L’Amérique dans les pas de George Floyd

(Article publié dans l’Humanité le 9 juin 2020, jour de l’inhumation à Houston de George Floyd.)

 

« La question n’est pas le sort des Noirs, de la population noire. La vraie question, c’est le sort de ce pays. » Les mots de l’écrivain James Baldwin prononcés en 1968 n’ont pas pris une ride. Ils collent parfaitement à la situation que traversent les Etats-Unis un demi-siècle plus tard. Ils pourraient figurer en épitaphe sur la pierre tombale de George Floyd, dont l’inhumation a lieu ce mardi dans sa ville natal de Houston (Texas). Cet Africain-Américain de 46 ans, tué le 25 mai dernier par un policier blanc, est désormais plus que sa seule identité. Il est une tragique destinée américaine qui a « réveillé » une partie du pays dont le « sort » est de nouveau sur la table.

 

Coronavirus, la poudrière

Le coronavirus a presque disparu…des gros titres de la presse, relayé en second plan par le mouvement de protestation. La réaction immédiate d’une partie de l’opinion publique doit sans doute beaucoup au contexte créé par la pandémie. Difficile de ne pas y voir – à l’instar de la métaphorique canicule dans le film de Spike Lee, « Do the right thing »– l’élément qui met le feu aux poudres. Le Covid-19 a principalement frappé l’Amérique urbaine, celle où les inégalités sont également les plus puissantes, où les défaillances du système de protection sociale apparaissent impitoyables pour les plus démunis, celle où les Africains-Américains sont surreprésentés. A partir de la première guerre mondiale, des millions de noirs du Sud sont partis dans les grandes villes du Nord et du Midwest à la recherche d’emplois industriels. La désindustrialisation, qui a commencé dès les années 60, puis l’exode des blancsvers les « surburbs », qui s’est accentuée à partir des années 1970, a, de Minneapolis à New York en passant par Detroit et Milwaukee, laissé les populations noires dans une situation de sous-emploi chronique dans des centres-villes paupérisés.

C’est là que le coronavirus a imposé des dégâts sanitaires et sociaux à des quartiers déjà abîmés et fragilisés. Selon les dernières données de APM Research Lab, un groupe de recherches indépendant, « le taux de mortalité des Noirs américains est 2,4 fois plus élevé que le taux de mortalité des blancs et 2,2 fois plus que celui des Asiatiques et Latinos. » La terrible crise économique a laminé des millions d’emplois en quelques semaines, parmi les moins qualifiés. Là encore, les Africains-Américains ont payé un lourd tribut. Les premiers éléments statistiques concernant la légère reprise économique de ces dernières semaines montrent que celle-ci a moins profité aux… Africains-Américains. Cruelle ironie : George Floyd a été atteint par le Covid-19 et s’en est tiré. Il n’a pas survécu à un fléau à la fois plus ancien : le racisme systémique des forces de police.

 

La police, l’éternelle allumette

Pour la première fois, sans doute, dans l’histoire des Etats-Unis, le rôle de la police se trouve au cœur d’un débat public. Avec une rapidité assez étonnante, les partisans d’une « réforme » ou d’une « redéfinition » marquent des points. Et lesquels ! La décision la plus symbolique est venue dimanche de Minneapolis, la ville où George Floyd a rendu son dernier souffle. Le conseil municipal a voté pour le « démantèlement » du département de police locale. Il ne s’agit pas d’une « réorganisation » mais de la reconstruction à partir de zéro « d’un nouveau modèle de sécurité publique. » Samedi, le jeune maire démocrate, Jacob Frey, s’y était opposé. Mais le vote à la majorité qualifiée du conseil municipal l’empêche d’y opposer son veto. Les conseillers municipaux ont également annoncé que les fonds jusqu’ici alloués à la police de la ville seront dirigés vers des projets s’appuyant sur la population. Quelle forme prendra le « nouveau modèle » ? « L’idée de ne pas avoir de police n’est certainement pas un projet à court terme », a lâché la conseillère municipal Alondra Cano. Aucun élu n’a avancé de pistes, et il semble que la dimension expérimentale

Le « defunding », soit la réduction des budgets consacrés aux forces de police, est devenu, en quelques jours, un slogan rassembleur…et une réalité dans un nombre grandissant de villes. Le maire démocrate de Los Angeles avait ouvert le bal, en annonçant une réduction de 150 millions de dollars du budget du LAPD. Celui de New York, Bill de Blasio, a finalement cédé aux pressions d’une partie de sa majorité et des associations de droits civiques en acceptant ce qu’il refusait d’envisager, encore vendredi dernier : baisser le budget de la police et réorienter ces sommes vers les budgets sociaux. Il n’a livré, pour l’instant, aucun montant, mais le revirement est spectaculaire dans une ville où le budget de la police a augmenté de 22% entre 2014 et 2019, pour s’établir à 6 milliards de dollars, alors que les taux de la criminalité sont au plus bas. Dans d’autres métropoles, des premiers pas plus timides – interdiction d’utilisation des gaz lacrymogènes ou des techniques d’arrestation musclées – ont été effectués. Partout, le « statu quo » est impossible.

 

Contrat social : le volcan

Joe Biden rencontrera, avant la cérémonie d’hommage, la famille de George Floyd. Donald Trump ne sera évidemment pas du voyage. Le président en exercice a seulement convoqué le nom du défunt lors d’un indigne exercice d’auto-satisfaction à propos des relatifs bons chiffres de l’économie et s’est bien gardé d’utiliser un mot pourtant au cœur du grand débat du moment : racisme. Ici aussi, l’affaire George Floyd révèle une fracture américaine face à la revendication de redéfinition du « contrat social », porté par les manifestations géantes.

Le parti républicain, dont l’électorat est plus âgé et plus blanc que la moyenne de la population du pays, continue de marteler une unique réponse : « Loi et Ordre. » Cette position semble de plus en plus intenable dans une société où les mentalités ont évolué. Donald Trump a d’ailleurs dû battre en retraite, en donnant l’ordre à la garde nationale de se retirer de Washington. Il a justifié sa décision par le fait que la situation était « parfaitement sous contrôle » et que le « nombre de manifestants diminuait », alors qu’il a en réalité augmenté. Le même jour, trois anciens chefs d’Etat-major avaient condamné l’envoi de troupes, joignant leurs voix à celle, notamment, du secrétaire de la Défense, Mark Esper.

Le parti démocrate, dont l’électorat est plus jeune et plus divers que la moyenne de la population du pays, se montre attentif à cette thématique, même si localement – on l’a vu à Minneapolis et New York – les divisions internes à la coalition sont d’importance. Elles pourraient s’approfondir autour de la loi que prépare le groupe démocrate à la Chambre des représentants sur la réforme de la police qui évite, pour l’instant, d’envisager un « defunding. »

 

 

 

 

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