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Bernie Sanders appelle à une « correction majeure de trajectoire »

Dans un entretien au quotidien britannique The Guardian, le sénateur socialiste souhaite que la grande loi sociale et climatique soit mise au vote au Congrès. (Article publié dans l’Humanité du 13 janvier 2022.)

Vingt-quatre heures avant le grand discours de Joe Biden sur les droits civiques à Atlanta, Bernie Sanders avait déclenché le signal d’alarme. Dans un entretien accordé au quotidien britannique The Guardian, le président de la puissante commission du Budget au Sénat appelait les démocrates à une « correction majeure de trajectoire » en se concentrant sur les besoins des classes populaires et en s’opposant aux « puissants intérêts des grandes entreprises ». « Ce n’est pas un grand secret que le Parti républicain obtient de plus en plus de soutien de la part des salariés. Ce n’est pas parce que le Parti républicain a quoi que ce soit à leur dire. C’est parce que, de bien des façons, le Parti démocrate leur a tourné le dos », argumente Bernie Sanders.

Il fait évidemment référence à la loi Build Back Better, votée par la Chambre des représentants mais bloquée au Sénat par le refus du sénateur démocrate Joe Manchin. Bernie Sanders avait demandé aux dirigeants démocrates de soumettre au vote ce « package » législatif, afin que chacun assume son choix. Soit exactement la stratégie désormais adoptée par Joe Biden sur la question des droits civiques. « Les gens peuvent comprendre que, parfois, vous ne disposez pas des votes suffisants, expose le sénateur socialiste. Mais ils ne peuvent pas comprendre que vous n’ameniez pas au vote des lois importantes qui ont le soutien de 70 à 80 % des Américains. »

Interviewé le 6 janvier, soit le jour anniversaire de l’assaut du Capitole, Bernie Sanders défend l’idée que le meilleur moyen de sauver la démocratie ne réside pas seulement dans des lois protégeant le droit de vote mais plutôt  de s’attaquer aux inquiétudes « de la vaste majorité des Américains », pour lesquels « il y a une déconnexion entre la réalité de leur vie et ce qui se passe à Washington ». Il a rappelé que des millions d’Américains vivaient des « réalités douloureuses » telles que les « bas salaires, des emplois sans issue, des dettes personnelles, l’absence de logement ou le manque de couverture maladie ».

L’aile gauche de la coalition démocrate s’est sentie flouée par la façon dont le vote a eu lieu avec deux grandes lois rassemblant les principales promesses de campagne de Joe Biden : la première portant sur les infrastructures, la seconde sur des réformes sociales (création d’un congé maladie et parental, programme public d’aide à la garde d’enfants, création de 300 000 emplois publics pour faciliter la transition écologique). Elle souhaitait lier l’adoption des deux. L’establishment démocrate a préféré découpler, ouvrant la porte à l’obstruction de Joe Manchin, avec lequel Joe Biden a négocié dans les salons feutrés sans le faire bouger d’un iota.

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Nouveau produit chez Starbucks : le syndicat

Les salariés de deux cafés de Buffalo ont voté en faveur de la création d’une section syndicale, une grande première au sein de cette multinationale. (Article publié dans l’Humanité du 13 décembre 2021.)

Ils et elles s’appellent Will, Michelle ou Lexi. Ils et elles sont salarié·es (« partenaires », dans la novlangue entrepreneuriale), moyennement payé·es, souvent peu qualifié·es. Ils et elles sont désormais le pire cauchemar d’une multinationale mondialement connue. Jeudi, ils et elles ont fait l’histoire sociale des États-Unis en votant en faveur de la création d’un syndicat dans deux cafés Starbucks de Buffalo, deuxième ville (260 000 habitants) de l’État de New York. « C’est une victoire tellement énorme, un rêve devenu réalité », s’est réjouie l’une des employés, Lexi Rizzo, citée par l’AFP. « C’est l’aboutissement d’un long chemin », a réagi Michelle Eisen, employée depuis plus de onze ans dans l’un des deux cafés. La bataille a été tellement dure, raconte-t-elle, « avec tout ce que Starbucks nous a jeté à la figure ».

Le coup porté à la chaîne, qui pèse 26 milliards de dollars de chiffre d’affaires et 3,5 milliards de profits, est d’importance : à l’instar d’Amazon, elle s’était juré d’empêcher toute syndicalisation. Les deux firmes ne partagent pas seulement leur « lieu de naissance » (Seattle) mais aussi une même rhétorique. Elles prétendent apporter à leurs employés un salaire, une protection sociale et des conditions de travail décents. Tout plutôt qu’un syndicat. Sentant le vent d’un mouvement de revendication salariale monter, Starbucks comme Amazon avaient d’ailleurs porté leur salaire minimum à 15 dollars. Comme on boucle à double tour une porte coupe-feu. L’étincelle née dans les fast-foods de New York en 2012 – « 15 dollars plus un syndicat » – était devenue brasier. Les deux compagnies ont consenti à l’augmentation du salaire minimum pour mieux conjurer le spectre syndical. Et pour cause. Will Westlake, 24 ans, dont le témoignage a été recueilli par l’AFP, a rapidement vu l’envers du décor du discours officiel sur les valeurs progressistes de Starbucks : « Quand j’ai commencé, je me suis rendu compte que ce n’était pas forcément le cas. » Il découvre que les salaires n’évoluent pas et que les cadences de travail sont intenses.

En pleine campagne pour la syndicalisation, les « partenaires » de Buffalo ont reçu la visite de Brittany Harrison. Ancienne manager d’un Starbucks en Arizona, elle est considérée comme une « lanceuse d’alerte » après avoir témoigné des « méthodes » de la direction de la chaîne dans un article publié par le New York Times. Aussitôt licenciée et privée de protection sociale alors qu’elle se trouve en pleine chimiothérapie pour lutter contre une leucémie. La jeune femme de 28 ans avait raconté par le menu toutes les pratiques et manœuvres antisyndicales de Starbucks. Un récit qui prenait tout son sens au moment où défilaient à Buffalo « managers » et responsables régionaux, maniant alternativement « fake news », menaces voilées et « carottes » (annonce du relèvement des salaires et de la prise en compte de l’ancienneté). Elles n’ont pas suffi. «Même s’il s’agit d’un petit nombre de travailleurs, le résultat a une énorme importance symbolique et les symboles sont importants lorsqu’il s’agit d’organiser un syndicat, commente pour le New York Times John Logan, professeur à l’université de San Francisco. Les travailleurs qui veulent constituer un syndicat aux États-Unis doivent prendre des risques considérables et cela aide s’ils constatent que d’autres ont pris ces risques et ont réussi. » C’est bien la crainte de Starbucks : que les cafés d’Elmwood Avenue et près de l’aéroport de Buffalo constituent désormais le « ground zero » de la syndicalisation dans la chaîne. « Je ne pense pas que cela va s’arrêter à Buffalo », estime d’ailleurs Lexi Rizzo, dans le quotidien new-yorkais. « Cela pourrait déclencher une vague au sein de l’entreprise », confirme à l’AFP Cedric de Leon, professeur de sociologie à l’université Massachusetts Amherst.

Cette victoire saluée comme « historique » par Bernie Sanders intervient dans un climat général de mobilisations sociales et de grèves actives. Le mois d’octobre a marqué un point culminant. En pleine reprise économique, les conflits se sont multipliés, des étudiants-chercheurs d’Harvard et Columbia aux mineurs de l’Alabama, en passant par les « petites mains » des studios d’Hollywood, les ouvriers de la métallurgie et de l’agroalimentaire, donnant naissance sur les réseaux sociaux au mot « Striketober », contraction de « strike » (grève) et « october » (octobre). La lutte des travailleurs de John Deere, leader mondial de machines agricoles, s’est soldée par une victoire totale avec l’augmentation des salaires de 20 % sur les six ans du nouvel accord d’entreprise et une prime immédiate de 7 500 euros. Du côté de Kellogg’s, les 1 400 salariés en grève depuis début octobre ont repoussé les dernières propositions de la direction, jugées insuffisantes. La direction de la multinationale prétend les licencier et les remplacer.

Et puis il y a la grève « de fait » : le « big quit », la « grande démission. » Quatre millions de salariés quittent chaque mois leur emploi. Robert Reich, ancien ministre du Travail sous Bill Clinton et désormais proche de Bernie Sanders y voit une forme de « grève générale » : «Les salariés américains montrent leurs muscles pour la première fois depuis des décennies, se félicite-t-il. ​​​​​​​À travers le pays, ils refusent de revenir à des emplois abrutissants et mal payés. » Et, pour nombre d’entre eux, ils voient une planche de salut dans un objet diabolisé par quatre décennies de néolibéralisme : une organisation syndicale.

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De Harvard à John Deere, l’Amérique redécouvre les vertus de la grève

La reprise économique après la pandémie se fait sur un mode revendicatif. Les mobilisations pour de meilleurs salaires se développent dans tous les secteurs, tandis que des millions de travailleurs ont démissionné de leur emploi. (Article publié dans l’Humanité du 16 novembre 2021.)

Grève à Harvard. Le fait s’avère suffisamment singulier pour être noté. Si la direction de la plus prestigieuse université de la côte Est ne formule pas de nouvelles propositions aujourd’hui, les membres du syndicat Harvard Graduate Students Union (HGSU), qui regroupe les étudiants salariés par l’université, du chargé de cours à l’assistant de recherches, tiendront, mercredi, le piquet de grève sur le campus (Actualisation: un accord de dernière minute a été atteint qui sera soumis à l’approbation des adhérents). Après sept mois de négociations, l’administration d’Harvard se montre toujours pingre, malgré un « fonds de dotation » – en fait, le capital – qui ne cesse d’augmenter pour s’établir à 53 milliards de dollars. Les revendications portent sur le niveau des salaires comme sur l’assurance-maladie. « L’année dernière, le coût de la vie a augmenté de 4 % à Cambridge. Votre proposition d’une augmentation de 2,5 % cette année, puis de 3 % pour chacune des deux prochaines années signifie une baisse du salaire réel des étudiants salariés », écrit le syndicat dans une lettre adressée à la direction de l’université. Il y a deux semaines, c’est l’université de Columbia, à New York, qui connaissait un mouvement de grève pour les mêmes raisons : pouvoir d’achat et protection sociale. Ici aussi, la « valorisation » financière s’est envolée durant la pandémie et, ici aussi, l’administration de l’université se comporte comme une direction d’entreprise capitaliste lambda, manœuvrant d’abord pour éviter toute syndicalisation des salariés, puis ne donnant pas droit à leurs revendications.

Dans l’actualité sociale, les noms ­d’Harvard et de Columbia voisinent ces dernières semaines avec ceux d’entreprises industrielles « traditionnelles ». Il faut passer de la côte Est au Midwest pour poursuivre cette chronique. Depuis le 14 octobre, 10 000 salariés du constructeur de matériels agricoles John Deere sont en grève, notamment sur les sites de l’Iowa et de l’Illinois. Ils ont déjà voté à deux reprises contre une proposition de nouvelle convention collective pourtant négociée par le syndicat majoritaire, l’UAW (United Auto Workers). Fin octobre, ils ont rejeté, à 55 %, la seconde mouture de cet accord qui prévoyait une augmentation immédiate des salaires de 10 % puis de 3 à 5 % les années suivantes. «Certains travailleurs suggèrent que la hausse initiale des salaires est encore trop faible pour une compagnie qui devrait réaliser 6 milliards de profits cette année », souligne le New York Times. Les mêmes causes – rémunérations insuffisantes et protection sociale défaillante – ont produit les mêmes effets sur plusieurs sites de Kellogg’s : 1 400 salariés sont toujours en grève. La seule réponse qu’ils aient reçue de la multinationale de l’agroalimentaire est un procès intenté au syndicat qui mène le conflit sur le site d’Omaha (Nebraska).

En octobre, le nombre de jours de grève a battu un record, au point qu’un hashtag a été créé à cet effet : « striketober », contraction des mots anglais strike (grève) et october (octobre). Selon les estimations des directions syndicales, plus de 100 000 salariés (des mineurs de l’Alabama aux infirmières de Californie en passant par les « petites mains » de l’industrie du cinéma et du divertissement à Hollywood) ont été mobilisés dans des actions revendicatives, allant jusqu’au déclenchement d’une grève. Ce mouvement intervient dans un double contexte : celui d’une reprise économique après la pandémie qui se fait aux dépens des salariés et celui d’une paralysie parlementaire qui ne permet pas à des mesures sociales (comme la prise en charge élargie de soins, notamment dentaires) de devenir des réalités pour des millions de salariés. Combiné au phénomène de « grande démission » (depuis le printemps, 4 millions d’Américains quittent leur emploi chaque mois), qui provoque une pénurie de main-d’œuvre, cela donne une ambiance de « grève générale », selon Robert Reich, ancien ministre du Travail sous Bill Clinton et désormais proche de Bernie Sanders : «Les salariés américains montrent leurs muscles pour la première fois depuis des décennies, se félicite-t-il. À travers le pays, ils refusent de revenir à des emplois abrutissants et mal payés. »

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Virginie: les raisons d’une défaite pour les démocrates

Les électeurs du parti de l’actuel président, notamment les jeunes et les membres des minorités, insatisfaits de son maigre bilan, se sont moins mobilisés que les républicains. (Article publié dans l’Humanité du 4 novembre 2021.)

Elle était inenvisageable il y a six mois. Annoncée comme possible dans la dernière ligne droite. Elle s’est concrétisée mardi : les démocrates ont subi une lourde défaite en Virginie, le 12e État le plus peuplé du pays, lors d’un scrutin qui pourrait bien faire figure de répétition générale pour les élections de mi-mandat de novembre 2022. Cet ancien État conservateur était, peu à peu, devenu une place forte démocrate au point qu’il ne figurait plus dans la liste des Swing States, ceux qui font les destins présidentiels. Depuis 2008, tous les candidats démocrates l’emportent, Joe Biden se payant même le luxe d’une avance inédite de 10 points.

Mais, hier, les démocrates ont subi un sérieux revers. Pour le poste de gouverneur, Glenn Youngkin, un homme d’affaires de 54 ans sans expérience politique, a devancé, avec 50,7 % des suffrages, l’ancien titulaire (entre 2014 et 2018) du poste Terry McAuliffe (48,6 %). Il a axé sa campagne sur l’un des nouveaux mantras de la droite trumpisée : les accusations portées contre la gauche de truffer le cerveau des écoliers avec des considérations « wokistes », telles que la « théorie critique de la race ». Il sera accompagné à la tête de l’État par deux autres républicains : Winsome Sears, première femme africaine-américaine élue au poste de lieutenant-gouverneur, et Jason Miyares, d’origine latino, à celui d’attorney general, équivalent d’un ministre de la Justice à l’échelle d’un État. Le GOP (Grand Old Party) a également engrangé des victoires qui pourrait lui permettre de faire basculer la chambre locale et à terme menacer les dernières mesures législatives, comme l’abolition de la peine de mort, votée en février de cette année.

Le scrutin virginien offre une sorte de « modèle » pour les midterms qui se dérouleront dans un an. La majorité des démocrates au Congrès semble plus menacée que jamais. Elle tient à huit sièges (après une perte de 13 sièges en 2020) à la Chambre des représentants et à un seul poste de sénateur à la chambre haute. En Virginie, le résultat ne s’est pas noué autour des « swing voters » qui auraient changé de camp mais sur un différentiel de participation. Les candidats républicains ont retrouvé 85 % des voix qui s’étaient portées sur Donald Trump tandis que leurs concurrents démocrates n’ont réussi à mobiliser que 66 % des électeurs de Joe Biden. Dans le comté de Fairfax, voisin de la capitale fédérale, Washington DC, et habituel vivier de voix pour le parti de l’âne, le déficit se monte à 138 000 électeurs. La victoire dans l’ensemble de l’État s’est jouée à 70 000 voix. À Norfolk, où 43 % des habitants sont africains-américains, près de la moitié des électeurs de Biden en 2020 ne se sont pas déplacés, signe d’une démobilisation de franges traditionnelles de l’électorat démocrate. Plusieurs enquêtes d’opinion avaient mis en lumière le très net recul du taux de soutien à l’administration Biden parmi les jeunes et les « minorités » (Africains-Américains et Latinos), sans lesquels le Parti démocrate ne peut envisager aucune victoire.

Ce « décrochage » s’explique aisément : aucune des grandes promesses de campagne de Joe Biden n’a été transformée en loi. Deux grandes lois (infrastructures, réformes sociales) sont en discussion au Congrès mais elles sont en butte au refus d’une poignée d’élus démocrates centristes, parmi lesquels les très médiatisés sénateurs Joe Manchin et Kyrsten Sinema – dont les votes sont essentiels dans un contexte d’égalité parfaite au Sénat. Face à cette fronde interne ultra minoritaire, Joe Biden et l’establishment démocrate continuent de vouloir négocier, abandonnant à chaque étape une mesure phare (dernièrement, l’instauration de congés parentaux et maladie) sans pour autant obtenir un engagement des récalcitrants sur les autres aspects des lois. Comme le soulignait hier le Gravel Institute, un think tank progressiste, dans un tweet : « Il ne peut pas être plus clair que si les démocrates ne rendent pas la vie des gens meilleure dans les prochains mois, les républicains gagneront en 2022. Biden n’aura rien accompli pendant son mandat et Trump l’emportera en 2024. »

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Quand Joe Biden doit s’aligner sur Bernie Sanders

La discussion à la Chambre des représentants d’une loi d’investissement de 550 milliards de dollars a tourné à l’avantage de l’aile gauche du Parti démocrate, qui ne veut pas en rabattre sur le contenu de la grande loi sociale et climatique. (Article publié dans l’Humanité du 04 octobre 2021.)

Zéro loi votée, mais un point marqué par la gauche. Ainsi pourrait-on résumer le psycho­drame législatif qui s’est provisoirement terminé ce week-end, au Congrès des États-Unis, entre The West Wing et House of Cards. Il y a trois jours, donc, la Chambre des représentants à majorité démocrate était censée se prononcer sur une loi d’investissement dans les infrastructures d’un montant de 550 milliards de dollars (dont 268 milliards pour les routes, ponts, rails, aéroports et ports, 65 pour l’accès à Internet haut débit, 43 pour l’électrification des transports et la rénovation du réseau électrique, 46 pour l’adaptation au changement climatique, 21 pour boucher les sites pétroliers et miniers en fin de vie, 55 pour la rénovation des canalisations d’eau potable…). Le Sénat avait adopté ce projet de loi avec l’apport de 19 voix républicaines – un rarissime moment « bipartisan » –, les démocrates ayant accepté d’en rabattre par rapport à leur proposition initiale. L’investissement apparaît minimal au regard de la décrépitude des infrastructures victimes de décennies d’absence d’investissements.

Il y a une autre loi sur le tapis parlementaire. La Maison-Blanche l’appelle Build Back Better (Reconstruire en mieux). Elle est le cœur du programme sur lequel Joe Biden a été élu. Fin août, Bernie Sanders a fait campagne dans le Midwest pour la promouvoir, assurant qu’il s’agissait de la «législation la plus progressiste pour les salariés dans l’histoire moderne de ce pays». Les démocrates la font passer par une procédure particulière dite de réconciliation budgétaire, évitant ainsi une obstruction des républicains, le fameux « filibuster », qui impose une majorité qualifiée de 60 voix au Sénat alors que le parti de Biden n’en dispose que de 50. Le projet améliore un « modèle social » pour le moins défaillant : généralisation et gratuité de l’école maternelle, gratuité des deux premières années dans les community colleges, ces universités très prisées des catégories populaires qui délivrent des diplômes bac + 2, instauration des congés parentaux et congés maladie payés, pérennisation de l’allocation familiale de 300 dollars par mois et par enfant votée en mars, création d’un Civilian Climate Corps, un programme d’emplois publics (à terme des millions sont prévus) dans le cadre de la transition écologique, possibilité pour Medicare (système de santé publique pour les plus de 65 ans) de négocier directement le prix des médicaments avec les laboratoires. Dans un premier temps, les deux lois devaient être votées simultanément. Face à l’opposition de deux sénateurs (Joe Manchin et Kyrsten Sinema) et neuf députés démocrates « modérés » à l’encontre de la grande loi sociale et climatique, la direction démocrate annonce un découplage, repoussant la plus ambitieuse des législations à un très hypothétique futur vote.

C’est ici qu’intervient la révolte des progressistes. Ils connaissent la musique déjà jouée lors du vote de l’Obamacare : « Votez a minima, c’est toujours mieux que rien, et on verra ensuite. » Sauf qu’ensuite, ils n’ont rien vu venir. Le caucus progressiste, qui rassemble 96 élus à la Chambre, fait savoir, appuyé par Bernie Sanders, président de la commission du Budget au Sénat, que ce sera les deux lois ou rien. Pour justifier leur attitude, ils s’appuient sur… Joe Biden et ses engagements de campagne. Ilhan Omar, porte-parole du caucus, déclare que ce sont les progressistes qui « veulent rendre possible que le succès soit au rendez-vous pour le président ». Ils ont avec eux une frange majoritaire de l’électorat très favorable à ces mesures et des sondages qui montrent que Joe Biden a décroché ces dernières semaines parmi des « segments » essentiels de la coalition démocrate (Noirs et Latinos, jeunes). Si on ne tient pas les promesses pour lesquelles nous avons été élus, nos électeurs s’abstiendront lors des élections de mi-mandat en novembre 2022 et nous perdrons la Chambre, argumentent-ils en substance. Samedi, Joe Biden est venu au Capitole à la rencontre de toutes les parties concernées et, comme l’écrit le New York Times, « il a dû choisir son camp. Et il a effectivement choisi la gauche ». Le vote des deux lois est reporté et elles devront être approuvées ensemble… ou pas.

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« Ne me laissez pas quitter cette terre sans justice »

Alors que Joe Biden se rend, ce lundi, en Oklahoma pour le centenaire du massacre « racial » de Tulsa, les derniers survivants demandent reconnaissance et réparation. (Article publié dans l’Humanité du 31 mai 2021.)

À quoi pouvait bien s’occuper, un jour chaud et tranquille de mai 1921, une petite fille de 7 ans dans le sud des États-Unis ? À la marelle ? À cache-cache ? Pour Viola Fletcher, c’était différent : « Je n’oublierai jamais la violence de la foule blanche lorsque nous avons quitté notre maison. Je vois encore les hommes noirs être tués, des corps noirs gisant dans les rues. Je sens encore l’odeur de la fumée et je vois le feu. Je vois encore les commerces noirs brûlés. J’entends encore les avions passant au-dessus de nos têtes. J’entends les cris. » Cheveux blancs, petites lunettes cerclées, boucles d’oreilles en forme de perles, la désormais centenaire a témoigné, mercredi 19 mai, devant le comité des affaires judiciaires de la Chambre des représentants, aux côtés de deux autres survivants de l’un des pires massacres de l’histoire américaine, qui n’en manque pourtant pas : son plus jeune frère, Hughes Van Ellis, et Lessie Benningfield Randle. « J’ai vécu avec ce massacre chaque jour. Notre pays peut oublier cette histoire, mais je ne peux pas ! » a-­ t-elle encore lancé.

Tout a commencé comme dans un roman de Faulkner. En ce lundi 30 mai 1921, c’est Memorial Day, jour férié en hommage aux militaires morts au combat. Dick Rowland, un cireur de chaussures de 19 ans, se rend dans l’immeuble qui abrite les seules toilettes du quartier autorisées aux Noirs. Il prend l’ascenseur. Trébuche. Bouscule Sarah Page. Elle est la « liftière ». Elle a 17 ans. Elle est blanche. Le jeune homme est placé en détention. Dans la communauté noire, la rumeur se répand : il va être lynché. La pratique est courante depuis la mise en place de la ségrégation dans le Sud à partir de 1868. Encore plus dans cet après-guerre. Dans la foulée de la sortie de Birth of a Nation, en 1915, le Klu Klux Klan a ressurgi, exploitant les peurs du « Noir » et du « Rouge ». La révolution bolchevique a semé une grande « peur rouge », tandis que le retour au civil des militaires démobilisés du front européen attise la « concurrence » à l’emploi. Durant l’été 1919, plusieurs villes du Nord-Est et du Midwest industriel ont connu des émeutes raciales lancées par des Blancs, parfois avec l’appui des autorités locales, contre des communautés noires. La revendication des droits civiques renaît timidement depuis 1909 et la création de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP).

À Tulsa, la prospérité, née du boom pétrolier, a attiré prospecteurs et entrepreneurs blancs, mais aussi de nombreux Noirs salariés et parfois diplômés. Mais ce que l’économie leur donne, la politique le leur retire. La première loi votée par l’Oklahoma, constitué en État en 1907, a institué la ségrégation dans les transports ferroviaires et établi des règles d’inscription sur les listes électorales qui en chassent les Noirs. Les villes peuvent prendre des mesures supplémentaires. Tulsa ne s’en prive pas. Dès 1916, elle établit la ségrégation résidentielle et la met en œuvre, malgré un arrêt de la Cour suprême qui la déclare inconstitutionnelle. D’après les estimations, 3 200 des 72 000 habitants de la ville sont membres du Klan.

La ville est une poudrière. L’étincelle survient le 31 mai 1921, au lendemain de l’arrestation de Dick Rowland, lorsqu’une confrontation oppose les Noirs présents devant le poste de police et des Blancs. Le déchaînement de violence dure deux jours. Selon les historiens, 300 Noirs sont tués, 10 000 autres deviennent des sans-abri. Greenwood, alors surnommé le « Black Wall Street », est réduit en cendres après qu’une dizaine d’avions, dépêchés par la police locale, ont largué des boules de térébenthine sur les toits des maisons.

Pourtant, comme l’a noté Van Ellis lors de son audition au Congrès, « même cent ans après, le massacre racial de Tulsa est une note de bas de page dans les livres d’histoire ». La fameuse Histoire populaire des États-Unis, de Howard Zinn, elle-même, n’en fait pas mention. C’est un épisode de la série Watchmen qui, en 2019, remet en lumière ce drame oublié. Les survivants, de leur côté, continuent de demander justice. En 2005, la Cour suprême a refusé de se saisir de leur cas. Mais, l’an dernier, ils ont de nouveau porté plainte afin d’obtenir des réparations de la part de l’État d’Oklahoma et de la Ville de Tulsa, qu’ils jugent responsables.

« On m’a retiré des opportunités, à moi et à ma communauté. Le Tulsa noir est encore un merdier aujourd’hui. Ils ne l’ont pas reconstruit. C’est vide. C’est un ghetto ! » a lancé Lessie Benningfield Randle, 106 ans, devant les élus. « On vous a appris que lorsque quelque chose vous était volé, vous alliez devant les tribunaux afin que justice soit rendue. Cela n’a pas été le cas pour nous », a déclaré lors de son audition Van Ellis, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, portant ce jour-là une casquette de l’armée américaine. « On nous a fait sentir que notre lutte ne valait pas la peine, que nous comptions moins que les Blancs, que nous n’étions pas complètement américains. On nous a montré qu’aux États-Unis, pas tous les hommes étaient égaux devant la loi. On nous a montré que, lorsque des voix noires demandent la justice, personne ne s’en soucie. » Joe Biden se rend aujourd’hui à Tulsa pour commémorer cet événement tragique. Qu’y dira-t-il ? Répondra-t-il à la supplique d’Hughes Van Ellis : « S’il vous plaît, ne me laissez pas quitter cette terre sans justice. »

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Réforme de la police : l’appel de la famille Floyd

Invitée à la Maison-Blanche, un an jour pour jour après le meurtre de George, elle a pressé au vote d’une loi toujours en rade. (Article publié dans l’Humanité du 27 mai 2021.)

«Si vous pouvez faire une loi fédérale pour protéger un oiseau, le pygargue à tête blanche, vous pouvez faire une loi fédérale pour protéger les personnes de couleur. » À l’instar de Philonise, l’un des frères de George, la famille Floyd n’a pas répondu à l’invitation de Joe Biden pour faire de la figuration mais pour diffuser un message. Si l’aigle mascotte des États-Unis mérite une protection législative, les Africains-Américains, victimes de meurtres policiers, aussi. Ce rappel est intervenu mardi, un an jour pour jour après le premier anniversaire du meurtre de George Floyd par Derek Chauvin. L’immense mouvement de protestation avait alors demandé des mesures radicales allant d’une « réforme » à un « définancement de la police »(« defund the police »). Sur le plan fédéral, rien ne s’est concrétisé.

La loi (George Floyd Justice in Policing Act), votée par la Chambre des représentants en mars, demeure bloquée au Sénat, où la menace d’obstruction (« filibuster ») des républicains oblige les démocrates à recueillir 60 voix alors qu’ils n’en disposent que de 50. La recherche d’une loi « bipartisane », afin de décrocher les dix voix républicaines nécessaires, fait pour l’instant s’enliser le texte.

Le point crucial de divergence porte sur l’« immunité qualifiée », une disposition légale qui permet aux policiers d’échapper à des procès s’ils affirment qu’ils ont agi « de bonne foi ». Les républicains ne veulent pas entendre parler d’une abolition de ce dispositif qui assure une immunité globale. L’aile gauche des démocrates en fait un point de passage obligatoire. Vendredi dernier, une dizaine de députés progressistes, emmenés par Ayanna Pressley et Cori Bush, ont envoyé une lettre aux sénateurs démocrates soulignant l’urgence qu’une loi contienne cette réforme. « Ils n’ont pas directement menacé de ne pas soutenir une loi qui mette fin à l’immunité qualifiée, mais les dix législateurs seraient en nombre suffisant pour faire pencher un vote dans une chambre divisée et à la majorité étroite », commente le New York Times. L’administration Biden paie, dans ce cas comme dans d’autres, son refus de tenter de mettre fin au filibuster, qui bloque de fait toute législation démocrate malgré leur majorité au Congrès. « Je ferai tout ce que je dois faire pour que cette loi soit votée, a insisté Philonise Floyd après sa rencontre avec des élus des deux bords à la Chambre. Il y a deux justices aux États-Unis, nous devons nous unir et corriger cette situation. »

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Floyd : une commémoration morale ou politique ?

Un an après le meurtre perpétré à Minneapolis par Derek Chauvin, la coalition démocrate au pouvoir n’a toujours pas transformé l’immense mobilisation antiraciste en projet législatif. (Article publié dans l’Humanité du 25 mai 2021.)

L’Amérique commémore, ce mardi, le meurtre de George Floyd par Derek Chauvin. Le pays n’est plus tout à fait le même que le 25 mai 2020. Les immenses mobilisations – ​​​​​​​« le plus important mouvement social de l’histoire du pays », selon l’historien Pape Ndiaye – ont provoqué une sorte de sursaut antiraciste. Malgré un système pénal intrinsèquement injuste et inégalitaire, le procès, d’une certaine façon exemplaire, de Derek Chauvin, reconnu coupable des trois chefs d’accusation, a permis que justice soit rendue. Et Joe Biden a remplacé Donald Trump à la ­Maison-Blanche, où il devrait recevoir aujourd’hui la famille de George Floyd. Sans se perdre dans les scénarios de politique-fiction, c’est une initiative que n’aurait, à coup sûr, pas prise l’ancien président. À l’époque, il n’avait déjà eu aucun mot de compassion pour la victime, martelant, à des fins de stratégie électorale, son mot d’ordre très nixonien de la « loi et l’ordre » après que certaines manifestations eurent dégénéré en émeutes.

Ce n’est d’ailleurs sans doute pas toute l’Amérique qui va commémorer le « moment George Floyd ». Disons : la moitié. Dans un pays polarisé comme jamais depuis la guerre de Sécession, ces sujets brûlants (racisme, police, justice), touchant au cœur de l’« identité » des États-Unis, ne peuvent évidemment échapper à la grande divergence idéologique. Dès l’été 2020, les enquêtes d’opinion révélaient deux « blocs » aux antipodes mais dans un contexte de rapport de forces qui avait profondément évolué durant la décennie écoulée. « Black Lives Matter (BLM) a imposé les termes du débat », constatait Charlotte Recoquillon, chercheuse à l’Institut français de géopolitique. « Le champ lexical du débat – « racisme structurel », « racisme systémique », « privilège blanc », « intersectionnalité » – le révèle. Soit un vocabulaire très progressiste. On est sur de l’antiracisme politique, pas sur une question morale de bien, de mal ou de bonne volonté », ajoutait-elle. Pour autant, l’Amérique n’est pas quitte face à son « démon », comme le prouve la sinistre litanie des Africains-Américains tués par la police depuis un an.

La nature de la réponse politique à apporter divise la coalition démocrate. Il y a un an, lorsque le mot d’ordre « Defund the police » (définancement de la police) était lancé par BLM et repris par l’aile gauche, notamment par le Squad, emmené par Alexandria Ocasio-Cortez, l’establishment centriste, Joe Biden en tête, prenait immédiatement ses distances. Minneapolis, la ville où George Floyd a été tué, illustre ces oppositions. Le conseil municipal avait voté à l’unanimité le démantèlement du Minneapolis Police Department (MPD), contre l’avis du maire démocrate, Jacob Frey, baissant le budget de 8 millions de dollars (6,55 millions d’euros).

Un an après, le bilan est plus que mitigé. D’un côté, quelques avancées : interdiction de la pratique de l’étranglement, nomination à la tête de la police locale d’un officier africain-américain qui avait jadis intenté un procès à ce même MPD pour discrimination raciale, départ d’un chef syndicaliste ouvertement opposé à toute réforme. De l’autre : un quart des policiers ont quitté le MPD, créant un vide qui a conduit à l’augmentation de la criminalité, obligeant à l’augmentation du budget de 6,4 millions de dollars et à l’embauche de plus de 200 nouveaux agents de police tandis que se créaient des « patrouilles citoyennes ». Yes4Minneapolis, une coalition d’associations et d’ONG, veut tirer les conclusions de cet échec avec la création d’un département de la sécurité publique en lieu et place de l’actuel département de police. Elle fait actuellement signer une pétition afin de soumettre à référendum, en novembre, sa proposition.

Désormais au pouvoir à Washington, les démocrates sont au pied du mur, même si tout ne relève pas de l’échelon fédéral. « Nous voulons que quelque chose sorte de Washington. Nous voulons quelque chose qui changera la loi fédérale », a lancé Al Sharpton, pasteur et militant des droits civiques, lors d’un rassemblement organisé dimanche à Minneapolis, en hommage à George Floyd. Joe Biden pourrait faire des annonces en ce sens, ce mardi.

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Derek Chauvin condamné, « un tournant dans l’Histoire »

Par décision unanime d’un jury populaire, le policier a été reconnu coupable du meurtre de George Floyd. Grâce notamment au mouvement Black Lives Matter, le climat n’est plus à l’impunité. (Article publié dans l’Humanité du 22 avril 2021.)

«Coupable. » Il n’a fallu qu’une dizaine d’heures de délibération au jury pour rendre le verdict : Derek Chauvin est jugé « coupable » des trois chefs d’inculpation (meurtre au deuxième degré, meurtre au troisième degré et homicide involontaire) pour lesquels il comparaissait. Onze mois après la mort de George Floyd sous le genou de ce policier blanc de 45 ans, c’est « une victoire pour la justice », s’est félicitée la famille de la victime, tandis que le verdict était accueilli par une explosion de joie de la foule massée devant le tribunal.

Les 12 jurés – 7 femmes et 5 hommes – ont donc suivi les conclusions du procureur. « Cette affaire est exactement ce à quoi vous avez pensé au départ, en regardant cette vidéo, a lancé, lundi, Steve Schleicher dans son réquisitoire. C’était un meurtre, l’accusé est coupable des trois chefs d’accusation et il n’y a aucune excuse. (George Floyd​​​​​​​) a appelé à l’aide dans son dernier souffle, mais l’agent ne l’a pas aidé, (Derek Chauvin) est resté sur lui. » Au cours des trois semaines du procès, l’avocat de la défense avait tenté d’instiller le doute en arguant que George Floyd avait succombé à un abus de drogue.

Aux États-Unis, l’unanimité des 12 jurés est requise pour obtenir un verdict. Il suffisait donc d’un seul récalcitrant à l’évidence pour faire annuler le procès. Lorsque le tribunal a annoncé mardi soir que le jury avait rendu son verdict, au lendemain des réquisitoires, le doute n’était guère permis sur l’issue, un temps de délibération très rapide étant presque toujours de bon augure pour l’accusation. Derek Chauvin a été menotté et emmené en prison. Le juge, Peter Cahill, doit prononcer la sentence dans les deux mois qui viennent. L’ancien policier encourt au minimum douze ans et demi de prison. Le magistrat a toute latitude pour aggraver la peine s’il conclut à l’existence de circonstances aggravantes.

« C’est une victoire pour ceux qui luttent pour la justice contre l’injustice », s’est félicité l’avocat Ben Crump, entouré de la famille Floyd, concluant : « Nous quittons Minneapolis en sachant que l’Amérique est meilleure. » « Nous avions besoin d’une victoire dans ce dossier, c’était très important et nous l’avons eue, a confié à l’AFP Rodney Floyd, un des frères de la victime. Nous allons peut-être respirer un peu mieux maintenant. » Une référence aux derniers mots de son frère qui, sous le joug de Derek Chauvin, avait supplié : « Je ne peux pas respirer. » Cette expiration était devenue ensuite un slogan lors des immenses manifestations qui se sont déroulées aux États-Unis, « le plus important mouvement social de l’histoire du pays », selon l’historien Pap Ndiaye. Jamais autant de personnes ne s’étaient mobilisées dans autant de villes autour d’une cause commune : celle de la dénonciation des meurtres policiers et du racisme systémique.

Ce n’est pas seulement la masse des personnes mobilisées qui a fait évoluer le débat public outre-Atlantique mais également la teneur de leur message. « On est sur de l’antiracisme politique, pas sur une question morale de bien, de mal ou de bonne volonté », constatait, quelques semaines à peine après le déclenchement du mouvement, Charlotte Recoquillon, chercheuse à l’Institut français de géopolitique, dans un entretien à l’Humanité L’empreinte de Black Lives Matter sur l’évolution des mentalités est désormais indélébile. Elle a permis d’instaurer un nouveau climat idéologique dans lequel il devient plus difficile, si ce n’est impossible, de trouver des circonstances atténuantes ou de « blanchir » des policiers. « Ce verdict est un tournant dans l’Histoire », estime Ben Crump.

Fait exceptionnel, le président des États-Unis, après avoir téléphoné à la famille de la victime, a prononcé un discours officiel. « Le verdict de culpabilité ne fera pas revenir George », a-t-il déclaré, dénonçant le racisme qui « entache » l’âme de l’Amérique. Joe Biden et de nombreux élus démocrates veulent y voir le signe d’un « changement significatif ». Quelques heures avant le verdict, une adolescente noire de 16 ans était tuée par la police dans l’Ohio, terrible symbole du chemin restant à parcourir.

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« Las Vegas socialo » ou comment la gauche Sanders a fait sauter l’establishment

Lors d’élections internes, des membres du mouvement socialiste DSA ont été élus à la direction du Parti démocrate du Nevada. Un État largement remporté lors des primaires par Bernie Sanders. (Article publié dans l’Humanité du 22 mars 2021.)

Les socialistes ont pris le pouvoir à Las Vegas. Cela n’est pas le pitch d’un film de politique-fiction sorti de l’esprit brumeux d’un scénariste hollywoodien sous psychotropes. Encore moins un délire dystopique (pour eux) émanant d’adeptes de la théorie complotiste QAnon. Juste une réalité. Le 6 mars, les élections internes au Parti démocrate du Nevada ont consacré la victoire, face aux candidats soutenus par l’establishment, d’une équipe d’outsiders pro-Sanders et de tous les membres de la section locale du DSA (Democratic Socialists of America), l’organisation de gauche la plus influente outre-Atlantique.

La présidente Judith Whitmer sera accompagnée de Jacob Allen, Zaffar Iqbal, Ahmed Ade et Howard Beckerman, respectivement élus premier et second vice-présidents, secrétaire et trésorier d’un Parti démocrate devenu quasiment hégémonique dans cet État (victoire lors de la présidentielle sans discontinuer depuis 2008, trois des quatre sièges de députés, les deux sièges de sénateurs, le poste de gouverneur et la majorité dans les deux chambres locales). Avec ses 3 millions d’habitants, le Nevada n’a rien d’un monstre démographique (35e du pays), mais son statut de Swing State et son caucus qui arrive en début de processus des primaires lui octroient une sorte de surclassement politique.

Et c’est justement à l’occasion du vote de février 2020 qu’a commencé le chamboule-tout. Il y a un peu plus d’un an, Bernie Sanders frappait un grand coup dans ce bout de désert, urbanisé à partir des années 1950 : il rafle 47 % des délégués, loin devant Joe Biden (20 %), Pete Buttigieg (15 %) et Elizabeth Warren (10 %). La presse en fait le favori à la nomination démocrate. Hunter Thompson, le père du journalisme gonzo et auteur de Las Vegas Parano, se serait, à n’en pas douter, régalé de ce paradoxe : un vieux sénateur socialiste de 77 ans, contempteur du capitalisme qu’il définit comme une « économie de casino », fait sauter la banque dans la ville des casinos. Car c’est bien dans la principale ville de l’État (500 000 habitants mais 1,7 million pour le comté) que Bernie a construit sa victoire.

Il semblait y avoir terrain plus naturel pour la « révolution politique » que Las Vegas, créature de la mafia, son strip, ses machines à sous, son culte de l’argent facile et son habitus tape-à-l’œil. Et pourtant : dans les hôtels et restaurants où s’égaie une foule mêlant touristes étrangers en bamboche, retraités américains venus s’encanailler et accros aux bandits manchots, triment des femmes de ménage, des concierges, des cuisiniers. Ils sont le plus souvent immigrés. Et organisés.

Le syndicat Culinary Workers Union compte 60 000 membres. Une incroyable force de frappe dans la négociation avec les patrons de l’industrie du tourisme et du divertissement, mais aussi lors des élections du Parti démocrate. Et, justement, lors de la dernière primaire, la tension était montée entre les dirigeants syndicaux et… Bernie Sanders, les premiers n’étant pas convaincus – doux euphémisme – par la proposition de Medicare for All, un système public d’assurance-maladie proposé par le sénateur, au prétexte qu’ayant arraché un bon accord collectif au patronat avec une couverture santé, ils n’entendaient pas lâcher la proie pour l’ombre. Contrairement à la tradition, aucune consigne de vote n’était donnée. Les électeurs ont pourtant tranché : ce sera Bernie Sanders. Le 22 février 2020, parmi les délégués sandernistas célébrant l’éclatante victoire : Judith Whitmer, Jacob Allen, Zaffar Iqbal et Ahmed Ade.

En fait, le bras de fer avait été engagé dès la primaire démocrate de 2016 entre le camp progressiste et Hillary Clinton, soutenue par Harry Reid, sénateur du Nevada et leader de la majorité démocrate à la chambre haute. Malgré sa défaite, Sanders continue ensuite de parfaire son organisation et fait le pari de la jeunesse. Dans le Nevada, comme dans la Californie voisine, les millennials, étudiants ou jeunes salariés, sont principalement latinos. Très actifs, ils convainquent souvent leurs parents d’entrer dans le processus électoral. Les syndiqués constituent la deuxième « jambe » d’une machine qui devient irrésistible. En 2018, un cap est franchi avec la campagne législative d’Amy Vilela, une directrice financière qui se lance en politique après la mort de sa fille Shalynne, faute de couverture santé (1).

« Ils ne s’attendaient pas à ce que nous perfectionnons à chaque fois notre organisation et nous les battions sur ce terrain à chaque nouvelle étape », s’est félicitée Judith Whitmer auprès du site The Intercept. « Ils » ? L’establishment. « Ils » s’y attendaient quand même un peu car, avant la publication des résultats, l’équipe sortante avait vidé les caisses et transféré 450 000 dollars vers les comptes de campagne de la sénatrice démocrate Catherine Cortez Masto, qui remettra son mandat en jeu lors des élections de mi-mandat en 2022.

Le lendemain de la victoire, les permanents du parti annoncent leur démission en bloc. « J’ai des wagons entiers de noms et je pense que nous avons la capacité de nous adapter rapidement », relativise la nouvelle chairman auprès du Las Vegas Sun, laquelle fixe à l’organisation l’objectif « d’être présente toute l’année sur le terrain, pas seulement lors des élections ». Contrairement à l’adage, ce qui s’est passé à Vegas pourrait ne pas rester à Vegas.

(1) Elle figure dans le documentaire Cap sur le Congrès, aux côtés d’Alexandria Ocasio-Cortez et Cori Bush, toutes deux désormais députées.

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