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Doutes et certitudes du peuple d’Obama

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Les Américains ont une faculté assez sidérante à faire passer la politique par des canaux qui n’apparaissent pas traditionnels aux yeux d’Européens. Ainsi, pour discuter avec des progressistes, des « liberals », le mieux c’est d’aller prendre un apéro… L’initiative s’appelle « Drinking Liberally », dont la traduction, dans l’esprit, serait en effet « Apéros progressistes ». Ces derniers sont une déclinaison d’un projet baptisé « Living liberally » (Vivre de manière progressiste). Il y a aussi les « screening » (séances ciné), les « reading » (lectures), les « eating » (bouffes) et même les « laughing » (spectacles comiques)…

Explications à Denver avec John E. (c’est ainsi qu’il se présente): « Tout a commencé à New York en 2003. Deux gars ont eu l’idée de créer un lieu où on pouvait s’apitoyer sur notre sort d’avoir Bush comme président. Mais, attention, nous ne sommes pas une arrière-salle du parti démocrate. » On compte désormais 233 « apéros progressistes » dans 46 des 51 Etats américains. Chaque « branche » se réunit en général deux fois par mois dans un lieu fixe. A Denver, le « drinking » a inauguré en 2006.

Les habitués arrivent les premiers et s’installent. Il y a là John, Joe, John (encore) Misty et son mari Kyle. Kyle est un « liberal » de fraîche date et il tient à le faire savoir : « Je suis du Texas et j’étais un évangéliste. La vie et ma femme Misty m’ont ouvert les yeux. Il y a cinq ans, je me suis révolté contre l’anarcho-syndicalisme et je suis devenu un « liberal », explique ce solide gars à l’accent, en effet, texan. Misty sirote son verre de vin blanc, pensive : « Vous venez de France ? Nous sommes tellement en retard sur vous ». Ce soir, le groupe a envie de parler du « modèle Apple », pas forcément de la campagne.

A côté d’eux, John E., s’entretient du climat politique avec deux nouveaux venus, Stacey et Ben. « Nous venons juste d’emménager à Denver en provenance de la Virginie, explique Stacey, enceinte de plusieurs mois, et nous voulions entrer en contact avec des progressistes ». John E: très engagé en 2008 dans la campagne d’Obama, il l’est beaucoup moins cette année. « Je suis devenu papa depuis et j’ai un peu moins de temps. Mais la raison principale est que j’ai été déçu par Obama, par un certain nombre de choses qu’il a faites ou n’a pas faites. Je pense, par exemple, que la loi sur la santé aurait dû être plus forte ». Stacey : « Je serais un peu plus modérée : la loi représente quand même un pas en avant. Aurait-il pu faire plus ? Peut-être. Il aurait peut-être pu faire un plan de relance plus imposant ». Alors que John s’apprête à poursuivre le débat, deux jeunes femmes s’avancent vers lui et lui tendent la main. « C’est notre première fois ici alors on voulait se présenter. Je suis Justine», annonce la première. « Et moi, c’est Melissa », enchaîne la seconde. « Bienvenue, alors », répond John. On saisit l’occasion pour leur demander les raisons de leur présence. « Ben, c’est normal, on aime être « liberal » et on aime boire, donc on est là », rigole Melissa. « On essaie de rencontrer d’autres électeurs démocrates », avance Justine.

Les deux Latinas mènent également une campagne électorale effrénée. La seule évocation  d’une victoire possible de Romney les rend blêmes. « Les gens ne sont pas excités comme en 2008, c’est vrai, ils sont même un peu déçus, mais ils se disent qu’il faut tout de même aller voter », se persuade Melissa. « Moi-même, je ne suis pas emballée mais qu’aurait-il pu faire d’autre ? », s’interroge Justine.

La discussion se poursuit à l’autre bout du pays avec des « obamistes » convaincus. Patrick Le Floch, un Français, est le président du parti démocrate de Fairfax, dans le nord de la Virginie, un bastion démocrate. Pour lui, « le bilan est positif. Obama a fait le pari du plan de relance et du sauvetage de l’économie. L’Obamacare est une réforme comme celle des droits civiques sur laquelle personne ne pourra revenir. La stagnation est dûe à l’attitude des républicains à partir de 2010 ». Mais l’heure n’est plus vraiment au jugement du premier mandat. L’urgence, c’est le terrain. « Tous les week-ends, nous faisons du porte à porte ».

Parmi les plus acharnés des militants, figure Curtis Chandler. Pourtant jusqu’en 2008, il n’avait jamais voté démocrate. « Mes parents étaient républicains. Mon père était patron de PME et j’ai toujours cru au discours de responsabilité fiscale tenu par les républicains, explique-t-il. J’ai commencé à décrocher dans les années 90 sur les sujets de société. Puis est venu Bush. Pourtant, encore en 2004, j’ai voté pour lui. Puis, j’ai arrêté. Je n’ai pas quitté le parti républicain, c’est ce parti qui m’a quitté. Pourtant, je suis un électeur « naturel » pour eux. Je suis retraité depuis dix ans. Les investissements se portent comme jamais. Mais je ne supporte plus leur idée de l’Amérique, leur défense des plus riches alors que je pense que les revenus du capital devraient être taxés comme ceux du travail, leurs positions sur l’avortement ou le mariage gay, les lois qu’ils font voter dans les Etats qu’ils dirigent pour restreindre le vote des « minorités »…Je sais trop bien ce qu’ils sont devenus pour simplement envisager leur laisser une chance de revenir au pouvoir. »

(1)             http://livingliberally.org/

Cet article est paru dans l’Humanité dimanche du 31 octobre

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A Dallas, laboratoire politique, sur un air latino

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Les Hispaniques constituent désormais le premier groupe démographique de la métropole texane. Au-delà des changements culturels et sociaux, ce bouleversement a conduit à des modifications du paysage politique, que les républicains tentent de « neutraliser » par tous les artifices de la loi et du redécoupage électoral. Au point d’empêcher un basculement du Texas, place-forte des conservateurs ? Reportage.

Depuis la création du bureau en 1846, les shérifs de Dallas se prénommaient Don, James, Burnett, Smoot ou encore Shuyler. Ils portaient généralement Stetson et bottes de cow-boy. Depuis huit ans, un léger changement est intervenu : le shérif du comté de Dallas est une femme. Elle s’appelle Lupe Valdez. Elle est latina et lesbienne déclarée. A Dallas, oui, la ville dans laquelle JFK n’était pas le bienvenu il y a un demi-siècle. Dans la deuxième ville du Texas, si conservateur.

Fille de fermiers migrants mexicains, elle a passé une partie de son enfance à travailler dans les champs. Sa famille (huit enfants) a ensuite déménagé à San Antonio. Lupe a réussi à rentrer à l’Université du Texas à Arlington, à 500 kilomètres du domicile familial, et à y décrocher une maîtrise en criminologie. Le 2 janvier 2004, dans un climat d’incrédulité, elle annonçait son intention de briguer le poste de shérif. Elle a d’abord remporté les primaires démocrates (ces fonctions publiques font en effet l’objet d’élections pour lesquelles les candidats déclarent leur appartenance politique) avant de battre par une faible marge (51,3%-48,7%) le candidat républicain, Danny Chandler.

Sous son office, les prisons du comté – dont elle a la responsabilité –  ont enfin obtenu la certification fédérale mettant fin à une longue tradition « locale » (conditions sanitaires déplorables, pas d’aide médicale, arrestations arbitraires). En 2008, elle a gagné sa réélection dans un fauteuil, avec 50% des suffrages dès le 1er tour, face à trois autres candidats. Cette année, à l’instar des élus (président, députés, sénateurs), elle défend son bilan dans une campagne qui annonce une victoire tranquille.

Ce petit bout de femme en uniforme symbolise la montée en puissance tranquille des Latinos au Texas, phénomène encore plus visible dans les grandes villes. Dans le comté de Dallas (le neuvième plus peuplé du pays avec 2,4 millions d’habitants au cœur d’une métropole de 6 millions d’habitants), les Latinos représentent 38% des habitants devant les Blancs (33%), les Africains-Américains (22%) et les Asiatiques (5%).

« Ecoutez, regardez, sentez. On est vraiment dans un pays latino. » Nous remontons Jefferson boulevard, à deux pas du centre et d’Elm street où JFK a été assassiné, l’artère centrale d’un quartier très populaire, jadis majoritairement blanc, aujourd’hui tout aussi massivement latino. Les devantures des magasins sont colorées : du vert, du jaune, du rouge. Les noms à consonance espagnole abondent. A la télé, du « soccer », du « futbol », pas du base-ball, ni du foot américain.

Au volant : Alfredo Carbajal, rédacteur-en-chef d’Al Dia (400.000 exemplaires deux fois par semaine), journal en espagnol lancé en 2003 par le grand titre de la ville, le Dallas Morning News. Quand il dit « on est vraiment en pays latino », il n’est pas admiratif. Il constate. Quand il avance que l’on « peut très bien faire sa vie dans ces quartiers sans parler un mot d’anglais », il tient à préciser aussitôt : « Je ne critique pas ou je ne m’en réjouis pas. » Il constate. En entrant dans le restaurant Las Ranitas où nous venons manger quelques tacos et fajitas tout en discutant, nous constatons : la serveuse nous accueille en espagnol et peine vraiment en anglais.

En sirotant son ice tea, Alfredo veut remettre en perspective : « L’histoire de ce pays, c’est d’intégrer des gens et des cultures venus d’ailleurs. C’est vrai qu’actuellement, il y a une partie de la société qui ne se sent pas à l’aise avec l’arrivé des Latinos. En temps de crise économique, certains veulent en faire des boucs-émissaires mais cela n’empêche pas Dallas d’être le lieu d’expérimentation pour la nouvelle culture latina. »

La deuxième ville du Texas (derrière Houston) s’apparente également à un laboratoire d’un autre ordre : politique. La percée démographique des Latinos (lire encadré ci-dessous), favorables aux démocrates, conduira-t-elle à des basculements de nature électorale et institutionnelle? Si la question est nationale, Dallas peut offrir quelques indices. Le premier est livré par Raphael Anchia, représentant démocrate à la Chambre du Texas : «  Entre 2000 et 2005, le comté de Dallas a perdu 130000 résidents « anglos » et gagné 175000 Latinos. Plus de 60% du comté était soit africain-américain soit latino. Parce que les « anglos » au Texas votent plus pour les Républicains et les Latinos pour les démocrates, nous avons bénéficié de ce changement dans la population pour gagner le comté en novembre 2006. »

L’équation ne relève pourtant pas de la loi d’airain. Ou, alors, comment expliquer que quatre des cinq sièges de l’aire métropolitaine de Dallas à la Chambre des représentants des Etats-Unis soient détenus par le parti républicain ? Les organisations des droits civiques pointent, à juste titre, la capacité du parti de droite à manier les ciseaux du « charcutage électoral » (lire article ci-contre). Pour les élections parlementaires de cette année, le Texas dispose de quatre sièges de représentants supplémentaires par rapport à 2010. Le recensement de la population réalisée cette année-là, à l’échelle nationale, a en effet conduit à un ajustement de la représentation des Etats. Grâce à 4,3 millions d’habitants supplémentaires pendant la première décennie du XXIe siècle, le « lonestar state » est le grand vainqueur. 90% de cet accroissement démographique provient des minorités, électeurs traditionnels du parti démocrate : 65% des Latinos, 13% des Africains-Américains et 10% des Asiatiques. A qui échoueront les quatre nouveaux sièges ? Il n’est même pas trop tôt pour le dire puisque le redécoupage ne laisse aucun doute : à trois républicains, blancs, et à un élu démocrate, africain-américain. Pour la League of Women Voters, il s’agit là « de l’exemple le plus extrême de charcutage électoral sur une base raciale parmi tous les redécoupages de cette année ». Les redécoupages sont réalisés par les assemblées d’Etat et au Texas, celle-ci est évidemment républicaine. On n’est jamais aussi bien servi…

Cela n’épuise pas, pour autant, le sujet. Le Texas, qu’on ne peut, par définition, « redécouper » lors des élections présidentielles, demeure un Etat « rouge », la couleur du parti de Romney, malgré son statut « majorité-minorité » (les Blancs sont minoritaires) depuis 2000.

« Les Hispaniques sont une force politique montante mais il est très difficile de les faire participer au processus électoral », constate Alfredo Carbajal. « Le taux de participation des Latinos est faible, encore plus faible que dans d’autres Etats », confirmait, dans les colonnes du New York Times, James Henson, directeur du Texas Politics Project à l’Université du Texas à Austin. Les Blancs, très massivement républicains au Texas, comme le rappelait Raphael Anchia, ne représentent plus que 45% de la population mais encore 63% de l’électorat.

Les raisons de cette absence de tradition civique chez les Latinos du Texas sont multiples. Elles tiennent d’abord au statut social : les Latinos sont surreprésentés dans les catégories sociales défavorisées, plus enclines à s’abstenir. Jim Cohen, professeur à Paris III, auteur de Spanglish America, dépeint ainsi le paysage : « La très grande majorité des immigrés récents sont des salariés, des travailleurs qui cherchent à s’en sortir en quittant des situations économiques difficiles dans un contexte inégal Nord-Sud, contexte dont on ne tient absolument pas compte en formulant les politiques d’immigration à Washington. Leur mode d’insertion économique passe par des emplois peu qualifiés, des bas salaires, de peu de droits, de peu de services sociaux, ce qui les oblige à pratiquer l’art de la survie. L’intégration ne passe pas toujours de la promotion sociale. Ce modèle de l’incorporation par le bas s’applique à une quasi-majorité d’enfants d’immigrés latinos aujourd’hui. » Défavorisés de père en fils : du rêve américain à la réalité d’un pays miné par l’explosion des inégalités et encore secoué par les effets de la crise de 2008. Ici, comme ailleurs, le durcissement des conditions de vie éloigne les plus démunis des processus politiques plus qu’il ne les en rapproche.

Ajoutons, à cette donnée valide pour l’ensemble du pays, des phénomènes plus locaux. « L’immigration hispanique est beaucoup plus récente au Texas qu’en Californie, avance Alfredo Carbajal, lui-même né de l’autre côté de la frontière. Elle ne s’est pas encore organisée sur le plan politique. » D’autant que, dans le Texas, selon James Henson, « le parti démocrate s’est vraiment atrophié ». La direction nationale du parti de l’âne n’investit pas un seul dollar dans cet Etat qu’elle sait perdu d’avance lors du scrutin présidentiel. La convention démocrate qui s’est tenue à Charlotte, début septembre, a marqué un tournant de ce point de vue puisque le discours de référence a été confié à Julian Castro, jeune maire (37 ans) latino de San Antonio. La volonté du parti d’Obama de faire émerger un leader marque un changement stratégique des démocrates qui donnaient, jusque-là, l’impression de se conduite en quasi-rentiers, engrangeant les bons résultats dans ses bastions de la vallée du Rio Grande, le long de la frontière, et des grandes villes (Dallas, Houston, San Antonio, Austin) tout en attendant que la démographie fasse, lentement mais sûrement, son œuvre. La progression régulière de la part des Latinos dans l’électorat – de 7% en 1984, 20% en 2008, 25% cette année -, s’accompagne, il est vrai, d’une progression certaine: 44% pour Obama contre 38% pour Kerry en 2004 et Gore en 2000. Inéluctablement, le Texas virera au « bleu ». Tôt ou tard. En tout cas, pas en 2012.

Article publié dans l’Humanité du 30 octobre

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En Virginie, toute une Histoire en Noirs et Blancs

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L’Etat qui avait interdit les mariages « mixtes » jusqu’en 1967 est désormais en tête des unions entre Noirs et Blancs. Cette évolution saisissante des mentalités se matérialise-t-elle également dans d’autres champs de la société américaine ? Les Etats-Unis en auraient-ils fini avec les discriminations raciales ? Reportage entre Norfolk et Fairfax. 

C’est une photo en noir et blanc. Ils regardent tous les deux l’objectif, fixement. A gauche, Mildred Jeter, femme africaine-américaine. A droite, Richard Loving, homme blanc. Ils semblent travaillés par la lassitude et la souffrance. Ils s’aiment, mais la loi stipule qu’ils ne le peuvent pas. Nous sommes à la fin des années 50. Mildred a 18 ans. Richard, 24. Elle est enceinte. Ils veulent se marier. En Virginie, une loi datant de 1924 interdit les mariages « inter-raciaux ». Qu’à cela ne tienne : ils se rendent dans le District de Columbia (Washington) voisin et s’unissent devant la loi. De retour chez eux, les jeunes mariés sont arrêtés en pleine nuit par le shérif du comté. Lors du procès, le juge, Leon Bazile, proclame : « Dieu Tout-puissant créa les races blanches, noires, jaunes, malaises et rouges, et les plaça sur des continents séparés. Et, sauf l’interférence avec ses dispositions il n’y aurait aucune cause pour de tels mariages. Le fait qu’il sépara les races montre qu’il n’avait pas pour intention qu’elles se mélangent.»

Le couple est condamné à un an de prison. La sentence est suspendue pendant vingt-cinq ans s’ils acceptent de quitter la Virginie. Ce qu’ils font pour emménager dans ce District de Columbia si accueillant. Mais ils n’abandonnent  pas. En 1963, avec l’aide de l’ACLU (American Civil Liberties Union),  ils lancent une série d’actions en justice. Le 12 juin 1967, le périple judiciaire prend fin par une décision de la Cour Suprême des Etats-Unis. Dans l’affaire Loving contre Virginia, la plus haute juridiction du pays donne, à l’unanimité, raison au plaignant. Elle écrit: « Le mariage est un des « droits civiques fondamentaux de l’homme », fondamentaux pour notre existence et notre survie même… Pour nier cette liberté fondamentale sur une base aussi intenable que les classifications raciales incorporées dans ces lois, des classifications si directement subversives au principe d’égalité au cœur du quatorzième amendement (ratifié en 1868, il vise à assurer les droits des anciens esclaves, NDLR), prive assurément tous les citoyens de l’État d’une liberté sans procédure légale régulière. Le quatorzième amendement requiert que la liberté de choix de se marier ne soit pas restreinte par des discriminations raciales. »

Désormais, en Virginie, on peut se marier avec qui l’on veut. Les Loving retournent dans leur Etat chéri mais ne profiteront que peu de temps de leur bonheur paisible et de leurs trois enfants. En 1975, à 42 ans, Richard est tué dans un accident de voiture, dans le comté de Caroline, en Virginie, par un automobiliste sous l’emprise de l’alcool. Mildred survit à l’accident mais perd son œil droit. Elle est décédée le 2 mai 2008 d’une pneumonie, à l’âge de 68 ans. Tous les ans, le 12 juin, le Loving Day célèbre la date historique de la décision de la Cour Suprême. Partout, à travers les Etats-Unis, des couples, « mixtes » ou non, se rassemblent et font la fête.

Quarante cinq ans après l’arrêt historique de la Cour Suprême, les mariages « inter-raciaux », comme on continue de les appeler ici, ont de nouveau fait, au printemps dernier, la « une » des journaux : la Virginie est l’Etat qui enregistre le plus fort taux de mariages entre Noirs et Blancs.

Sarah et Robert forment l’un de ces couples qui ont contribué à la saisissante évolution. Pour autant, la statistique plaçant la Virginie sur la plus haute marche du podium leur avait totalement échappée. « Ah bon », lâchent-ils à l’unisson, alors que nous engageons la conversation dans le salon de leur maison de Fairfax, dans le nord de l’Etat. « En même temps, en y réfléchissant, ça ne m’étonne pas, ajoute Sarah aussitôt. Le nord de la Virginie est si divers. » La « northern virginia » fait partie de l’aire métropolitaine de Washington, la capitale fédérale dont elle dépend fortement sur le plan économique (commandes publiques, industrie de la défense…). Elle compte 2,5 millions d’habitants. Sa composition démographique est la suivante : 55% de Blancs, 16% de Latinos, 11% de Noirs, 10% d’Asiatiques. Ses niveaux d’éducation et de revenus sont largement supérieurs à la moyenne nationale. C’est une terre « bleue » (de la couleur du parti démocrate).

Retour au couple. Sarah, aux racines italienne (par sa mère), irlandaise et allemande (par son père), a « flashé » la première sur « ce grand type en uniforme » (Robert est pompier). « Le fait qu’il soit Noir ne m’a même pas traversé l’esprit. » Lui n’a pas vu une femme blanche mais une « grande femme magnifique ». Les deux familles n’ont pas sombré dans un remake de « Jungle Fever » de Spike Lee, dans lequel les entourages d’un africain-américain (Denzel Washington) et d’une italo-américaine (Annabella Sciorra) les découragent de poursuivre leur relation.

Les enfants (ci-dessus la photo en… couleurs) ont pris la nouvelle avec entrain : après un divorce, leurs parents refaisaient leur vie. «Dans des endroits comme le nord de la Virginie, la relation à d’autres communautés est vraiment un non-problème, souligne Sarah, assistance sociale pour le comté de Fairfax. Dans les écoles, on compte plus de cinquante nationalités. » L’une des filles de Sarah a même demandé à être placée dans la même « fratrie » que l’un des fils de Robert dans l’album du lycée. « Il ne peut pas être ton frère, il est Noir », lui a-t-on répondu. Elle, au caractère déjà bien trempé : « Et alors ? Bien sûr qu’il l’est. »

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? « Non, je ne dis pas que le racisme n’est plus vivant dans ce pays », répond Sarah, du tac au tac. Elle livre une anecdote : le pasteur de l’Eglise à laquelle elle appartient, ultra-majoritairement blanche, est un Africain-Américain. Il lui a confié qu’au moment de la communion, certains croyants se rangeaient systématiquement dans la file de son adjoint blanc… « Le racisme est encore en vie même si le pays évolue vraiment. Ce qui est rassurant c’est que les racistes sont obligés de la mettre en sourdine », constate Robert. Et d’ajouter : « Peut-être que si vous allez plus vers le sud, les comportements seront différents. »

Dans le sud de la Virginie, considéré comme plus conservateur, le nombre de mariages « exogames » (terme plus adéquat qui définit un mariage en dehors de sa propre classe sociale ou de son « origine ») augmente aussi. Mais ces unions en couleurs sont-elles le symbole d’une société, si ce n’est post-raciale, du moins apaisée dans ses relations entre communautés, voire en marche vers la mixité « ethnique » et sociale ?

Pour tenter de répondre à cette question, direction Norfolk, dans le sud de l’Etat : 242.000 habitants au cœur d’une conurbation (Hampton Road) d’1,5 million d’habitants. 44% Blancs, 43% Noirs, 6% de Latinos. L’activité locale repose sur l’industrie de la défense (base navale militaire de premier ordre) et sur l’économie portuaire. Norfolk est massivement démocrate et a accordé 71% de ses suffrages à Obama.

La ville a subi une « reségrégation de fait » lorsqu’une immense partie des habitants blancs a rejoint, dans les années 70, les « surburbs » (banlieues résidentielles). Recherche d’un cadre de vie plus paisible et réaction aux droits civiques accordés aux Africains-Américains : les sociologues ont appelé cela le « white flight » (l’exode blanc). Norfolk a même fait figure de cas d’école. 212.000 Blancs habitaient la ville en 1970 (ils représentaient alors 70% de la population), 105.000 actuellement. Norfolk s’est évidemment dépeuplée mais la courbe se redresse depuis une dizaine d’années avec un millier d’habitants supplémentaires chaque année.

La ville demeure coupée en deux, de part et d’autre de Monticello avenue. A l’est, les Africains-Américains sont majoritaires. A l’ouest, ce sont les Blancs. Comme une symétrie, deux universités prennent place aux confins du territoire. A l’est, la Norfolk State University, grande université historique noire, avec ses 7000 étudiants. Jerome, rencontré sur le campus, nous invite à la prudence : « Vous voulez qu’on abandonne ce qu’on a construit simplement pour être mixtes. Nos universités, nos églises. Maintenir les liens forts de notre communauté, ce n’est pas de la ségrégation. » A l’ouest, l’Old Dominion (25.000 étudiants), l’ancienne  succursale du très select William and Mary College (Jefferson et Madison y furent formés), devenue indépendante. L’université publique s’est très largement ouverte aux « minorités », atténuant les frontières mentales.

A la jonction de ces deux parties de Norfolk, les quartiers de Norview, Elmhurst et Foxhall (15.000 habitants) rassemblent plus qu’ils ne divisent. Les établissements scolaires en constituent une preuve tangible. Une école élémentaire, un collège et un lycée se trouvent au cœur de cet ensemble dessiné, comme souvent aux Etats-Unis en dehors des centres-villes, par de larges avenues et des rues adjacentes parsemées de maisons individuelles de taille moyenne. Les directions et équipes pédagogiques des trois établissements publics sont composées d’autant de Noirs que de Blancs, tout comme le public scolaire. A l’heure de repartir chez soi, ou de reprendre le bus, la mixité est flagrante. Il semble même que quelques petits couples « mixtes » se forment…  En 2005, le réseau d’écoles publiques de Norfolk a été récompensé par le « Board Prize », qui chaque année  met à l’honneur, avec un chèque d’1 million de dollars à la clé, la réduction de la fracture sociale pour les élèves issus des milieux défavorisés et des minorités.

La vie est « mixte » mais la vie est dure… Le revenu moyen des habitants se situe à 40.000 dollars par an, très en-deçà de la moyenne nationale. Un tiers des familles gagne moins de 30.000 dollars par an, ce qui les place à la limite du seuil de pauvreté officiel. Alors qu’une maison n’y vaut en moyenne que 160.000 dollars, la moitié des propriétaires laissent plus d’un tiers de leur paie dans le remboursement du crédit. Un loyer s’établit autour de 1000 dollars, bien trop élevé pour les ressources limitées de la majorité des habitants. Norview, Elmhurst et Foxhall sont des quartiers de salariés modestes et de chômeurs – noirs et blancs –, dans lesquels existe donc le mélange des communautés, pas la mixité sociale.

Encore ce tableau offert par Norfolk apparaît-il moins inquiétant que le constat dressé par deux professeurs de sciences-politiques, Rogers M. Smith et Desmond S. King, auteurs d’un livre paru cet année : « Still a house divided » (Une maison encore divisée). Ils citent l’exemple de l’école, premier lieu de la société américaine à avoir fait l’objet d’une « déségrégation » juridique avec l’arrêt de la Cour Suprême de 1954,  Brown v. Board. Qu’y constate-t-on ? Le pourcentage d’élèves noirs fréquentant un établissement à majorité non blanche est passé de 66% en 1991 à 73% en 2003-2004.  Autre recul : durant les deux dernières décennies, le fossé entre les salaires et les taux d’emploi des Noirs et des Blancs s’est élargi par rapport aux années 70.

L’explosion des inégalités, palpable depuis une dizaine d’années, et la Grande Récession de 2008 ont présenté une note particulièrement salée aux ménages modestes et défavorisés, parmi lesquels les Africains-Américains sont surreprésentés.

Le 28 août 1963, sur le Mall de Washington, Martin Luther King n’avait-il pas prévenu que derrière le combat pour l’obtention des droits du citoyen se profilait, pour les Africains-Américains et le pays, une autre montagne à gravir : « Les tourbillons de la révolte continueront d’ébranler les fondations de notre nation jusqu’au jour où naîtra l’aube brillante de la justice. »

Article publié dans l’Humanité du 24 octobre

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En direct de … l’avion du retour

Séjour professionnel terminé aux Etats-Unis. Retour à la réalité française. Mais d’ici aux élections, publication de plusieurs reportages dans l’Humanité et dans l’Humanité dimanche (postés également sur ce blog) sur le rôle grandissant des Latinos (depuis le Texas), la question des relations Noirs-Blancs (depuis la Virginie), l’opposition frontale entre deux Amériques (depuis le Colorado) et sur la campagne présidentielle (depuis un peu partout).

Puis, d’ici quelques jours, lancement d’une série « pratique » sur les élections. Un peu à la façon de Michel chevalet : « Comment ça marche ». Comme je n’ai pas prétention à avoir toutes les questions en tête (pas plus que les réponses, d’ailleurs), je vous invite à me poser directement vos questions, interrogations et « colles ».

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20 octobre 2012 · 1503 38

Lu dans la presse : les Latinos pour le mariage gay

Pour la première fois, un sondage montre que les latinos sont majoritairement favorables au mariage homosexuel. Le New York Times en fait l’annonce dans son édition de vendredi. Il y a six ans, 56% des latinos y étaient opposés. Aujourd’hui, ils s’y déclarent favorables à 52% et les latinos catholiques sont encore plus favorables (54%) à cette mesure. Seuls les latinos protestants évangéliques demeurent opposés à l’union de deux personnes du même sexe, mais ils demeurent ultra-minoritaires. Le New York Times souligne que ce sondage montre à quel point la stratégie des Républicains tentant de séduire les latinos sur la base des « valeurs » conservatrices (anti-avortement, anti-mariage gay) est voué à l’échec.

Les latinos enregistrés sur les listes électorales soutiennent Obama contre Romney dans un rapport de trois contre un. En 2008, Obama avait recueilli les deux tiers du vote latino. Le ratio devrait être proche cette année, la seule et massive question restant : quelle sera la participation électorale des latinos ? Il s’agit, pour les démocrates, de l’un des enjeux principaux, si ce n’est le principal, d’ici le 6 novembre.

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20 octobre 2012 · 101 49

En direct du… restaurant, QG de la gauche à Washington

A Washington, c’est un lieu incontournable de la gauche américaine. On n’y débat pas en permanence mais on y mange, bien et pas cher. Chacun sait bien, en venant ici, qu’il pose un acte. On ne prend pas un repas dans l’un des « Busboys and Poets » (il y en a désormais deux à Washington plus deux autres dans sa banlieue) comme dans un steakhouse d’une grande chaîne. Le propriétaire de la chaîne s’appelle Anas Shallal, 57 ans, arrivé aux Etats-Unis à l’âge de 11 ans. En 2003, alors que Bush lance le feu et le fer sur l’Irak (ah oui, Anas est né à Bagdad), Andy se demande ce qu’il pourrait bien faire pour contrer cette idéologie de choc des civilisations. « Il n’y avait pas d’endroit où les gens pouvaient se rencontrer… Je voulais créer un lieu qui soit clairement à gauche », a-t-il expliqué au Washington Post. Sa réponse mêle politique, bonne bouffe et  littérature.

Le premier « Busboy… » ouvre en 2005 au coin de la 14e rue à Washington. Tout le monde pensait alors que le proprio était noir, tant Andy (eh oui, aux Etats-Unis, c’est Andy) puise dans la culture africaine-américaine.  Une rencontre qui date du lycée alors, qu’à sa tronche de métèque, s’ajoute un anglais passable et un bégaiement… Au programme du cours d’anglais : le mouvement de la Renaissance de Harlem. Quelques mots d’Hughes Langston lui resteront en mémoire :

« Que l’Amérique soit l’Amérique de nouveau,

qu’elle soit le rêve qu’elle était ».

Quand Andy n’est pas dans l’un de ces restos, on est certain de le trouver dans une manif face à la Maison Blanche manifestant contre un projet d’oléoduc, en train de distribuer des repas gratuits aux militants d’Occupy Wall Street, ou signer un chèque à des organisations progressistes. Et quand il est dans l’un de ses restos, il ne déroge pas à la politique sociale qu’il ambitionne pour le pays : le plus bas salaire s’affiche à 10,25 dollars de l’heure (le minimum fédéral est fixé à 7,25 dollars), congés maladie pour les employés et assurance-maladie pour ceux qui ont un contrat à plein temps.

Nous avons pris le « Busboys and poets » à son deuxième arrêt à Washington : à l’angle de la 5e rue et de K avenue… L’entrée donne directement sur la librairie gérée par Teaching for Change, association clairement orientée à gauche. Puis s’ouvre l’espace restauration, vaste et large, comptoir central et mezzanine, occupé par une foule bigarrée et…, partout, des œuvres d’art (voir la photo). On allait presque oublier l’essentiel : Andy Shallal est artiste et il décore lui-même ses restaurants.

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19 octobre 2012 · 202 44

Lu dans la presse : les démocrates dominent le vote anticipé

Un article du Washington Post fait le point sur le « early voting » qui permet aux électeurs de voter avant le jour J. En 2008, 30% des électeurs avaient déposé leur bulletin dans l’urne avant le mardi qui suit le premier lundi de novembre, traditionnel jour d’élection depuis le milieu du XIXe siècle. A trois semaines du scrutin, 1 million d’électeurs ont voté. « Les démocrates enregistrés votent à des niveaux équivalents voire supérieurs à ceux de 2008 », déclare au quotidien de Washington, un professeur de sciences-politiques, Michael McDonald. En Floride, un Etat indécis qui pourrait faire la différence, les Républicains mènent de 4 points mais leur marge en 2008 était de 12 points, ce qui n’avait pas empêché Obama de finalement l’emporter (51-48). Dans l’Ohio, impossible de mesurer l’état du rapport des forces puisque cet Etat n’autorise pas les électeurs à se déclarer républicains, démocrates ou indépendants lors de leur inscription sur les listes électorales. Mais le vote anticipé est fort, aussi bien dans les comtés démocrates que républicains.

« La question est de savoir si Obama engrange des votes qu’il aurait eu de toute façon ou s’il obtient des voix de personnes qui ne comptaient pas aller voter. C’est certainement une combinaison des deux », ajoute Michael McDonald.

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Le débat Obama-Romney en compagnie des démocrates de Fairfax

Pas la foule des grands jours. « Il faut dire qu’on l’a organisé un peu au dernier moment », explique Patrick. Son nom de famille : Le Floch. Il est Français et dirige la section du parti démocrate de Fairfax (22000 habitants) dans le nord de la Virginie, près de la capitale, Washington. Une dizaine de personnes ont pris place autour de la table du restaurant libanais Al Maza, en centre-ville. Des seniors pour la plupart. Il y a Chrissie aussi, une Asiatique-Américain, qui a vu du monde devant la télé. Elle s’est dit que c’était plus chaleureux de regarder ensemble. Enfin, elle a pris soin de vérifier que l’assemblée était bien démocrate. Elle l’est. Et elle attend beaucoup de ce deuxième débat. Obama ne met pas longtemps à rassurer ces convaincus. Sur la question énergétique, il ne lâche rien à Romney, plus que jamais l’ami du lobby pétrolier. Quelques applaudissements accompagnent le président sortant. Vient ensuite la question du « sauvetage » de l’industrie automobile que Romney a contesté. « Il tient sa place cette fois-ci », apprécie Patrick, à mi-parcours. Puis celle des impôts. Obama très offensif.

Le jeune serveur fait le tour des participants : « Vous voulez boire quelque chose ? » On en profite : « Vous voulez bien répondre à quelques questions ? » Venu du Liban il y a quatre ans, il a obtenu son diplôme de marketing, mais ne trouve pas emploi à la hauteur de sa qualification. Il se contente, pour l’instant de cet emploi de serveur avant d’envisager de déménager vers des bassins d’emplois plus favorables à sa spécialité. En blâme-t-il pour autant Obama ? Non, il votera pour lui, sans sourciller. Les républicains, ce n’est vraiment pas son truc.

Retour au petit écran. L’hôte de la Maison-Blanche conclut en renvoyant à Mitt Romney sa sortie sur les « 47% ». Exclamations et  applaudissements. La petite troupe repart requinquée. De toute façon, elle sait que ce genre de joutes ne joue qu’à la marge. Elle a déjà rendez-vous, ce week-end, avec des centaines d’autres militants démocrates. Opération de mobilisation électorale. Les spécialistes ont décortiqué les listes électorales, les ont recoupées avec d’autres listings. Bref, les militants savent à quelle porte frapper pour trouver un électeur d’Obama en 2008 et le convaincre de refaire de même dans trois semaines.

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17 octobre 2012 · 404 05

Vermont: voyage dans l’Etat phare du progressisme américain

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Il y a, là, des gars avec des chemises à gros carreaux, des jeunes de l’Université privée catholique Saint Michael’s, des tempes grises et des jeunes couples, des convaincus et des indécis, des démocrates, des progressistes, quelques républicains aussi, même un jeune type avec un tee-shirt blanc aux lettres rouges : « Cuba libre ». Ils ont pris place dans la cafétéria du lycée d’Hinesburg, à une vingtaine de kilomètres de Burlington, la plus grande ville du Vermont. Ce samedi matin d’octobre, Bernie Sanders tient réunion publique. L’homme est une figure de la vie politique locale et nationale. En 1981, quelques mois après l’entrée en fonction de Ronald Reagan, il a été élu maire de Burlington, en battant le sortant démocrate en place depuis six mandats. En 1990, il devint le premier candidat ouvertement socialiste à être élu à la chambre des représentants. Depuis 2006, il est sénateur des Etats-Unis. Il est désormais le parlementaire « indépendant » ayant servi le plus longtemps dans l’histoire du pays. Entretemps, il a crée le parti progressiste du Vermont, le seul « troisième parti » qui pèse réellement dans la vie politique d’un Etat. Le 6 décembre 2010, il a prononcé un discours de huit heures et demie qui a enflammé les progressistes américains sur la guerre de classe menée par les plus riches (http://www.youtube.com/watch?v=uj8_HLtY1Hk).

Voilà pour la « bio » du « sénateur Sanders », comme on l’appelle à Washington. Maintenant, voilà « Bernie », car dans le Vermont on ne le connaît pas sous d’autre nom. C’est lui qui s’avance.  71 ans depuis peu, une allure un peu dégingandée,  la chevelure blanche en bataille.  Il pose ses affaires, fait le tour des tables, serre des mains, claque des bises, prend le micro et c’est parti pour la 32e rencontre d’une campagne électorale dont l’issue est connue de tous : « Bernie » sera réélu triomphalement. Pourquoi, alors, enchaîner à un rythme infernal ces rendez-vous (trois dans la seule journée de ce samedi) ? « Parce que je crois en la démocratie directe. Parce que mon espoir est de faire du Vermont un modèle de campagne progressiste de terrain », a-t-il rappelé aux habitants de ce petit Etat (625.000 habitants) dans sa profession de foi. Au micro, il ajoute : « Parce que je veux que l’on se mette bien d’accord sur le diagnostic avant d’agir ». Sa «vision » s’articule autour de trois thèmes.  1. Les inégalités économiques. « 1% du pays s’accapare 42% de la richesse du pays ». 2. Le pouvoir économique. « La question n’est pas tant de savoir si le gouvernement régule Wall Street mais à quel point Wall Street régule le gouvernement ». 3. Le déferlement d’argent dans la politique, toutes les digues, pour les entreprises notamment, ayant été levées par une décision de la Cour Suprême. Conclusion : « Ces trois points convergent pour dessiner une forme d’oligarchie. Romney est le représentant de cette oligarchie. Pour les générations futures, il faut le battre et sévèrement ». Une vingtaine de minutes, montre en main. Limpide, clair, tranchant. La veille, Chris Pearson, le leader du Parti progressiste du Vermont à la chambre des représentants de l’Etat nous avait prévenus : « Vous verrez avec Bernie, c’est simple : il met ce qu’il pense sur la table, personne n’est trompé, et après on débat ». « Pas comme Obama », n’avait-il pu s’empêcher d’ajouter. « Bernie » repose le micro. Des dizaines de mains se lèvent ! Et c’est ainsi que par un samedi matin pluvieux, au cœur de la campagne vermontaise, véritable carte postale d’Amérique profonde, on a parlé de la « Social security » (système des retraites), de la nécessité de l’engagement citoyen, de l’OMC et du libre-échange et pour finir de la politique de Netanyahou et des printemps arabes. 11 heures : il est l’heure pour « Bernie » de se rendre à son 33e rendez-vous de campagne.

C’est grâce à cette « méthode de « démocratie directe » que « Bernie » impose un rapport de forces qui lui permet de peser dans la vie politique de l’Etat plus que le poids cumulé de sa propre personnalité et des huit élus du parti progressiste du Vermont aux deux chambres. Son ambition : faire du Vermont l’Etat le plus progressiste possible. Peine de mort abolie, mariage gay autorisé. Prochain défi sur la liste ? La création dans l’Etat d’un système d’assurance publique pour tous que Barack Obama n’a pas mis en œuvre à l’échelle du pays. Le gouverneur démocrate de l’Etat a promulgué la loi donnant naissance à « Green Mountain Care », la « Sécu » à la vermontaise. « Mais l’Obamacare ne nous permet pas de la mettre en œuvre avant 2017, regrette Chris Pearson, membre de la Commission de la Santé de la chambre d’Etat. On travaille à voir ce que l’on peut déjà mettre en œuvre d’ici là ».

Quel est donc le mystère qui a fait d’un petit Etat peu peuplé et rural, le phare du progressisme américain ? William Glover, professeur de sciences-politiques au Saint Michael’s College, lève un coin du voile. « La culture politique du Vermont a viré à gauche dans les années 60 avec l’arrivée de personnes cherchant un mode de vie alternatif. Mais avant cela, le Vermont avait déjà été le premier Etat à abolir l’esclavage et établir le suffrage universel à la fin du XVIIIe siècle. L’élection d’un maire ouvertement socialiste à Burlington a évidemment ouvert une brèche ».

Une brèche dans laquelle s’est engouffrée une génération de militants. Comme Chris Pearson, 39 ans. Ou encore Dave Zuckerman, 41 ans, qui personnifie l’incroyable alliage vermontais. Agriculteur, il a été président de la Commission Agriculture de la Chambre de 2005 à 2009. En 2010, il décide de ne pas se représenter pour lancer, sur de nouvelles terres,  une ferme 100% bio : la Ferme de la Pleine Lune. Réussite totale avec la création d’une AMAP qui regroupe 250 familles. Alors, Dave a repris son bâton de pèlerin et se présente au Sénat de l’Etat. « On va faire ce qu’on fait depuis le début : pousser, pousser, pousser ».

Article publié dans l’Humanité du 16 octobre

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A New Haven, la ville où des syndicalistes ont pris le pouvoir

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Il y a une pancarte plantée dans le jardinet face au 175 Newhall street qui l’indique: « Delphine Clyburn, alderwoman, ward 20 ». De toute façon, si le citoyen ne vient pas à Delphine, elle ira immanquablement à lui. Quatre matins par semaine, la conseillère municipale (alderwoman) arpente son quartier de Newhallville (le district numéro 20) qu’elle représente depuis moins d’un an. En ce matin de début octobre, c’est un tract en main qu’elle attaque sa tournée. Il invite à une réunion quelques jours plus tard. Delphine en explique, encore et encore l’objet : « L’ancienne école Martin Luther King a été rachetée pour être transformée en « charter school » (école privée financée par des fonds publics, NDLR). Nous devons nous mobiliser pour que ce projet bénéficie à notre communauté. » Entre deux discussions, elle lâche : « C’est fini l’ancien temps où on réglait sans l’avis des résidents. » Pour être précis, ce temps-là a pris fin à l’automne 2011 à l’occasion d’une retentissante campagne municipale. Tout est parti de la volonté de l’inamovible maire démocrate, John DeStefano, d’externaliser les missions de gardiennage des écoles jusque-là dévolues aux services municipaux. Les syndicats ont protesté, en vain. Puisque le pouvoir local ne les écoutait pas, ils ont alors décidé… de prendre le pouvoir.

Il faut ici dresser un rapide portrait de New Haven, fondée en 1638 par les puritains, deuxième ville du Connecticut avec ses 130.000 habitants, qui accueille l’Université de Yale, l’une des plus prestigieuses du pays, mais également l’une des plus rétives historiquement à la syndicalisation. Pourtant, depuis une décennie, Yale a dû reculer : UNITE HERE (syndicat qui n’appartient pas à la grande centrale AFL-CIO) a réussi à syndicaliser les « pink collar » (« cols roses »), la main d’œuvre féminine de l’Université, premier employeur de la ville. Cette section syndicale (le Local 34) compte désormais 3500 membres tandis que le Local 35 syndique 1000 «blue collar » (« cols bleus », les ouvriers).

Ce sont ces deux sections syndicales que l’on retrouve à la manœuvre de la constitution d’une coalition progressiste. La « machine » démocrate de New Haven, au pouvoir depuis 1951, ne voit rien venir : elle considère New Haven  (37% des habitants sont Africains-Américains) comme une ville acquise pour toujours. Elle est pourtant balayée lors des primaires.

Le 1er janvier 2012, dix-huit des trente conseillers municipaux qui prêtent serment sont membres de la coalition syndicale. Il faut maintenant gouverner. Delphine ne nie pas l’état d’impréparation des troupes au moment de la prise de pouvoir. « Ce que nous avons alors fait est simple : nous avons demandé leur avis à nos administrés. La question de la criminalité et de la drogue est souvent revenue. Notre choix a été de s’attaquer aux racines du mal : l’emploi ».

Ancienne ville industrielle, New Haven a muté vers une cité « eds and meds » (éducation et médical). Avec son université et son hôpital, Yale propose un tiers des emplois de la ville. Mais la ville est comme coupée en deux : il y a la « ville Yale », ses étudiants, ses professeurs et médecins. Et il y a la ville au nord de « Division Street » (quel nom prédestiné) : majoritairement africaine-américaine, gangrénée par le chômage massif, la paupérisation, le crime et la drogue.

Entre les deux, la coalition syndicale au pouvoir veut établir un « pipeline d’emplois». C’est exactement le nom du programme adopté, en début d’année, par le conseil municipal qui le considère comme la grande mission de son mandat. « L’idée est la suivante, explique Delphine Clyburn. Les entreprises locales nous communiquent leurs besoins précis en matière d’emplois. Nous mettons en place des formations pour le profil déterminé et les entreprises s’engagent à embaucher un habitant de New Haven. Ce projet n’est encore qu’un bébé. Il est né mais il a besoin de grandir ». Déjà, le « géant » Yale s’est engagé à participer au « pipeline d’emplois ». Et de la plus officielle des manières, encore : lors du nouveau contrat signé avec les syndicats, en juin dernier. Conclu sans ambages, six mois avant expiration de l’ancien contrat (fait rarissime), le texte signé par les syndicats et la direction de l’Université comporte d’autres clauses très positives : 15% d’augmentation sur quatre ans, engagement de non-réduction d’effectifs pour les ouvriers, prime de 500 dollars pour les « pink collars », le tout contre une augmentation des cotisations sociales pour les salariés. « L’un des meilleurs contrats du pays », selon une responsable du Local 34. Il ne faut pas chatouiller trop longtemps Bob Proto, le charpenté président du Local 35 sur les raisons de ce quasi-miracle : « Yale s’est rangé parce que nous avons le pouvoir politique. »

Yale, florissante « entreprise » fourmille de projets d’extension, notamment deux nouvelles antennes universitaires, sur lesquels le « board » doit donner son avis… La direction de l’Université n’a donc pas voulu se fâcher avec les syndicalistes. Pour Delphine Clyburn, salariée dans une structure qui accueille des enfants handicapés, syndicaliste depuis 1987, cela ne change rien : « Je ne suis pas une politicienne mais un serviteur public. C’est l’intérêt des gens du quartier que je représente qui compte.» Elle maintiendra donc ses exigences sur la nouvelle « charter school », construite pour accueillir les enfants des profs et autres médecins de Yale. « Les résidents aussi ont droit à une bonne éducation. Ca se fera avec eux ou ça ne se fera pas. »

Malgré sa victoire électorale, la coalition syndicale veut préserver comme la prunelle de ses yeux la « campagne de terrain ». « La clé pour réaliser le changement, c’est de maintenir la mobilisation populaire qui a permis l’élection, analyse Gwen Mills, « organizer » (organisatrice) et cheville-ouvrière de la campagne de 2011. Regardez Barack Obama : tant de mobilisations de terrain pour le porter à la Maison Blanche auxquelles il a mis fin sitôt entré en fonction… »

Article publié dans l’Humanité du 15 octobre

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