« Nous assistons à une crise de la coalition conservatrice qui domine depuis quarante ans »

Entretien avec John Mason, professeur de sciences-politiques à l’Université William-Patterson (New Jersey). Entretien publié dans l’Humanité du 5 juin 2020.

Vous citez régulièrement la formule du journaliste, Carl Bernstein, selon laquelle les Etats-Unis sont en pleine « guerre civile froide.» Vient-on de franchir une étape ces derniers jours ?

John Mason. Oui, je cite régulièrement cette formule, comme je rappelle aussi régulièrement ceci : vous, en France votre matrice, c’est la Révolution française. Nous, c’est ce que vous appelez la Guerre de Sécession, que nous nommes « civil war » (guerre civile), dont l’objet était le maintien ou l’abolition de l’esclavagisme. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser ce qui est en train de se passer. Nous assistons en fait à l’accumulation de crises. La crise liée à la pandémie du coronavirus a exposé les divisions du pays. Il y a les clivages entre les grandes villes des deux côtes et du Midwest plus fortement frappées, d’un côté, et l’Amérique rouge (couleur du parti républicain), de l’autre, jusqu’ici moins touchée. Il y a les divisions raciales avec des taux de mortalité plus importants chez les Africains-Américains et les Latinos que chez les Blancs. La crise sociale – avec 40 millions de chômeurs – a encore renforcé ces clivages. Face à cela, le système étatique s’est montré totalement inadéquat à la profondeur de la crise. Il nous reste à construire cet Etat-Providence que nous n’avons vraiment jamais eu. Le pire n’est sans doute pas derrière nous. Les mesures temporaires d’indemnités chômage vont prendre fin en juillet. Et la levée du moratoire sur les expulsions va exposer des millions de personnes à l’expulsion de leur logement. A toutes ces crises, on peut ajouter la crise climatique qui va montrer certains de ses effets dès cet été : on prévoit des feux dans l’ouest, une ultra-sécheresse dans le sud-ouest, et des dizaines de tempêtes de forte intensité dans la saison des ouragans qui viendra après. Face à ces défis, le gouvernement fédéral est épuisé et sans direction. Tout dépend des Etats. C’est une question importante dans l’optique de la gestion du scrutin de novembre.

Et puis il y a eu l’affaire George Floyd. Cette fois, la réaction a été à la hauteur et les manifestations montrent au monde entier une Amérique jeune et « multiethnique ». Il y a eu des débordements de la même manière qu’à Paris, en marge de manifestations, des jeunes s’en prenaient aux magasins. L’alt-right (nouvelle extrême-droite) tente d’instrumentaliser cela mais, au fil des jours, les défilés sont de plus en plus pacifiques.
Comment analysez-vous la réponse de Trump ?

John Mason. Trump veut changer les termes du débat et passer de celui sur la pandémie à un débat de type 1968, sur le maintien de la loi et de l’ordre. On voit bien la tentative de jouer sur les clivages noirs/blancs et urbains/ruraux. Est-ce que cela va fonctionner ? Sa volonté de déployer des forces militaires est vraiment très inquiétante. Je n’exclue pas la possibilité d’un coup politico-militaire. Mais si le réflexe autoritaire est bien présent dans la société américaine, on a aussi pu voir, au sein des forces de police, des réactions différentes. Pas mal de policiers ont mis un genou à terre ou se sont mêlés aux manifestants. Je pense que nous avons affaire non seulement à une crise de la coalition conservatrice qui dirige, peu ou prou, depuis 40 ans mais plus globalement à une crise de régime.

 

Le 3 novembre, l’alternative à Trump sera Joe Biden. On a du mal à cerner son positionnement…

John Mason. Il ne faut pas penser à Biden comme à un grand leader de type Trump, mais à un chef de coalition politique, au sein de laquelle, il faut bien le voir, la gauche occupe une place importante. Des groupes de travail commun entre les équipes de Biden et de Sanders ont été créés sur les aspects programmatiques. On verra ce qu’ils donneront. Mais la gauche est visible au sein de cette crise. Le philosophe noir Cornell West, grande figure des pro-Sanders, est très présent dans les médias. La gauche est partout dans la rue, au cœur des manifestations, comme dans l’organisation dans les quartiers.

 

 

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