Ce que l’affaire Floyd révèle de 40 ans de révolution conservatrice

La revanche néo-libérale et la dérive ethnico-sécuritaire sont des jumelles nées au début des années 70. (Article publié dans l’Humanité dimanche du 11 juin 2020.)

C’est un document dont peu de personnes ont eu connaissance au moment de sa rédaction mais qui s’avère fondateur dans la « révolution conservatrice ». Rédigé en 1971 quelques semaines avant sa nomination à la cour suprême par le juge Lewis Powell, il porte le titre suivant : « Attaque sur le système américain de libre entreprise ». Il en veut un certain nombre de preuves : le « gouvernement » a atteint un périmètre inédit alors que le New Deal rooseveltien a été renforcé sous la présidence Johnson (guerre à la pauvreté, création de Medicaid et Medicare, couverture santé pour les enfants pauvres et les personnes âgées), la contestation de la guerre au Vietnam se répand et les réformes de société s’accumulent (moratoire sur la peine de mort, interdiction de la prière à l’école, reconnaissance de l’avortement comme droit constitutionnel). Sentence du juge: « Il faut répondre au niveau du système », c’est-à-dire mener une offensive idéologique globale. C’est à travers les « think tank » et surtout le vecteur du parti républicain que va se mijoter cette « révolution conservatrice » dont Ronald Reagan sera le saint-Patron et dont Donald Trump est le dernier (ultime ?) avatar.

 

Vivent les inégalités sociales

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« Le gouvernement est le problème, pas la solution. » On connaît l’aphorisme de Ronald Reagan dont certains observateurs feignent de croire qu’il est comme un principe fondateur du pays. En fait, les Etats-Unis ont été pionniers en matière de fiscalité et de redistribution. L’impôt sur le revenu y est créé dès 1913. Durant le demi-siècle du consensus du New Deal (1930-1980), le taux marginal d’imposition avoisinait en moyenne à 80% (avec une pointe à 93%). « Les droits de succession s’établissaient également à 80% et les taux d’impôt sur les sociétés à 50% », rappelle également l’économiste française Gabriel Zucman. Après les coups de rabot successifs de Reagan, W. Bush et Trump, le taux d’imposition pour les plus riches se trouve désormais à 23% contre 28% pour le reste de la population. Les Etats-Unis, pionniers de l’impôt progressif sont devenus l’empire de l’impôt régressif… Cette évolution a contribué à l’explosion des inégalités qui ont retrouvé leur niveau des années 1920. Le fameux 1%, détient 37% de la richesse nationale contre 21% à la fin des années 70. Dans le même temps, pour les classes moyennes et populaires, le niveau de revenus est resté cloué au sol tandis que les coûts liés à la santé, à l’éducation et au logement décollaient.

 

La grande divergence politique

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A cet étirement de l’échelle sociale, correspond un mouvement dit de polarisation politique. Pour faire simple : les électeurs démocrates sont de plus en plus à gauche, leurs concitoyens républicains, de plus en plus à droite. Ce mouvement, dont le trumpisme constitue l’acmé, a lui aussi débuté au début des années 70. Après le vote des lois sur les droits civiques en 1964 et 65 et les émeutes urbaines de 1968, le parti républicain a fait le choix stratégique d’instrumentaliser les peurs et ressentiments d’une frange de la population blanche. Son nom : la stratégie sudiste. Electoralement, elle s’est avérée gagnante : en une génération, le parti démocrate a été supplanté dans les Etats de l’ex-Confédération par le parti fondé par Abraham Lincoln, le président qui écrivit la proclamation d’émancipation des esclaves. Immense retournement de la vie politique américaine qui a conduit à l’homogénéisation des deux grands partis politiques. Dans les années 60 et 70, il y avait des républicains libéraux (au sens américain), ouverts sur les questions de société, et des démocrates conservateurs (anti-impôts, anti-IVG, etc…) Les transferts d’électeurs ont permis, au fil du temps, la constitution de deux blocs cohérents. Aujourd’hui, l’électorat démocrate est presque unanimement progressiste en matière économique (impôts, salaire minimum) comme sociétale (immigration, IVG, mariage gay), tandis qu’en miroir, l’électorat républicain se rassemble autour de positions exactement inverses. La sociologie est au diapason : la coalition démocrate est plus jeune et plus multicolore que la coalition démocrate, vieillissante et blanche. Deux Amériques aux antipodes que presque plus rien ne relie, si ce n’est un vague sentiment d’appartenir à la même entité historique.

 

Police, bras armé du contrôle social

La grande peur des blancs du début des années 70, entretenue par le parti républicain, s’est notamment manifestée par l’accélération du « white flight », l’exode des ménages blancs des centre-villes vers les banlieues (surburbs) voir les exurbs (extra-urbain), rendu possible dès les années 50 par la constitution d’un vaste réseau d’autoroute et la « démocratisation » de l’équipement automobile. Ces choix résidentiels – donc politiques – ont contribué à une nouvelle forme de ségrégation, laissant dans les « inner cities », les cœurs de ville, les habitants les plus pauvres, ultra-majoritairement des Noirs.

Le contrôle social des populations noires entrait dans une nouvelle ère sous le faux-nez de la lutte contre le crime. Le rôle de la police a donc été redéfini en ce sens. Dès 1968, sont créées des unités spéciales d’intervention en milieu urbain (les SWAP) qui auront quasiment carte blanche dans les années 80, face à l’épidémie de « crack ». La décennie suivante marque la militarisation de ces forces, désormais équipées avec les surplus de l’armée US, provisoirement en décroissance après la chute du Mur de Berlin. En 1994, une terrible loi anti-criminalité, votée par les deux chambres à majorité démocrate et signée par Bill Clinton, ouvre le cycle de l’incarcération de masse. Après avoir été esclave puis ségrégué, l’Africain-Américain est désormais un suspect, presque par nature.

A partir de 1968, les dépenses sociales du pays diminuent chaque année tandis que celles liées au « maintien de l’ordre », augmentent. Aux Etats-Unis, révolution néo-libérale et dérive ethnico-sécuritaire sont allés de pair. Les morts du coronavirus et George Floyd ont été les victimes d’une même logique.

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