toute personne qui tue quelqu’un a un problème de santé mentale ». Interrogé sur le fait qu’un jeune de 18 ans puisse avoir accès à une arme semi-automatique comme celle utilisée par le tueur d’Uvalde, le gouverneur a répondu que, depuis soixante ans, on peut acheter au Texas, dès cet âge, un « fusil long », faisant mine de confondre la forme d’une arme et sa cadence de tir. Quant à son adjoint, le lieutenant gouverneur Dan Patrick, il n’envisage d’autres solutions que des entrées uniques dans les écoles pour filtrer  et l’armement des enseignants « là où les écoles le souhaitent ». Les officiels du deuxième État le plus peuplé du pays, l’un des plus laxistes en matière de contrôle des armes à feu depuis l’adoption d’une loi, l’an dernier, abrogeant la nécessité d’un permis pour les acheteurs de plus de 21 ans, ne comptent donc prendre aucune initiative législative. Pourtant, selon un sondage réalisé la même année par l’université du Texas et le journal The Texas Tribune, 60 % des habitants de l’État se disaient opposés à la levée de ces restrictions

La même distorsion se reproduit à l’échelle fédérale : une majorité d’Américains se prononcent pour le renforcement du contrôle des armes (vérification des antécédents, interdiction des armes semi-automatiques), mais le lobby des armes bloque toute loi sur le sujet (lire page 4). Selon une étude du Pew Research Center, 53 % des Américains se disent favorables à des lois plus strictes, contre 32 % qui se satisfont de leur état actuel et 14 % qui préféreraient une législation encore moins stricte. La ligne de partage suit les lignes partisanes entre électeurs démocrates, largement favorables au renforcement du contrôle, et républicains, de plus en plus hostiles. Pourtant, lorsque des mesures spécifiques sont évoquées, un consensus se dégage sur au moins trois d’entre elles : empêcher toute personne présentant des problèmes psychiatriques d’acheter des armes, soumettre les achats sur Internet ou dans des foires à une vérification d’antécédents, interdire de porter une arme dissimulée sans un permis spécifique. Même si leur base y concède, les élus républicains les refusent de toutes leurs forces.

C’est ce que les Américains devraient sans doute encore une fois constater dans les jours et semaines qui viennent. Une loi existe : elle a été votée à deux reprises (en 2019 et 2021) par la Chambre des représentants à majorité démocrate. En totale osmose avec la NRA (National Rifle Association), les républicains veulent empêcher son adoption. Leur tactique est à chaque fois la même : utiliser le fameux « filibuster », cette obstruction parlementaire qui permet de bloquer toute loi autre que budgétaire au Sénat, si une supermajorité de 60 sénateurs (sur 100) ne la votent pas. Les démocrates disposent actuellement d’une majorité simple de 50 sénateurs. La grande loi sociale et climatique de Joe Biden s’est brisée sur ce mur. Tout comme une loi garantissant le droit à l’avortement, alors que la Cour suprême s’apprête à invalider l’arrêt Roe v. Wade qui le garantit. Jeff Merkley, député démocrate de l’aile gauche, l’a ainsi rappelé : « Pour s’attaquer au problème des armes, il faut s’attaquer au fait que le Sénat est une institution brisée. » L’abrogation du « filibuster » ne nécessite que 50 voix, mais deux démocrates (Joe Manchin et Kyrsten Sinema) s’y refusent, ramenant l’appel de Joe Biden (« Il est temps de transformer la douleur en action ») à un vœu pieux, préparant la répétition d’un scénario connu qui se termine immuablement par une nouvelle tuerie. Comme une énième « rediffusion ».

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La puissance intacte du lobby des armes

Pourtant minoritaire dans l’opinion publique, il empêche le vote de toute législation encadrant même au minimum l’achat et le port d’armes à feu. (Article publié dans l’Humanité du 27 mai 2022.)

La réunion se tiendra aujourd’hui comme prévu. À Houston, dans l’État où s’est déroulée, mardi 24 mai, une nouvelle tuerie de masse, la National Rifle Association tient son premier meeting annuel depuis trois ans. Donald Trump y est attendu, ainsi que le gouverneur du Texas, Greg Abbott. Nul doute qu’une fois expédiée la sympathie pour les familles, ils répéteront tous en chœur la doxa du lobby des armes à feu : ce sont les humains qui tuent, pas les armes, donc il est inutile de légiférer sur la possession de ces dernières. Mieux : une arme entre les mains d’un good guy peut devenir la solution. Même si l’organisation traverse des problèmes internes, avec Wayne LaPierre, son président depuis trente ans, sur la sellette, son emprise sur la politique américaine ne semble pas se relâcher. Elle le doit à ses 4 millions de membres, mais aussi et surtout à la bataille idéologique qu’elle a menée depuis des décennies, conjointement avec les fabricants d’armes à feu (20 millions vendues rien que l’an dernier) et le Parti républicain, désormais totalement acquis à leur cause.

Le lobby des armes a d’abord imposé sa lecture absolutiste du célèbre deuxième amendement de la Constitution. Que dit-il ? « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes. » Rédigé dans le contexte d’un pays en formation après une guerre d’indépendance où les « milices » ont joué un rôle d’importance, cet amendement assure, selon ceux qui en ont une interprétation « relativiste », un droit collectif. Mais dans le débat public comme devant les tribunaux, c’est la notion de possession individuelle qui prime. En 2008, dans le cas du District of Columbia v. Heller, la Cour suprême avait estimé, pour la première fois, que le deuxième amendement protégeait un droit individuel à détenir et garder des armes chez soi dans le but de se défendre. Au nom de cette jurisprudence, une cour d’appel fédérale vient d’ailleurs de bloquer une loi californienne qui interdisait la vente d’armes semi-automatiques aux personnes de moins de 21 ans. Elle a ajouté un autre argument presque terrifiant : la tradition, depuis la fondation du pays, qui autorise les jeunes adultes à porter des armes. En juin, la plus haute instance judiciaire du pays pourrait encore élargir la brèche, dans le cas d’une loi de l’État de New York, et rendre de plus en plus difficiles des législations visant au contrôle des conditions de vente d’armes par les États fédérés eux-mêmes.

Comme pour l’avortement, la seule solution passerait alors par une loi fédérale, qui se heurtera au « filibuster ». Droit à l’avortement et contrôle des armes à feu : d’autres analogies existent entre deux des plus brûlants dossiers de la politique américaine. Dans les deux cas, l’opinion publique, favorable au droit des femmes à disposer de leur corps comme au renforcement des contrôles sur les achats d’armes, s’inscrit à rebours des positions républicaines. Dans les deux cas, les « bases » (chrétiens évangéliques, détenteurs d’armes à feu) sont en rétractation numérique. Les deux racontent la même capacité d’une minorité à imposer ses vues via des institutions datant du XVIIIe siècle.

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