

L’Etat qui avait interdit les mariages « mixtes » jusqu’en 1967 est désormais en tête des unions entre Noirs et Blancs. Cette évolution saisissante des mentalités se matérialise-t-elle également dans d’autres champs de la société américaine ? Les Etats-Unis en auraient-ils fini avec les discriminations raciales ? Reportage entre Norfolk et Fairfax.
C’est une photo en noir et blanc. Ils regardent tous les deux l’objectif, fixement. A gauche, Mildred Jeter, femme africaine-américaine. A droite, Richard Loving, homme blanc. Ils semblent travaillés par la lassitude et la souffrance. Ils s’aiment, mais la loi stipule qu’ils ne le peuvent pas. Nous sommes à la fin des années 50. Mildred a 18 ans. Richard, 24. Elle est enceinte. Ils veulent se marier. En Virginie, une loi datant de 1924 interdit les mariages « inter-raciaux ». Qu’à cela ne tienne : ils se rendent dans le District de Columbia (Washington) voisin et s’unissent devant la loi. De retour chez eux, les jeunes mariés sont arrêtés en pleine nuit par le shérif du comté. Lors du procès, le juge, Leon Bazile, proclame : « Dieu Tout-puissant créa les races blanches, noires, jaunes, malaises et rouges, et les plaça sur des continents séparés. Et, sauf l’interférence avec ses dispositions il n’y aurait aucune cause pour de tels mariages. Le fait qu’il sépara les races montre qu’il n’avait pas pour intention qu’elles se mélangent.»
Le couple est condamné à un an de prison. La sentence est suspendue pendant vingt-cinq ans s’ils acceptent de quitter la Virginie. Ce qu’ils font pour emménager dans ce District de Columbia si accueillant. Mais ils n’abandonnent pas. En 1963, avec l’aide de l’ACLU (American Civil Liberties Union), ils lancent une série d’actions en justice. Le 12 juin 1967, le périple judiciaire prend fin par une décision de la Cour Suprême des Etats-Unis. Dans l’affaire Loving contre Virginia, la plus haute juridiction du pays donne, à l’unanimité, raison au plaignant. Elle écrit: « Le mariage est un des « droits civiques fondamentaux de l’homme », fondamentaux pour notre existence et notre survie même… Pour nier cette liberté fondamentale sur une base aussi intenable que les classifications raciales incorporées dans ces lois, des classifications si directement subversives au principe d’égalité au cœur du quatorzième amendement (ratifié en 1868, il vise à assurer les droits des anciens esclaves, NDLR), prive assurément tous les citoyens de l’État d’une liberté sans procédure légale régulière. Le quatorzième amendement requiert que la liberté de choix de se marier ne soit pas restreinte par des discriminations raciales. »
Désormais, en Virginie, on peut se marier avec qui l’on veut. Les Loving retournent dans leur Etat chéri mais ne profiteront que peu de temps de leur bonheur paisible et de leurs trois enfants. En 1975, à 42 ans, Richard est tué dans un accident de voiture, dans le comté de Caroline, en Virginie, par un automobiliste sous l’emprise de l’alcool. Mildred survit à l’accident mais perd son œil droit. Elle est décédée le 2 mai 2008 d’une pneumonie, à l’âge de 68 ans. Tous les ans, le 12 juin, le Loving Day célèbre la date historique de la décision de la Cour Suprême. Partout, à travers les Etats-Unis, des couples, « mixtes » ou non, se rassemblent et font la fête.
Quarante cinq ans après l’arrêt historique de la Cour Suprême, les mariages « inter-raciaux », comme on continue de les appeler ici, ont de nouveau fait, au printemps dernier, la « une » des journaux : la Virginie est l’Etat qui enregistre le plus fort taux de mariages entre Noirs et Blancs.
Sarah et Robert forment l’un de ces couples qui ont contribué à la saisissante évolution. Pour autant, la statistique plaçant la Virginie sur la plus haute marche du podium leur avait totalement échappée. « Ah bon », lâchent-ils à l’unisson, alors que nous engageons la conversation dans le salon de leur maison de Fairfax, dans le nord de l’Etat. « En même temps, en y réfléchissant, ça ne m’étonne pas, ajoute Sarah aussitôt. Le nord de la Virginie est si divers. » La « northern virginia » fait partie de l’aire métropolitaine de Washington, la capitale fédérale dont elle dépend fortement sur le plan économique (commandes publiques, industrie de la défense…). Elle compte 2,5 millions d’habitants. Sa composition démographique est la suivante : 55% de Blancs, 16% de Latinos, 11% de Noirs, 10% d’Asiatiques. Ses niveaux d’éducation et de revenus sont largement supérieurs à la moyenne nationale. C’est une terre « bleue » (de la couleur du parti démocrate).
Retour au couple. Sarah, aux racines italienne (par sa mère), irlandaise et allemande (par son père), a « flashé » la première sur « ce grand type en uniforme » (Robert est pompier). « Le fait qu’il soit Noir ne m’a même pas traversé l’esprit. » Lui n’a pas vu une femme blanche mais une « grande femme magnifique ». Les deux familles n’ont pas sombré dans un remake de « Jungle Fever » de Spike Lee, dans lequel les entourages d’un africain-américain (Denzel Washington) et d’une italo-américaine (Annabella Sciorra) les découragent de poursuivre leur relation.
Les enfants (ci-dessus la photo en… couleurs) ont pris la nouvelle avec entrain : après un divorce, leurs parents refaisaient leur vie. «Dans des endroits comme le nord de la Virginie, la relation à d’autres communautés est vraiment un non-problème, souligne Sarah, assistance sociale pour le comté de Fairfax. Dans les écoles, on compte plus de cinquante nationalités. » L’une des filles de Sarah a même demandé à être placée dans la même « fratrie » que l’un des fils de Robert dans l’album du lycée. « Il ne peut pas être ton frère, il est Noir », lui a-t-on répondu. Elle, au caractère déjà bien trempé : « Et alors ? Bien sûr qu’il l’est. »
Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? « Non, je ne dis pas que le racisme n’est plus vivant dans ce pays », répond Sarah, du tac au tac. Elle livre une anecdote : le pasteur de l’Eglise à laquelle elle appartient, ultra-majoritairement blanche, est un Africain-Américain. Il lui a confié qu’au moment de la communion, certains croyants se rangeaient systématiquement dans la file de son adjoint blanc… « Le racisme est encore en vie même si le pays évolue vraiment. Ce qui est rassurant c’est que les racistes sont obligés de la mettre en sourdine », constate Robert. Et d’ajouter : « Peut-être que si vous allez plus vers le sud, les comportements seront différents. »
Dans le sud de la Virginie, considéré comme plus conservateur, le nombre de mariages « exogames » (terme plus adéquat qui définit un mariage en dehors de sa propre classe sociale ou de son « origine ») augmente aussi. Mais ces unions en couleurs sont-elles le symbole d’une société, si ce n’est post-raciale, du moins apaisée dans ses relations entre communautés, voire en marche vers la mixité « ethnique » et sociale ?
Pour tenter de répondre à cette question, direction Norfolk, dans le sud de l’Etat : 242.000 habitants au cœur d’une conurbation (Hampton Road) d’1,5 million d’habitants. 44% Blancs, 43% Noirs, 6% de Latinos. L’activité locale repose sur l’industrie de la défense (base navale militaire de premier ordre) et sur l’économie portuaire. Norfolk est massivement démocrate et a accordé 71% de ses suffrages à Obama.
La ville a subi une « reségrégation de fait » lorsqu’une immense partie des habitants blancs a rejoint, dans les années 70, les « surburbs » (banlieues résidentielles). Recherche d’un cadre de vie plus paisible et réaction aux droits civiques accordés aux Africains-Américains : les sociologues ont appelé cela le « white flight » (l’exode blanc). Norfolk a même fait figure de cas d’école. 212.000 Blancs habitaient la ville en 1970 (ils représentaient alors 70% de la population), 105.000 actuellement. Norfolk s’est évidemment dépeuplée mais la courbe se redresse depuis une dizaine d’années avec un millier d’habitants supplémentaires chaque année.
La ville demeure coupée en deux, de part et d’autre de Monticello avenue. A l’est, les Africains-Américains sont majoritaires. A l’ouest, ce sont les Blancs. Comme une symétrie, deux universités prennent place aux confins du territoire. A l’est, la Norfolk State University, grande université historique noire, avec ses 7000 étudiants. Jerome, rencontré sur le campus, nous invite à la prudence : « Vous voulez qu’on abandonne ce qu’on a construit simplement pour être mixtes. Nos universités, nos églises. Maintenir les liens forts de notre communauté, ce n’est pas de la ségrégation. » A l’ouest, l’Old Dominion (25.000 étudiants), l’ancienne succursale du très select William and Mary College (Jefferson et Madison y furent formés), devenue indépendante. L’université publique s’est très largement ouverte aux « minorités », atténuant les frontières mentales.
A la jonction de ces deux parties de Norfolk, les quartiers de Norview, Elmhurst et Foxhall (15.000 habitants) rassemblent plus qu’ils ne divisent. Les établissements scolaires en constituent une preuve tangible. Une école élémentaire, un collège et un lycée se trouvent au cœur de cet ensemble dessiné, comme souvent aux Etats-Unis en dehors des centres-villes, par de larges avenues et des rues adjacentes parsemées de maisons individuelles de taille moyenne. Les directions et équipes pédagogiques des trois établissements publics sont composées d’autant de Noirs que de Blancs, tout comme le public scolaire. A l’heure de repartir chez soi, ou de reprendre le bus, la mixité est flagrante. Il semble même que quelques petits couples « mixtes » se forment… En 2005, le réseau d’écoles publiques de Norfolk a été récompensé par le « Board Prize », qui chaque année met à l’honneur, avec un chèque d’1 million de dollars à la clé, la réduction de la fracture sociale pour les élèves issus des milieux défavorisés et des minorités.
La vie est « mixte » mais la vie est dure… Le revenu moyen des habitants se situe à 40.000 dollars par an, très en-deçà de la moyenne nationale. Un tiers des familles gagne moins de 30.000 dollars par an, ce qui les place à la limite du seuil de pauvreté officiel. Alors qu’une maison n’y vaut en moyenne que 160.000 dollars, la moitié des propriétaires laissent plus d’un tiers de leur paie dans le remboursement du crédit. Un loyer s’établit autour de 1000 dollars, bien trop élevé pour les ressources limitées de la majorité des habitants. Norview, Elmhurst et Foxhall sont des quartiers de salariés modestes et de chômeurs – noirs et blancs –, dans lesquels existe donc le mélange des communautés, pas la mixité sociale.
Encore ce tableau offert par Norfolk apparaît-il moins inquiétant que le constat dressé par deux professeurs de sciences-politiques, Rogers M. Smith et Desmond S. King, auteurs d’un livre paru cet année : « Still a house divided » (Une maison encore divisée). Ils citent l’exemple de l’école, premier lieu de la société américaine à avoir fait l’objet d’une « déségrégation » juridique avec l’arrêt de la Cour Suprême de 1954, Brown v. Board. Qu’y constate-t-on ? Le pourcentage d’élèves noirs fréquentant un établissement à majorité non blanche est passé de 66% en 1991 à 73% en 2003-2004. Autre recul : durant les deux dernières décennies, le fossé entre les salaires et les taux d’emploi des Noirs et des Blancs s’est élargi par rapport aux années 70.
L’explosion des inégalités, palpable depuis une dizaine d’années, et la Grande Récession de 2008 ont présenté une note particulièrement salée aux ménages modestes et défavorisés, parmi lesquels les Africains-Américains sont surreprésentés.
Le 28 août 1963, sur le Mall de Washington, Martin Luther King n’avait-il pas prévenu que derrière le combat pour l’obtention des droits du citoyen se profilait, pour les Africains-Américains et le pays, une autre montagne à gravir : « Les tourbillons de la révolte continueront d’ébranler les fondations de notre nation jusqu’au jour où naîtra l’aube brillante de la justice. »
Article publié dans l’Humanité du 24 octobre