« Nous sommes là pour rester » : au cœur de la mobilisation des campus US pour Gaza

A New York et Washington, comme dans tout le pays, les camps de solidarité pro-Palestine se maintiennent au cœur des universités, malgré les menaces des directions et de certains élus. (Article publié dans l’Humanité du 2 mai 2024.)

Washington et New York (États-Unis), envoyé spécial.

Elle sort de sa tente, les paupières encore un peu somnolentes. Ses pupilles règlent la mire : le printemps est enfin arrivé, ce matin, à Washington. Elle ajuste son keffieh, remet plus ou moins sa coiffure en ordre, s’étire, regarde autour d’elle. Une autre étudiante la guide : « Le café, c’est par là. » « Ah oui, c’est vrai », dit-elle d’une voix pas encore réveillée. Sally a rejoint le campement la veille, après avoir un peu hésité.

Elle est une « freshman », une étudiante en première année, arrivée de son Texas natal à la fin de l’été dernier. Elle a finalement sauté le pas et partage une tente avec deux autres étudiantes qu’elle ne connaît pas : l’une vient de Californie, l’autre du New Hampshire. Elle se dirige donc vers la table où elle pourra prendre son petit-déjeuner gratuitement, grâce aux dons qui arrivent régulièrement.

Un nouveau jour se lève et c’est le quatrième de la « zone libérée » et du « camp de solidarité » organisés en plein cœur de l’université George-Washington, à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau de la Maison-Blanche. Dans la foulée de l’université Columbia, à New York, quelques étudiants de l’université George-Washington, ainsi que leurs compères de l’université voisine de Georgetown, ont dressé quelques tentes sur la pelouse centrale, avec, en plein milieu, une statue de George Washington drapée d’un drapeau palestinien. La direction de l’université a fait poser des barricades pour ceindre et isoler le camp. Les étudiants s’en servent comme un tableau d’affichage : « Palestine bientôt libre »« Le sionisme est un fascisme »« Génocide Joe, tu vas dégager ». Et elles n’ont pas empêché l’extension à H Street, la rue qui longe le carré de verdure. « Nous sommes là pour rester, assure Mahmoud, palestinien et étudiant en recherches internationales. Nous avons certaines exigences et nous voulons qu’elles soient entendues et satisfaites. » Les organisateurs ont élaboré une plate-forme en cinq points : abandonner les poursuites contre les organisateurs et les organisations étudiantes pro-palestiniennes (dès novembre, le groupe « Students for Justice in Palestine », qui avait projeté sur un bâtiment des images disant « Mettez fin au siège de Gaza » et « George-Washington, le sang de la Palestine est sur vos mains », a été suspendu) ; protéger les discours pro-palestiniens sur le campus ; se désinvestir des entreprises qui vendent des technologies et des armes au régime sioniste ; divulguer immédiatement toutes les dotations et tous les investissements ayant trait à la guerre menée par Israël à Gaza ; mettre fin à tous les partenariats universitaires avec l’État d’Israël. Ce dimanche matin, Cynthia a fait une pause dans sa virée à vélo pour venir « apporter sa solidarité ». « Dans les années 1980, j’ai fait partie du mouvement contre l’apartheid en Afrique du Sud. J’étais à Harvard et la police n’est jamais intervenue, comme elle l’a fait à Columbia. C’est assez incroyable. » Si, dans la capitale fédérale, la police se tient à distance, elle est intervenue à plusieurs reprises à New York. La semaine dernière, elle a délogé le camp dressé par des étudiants de la New York University (NYU), une prestigieuse université privée : 150 arrestations dont près d’une vingtaine concernant des professeurs. Peu après, le camp s’est reformé quelques dizaines de mètres plus loin mais sans tentes, avec, en arrière-plan lointain, la même Liberty Tower, érigée sur le site du World Trade Center. La direction de la NYU a averti qu’elle ferait intervenir la police si elle voyait une tente. « Ça n’a pas grand sens », constate Honey Crawford, professeur dans le département d’anglais, inquiète pour la santé des étudiants : ils dorment sous des bâches qui protègent mal du vent et du froid. Ce lundi après-midi, c’est une saucée soudaine, en pleine journée de quasi-canicule, qui les a surpris. « Je vais encore un peu plus friser », plaisante Layla, avant de retourner vaquer à ses occupations. Car il y a un programme bien précis ici, affiché sur un « paperboard » : à 11 h 30, actualisation des informations sur Gaza ; à 12 heures, réunion de la communauté ; 13 heures : manifestation ; 17 heures : formation aux soins ; 18 heures : yoga ; 20 h 30 : nouvelle réunion de la communauté. Le repas n’a pas été consigné, mais il arrive. Comme souvent, Ayat, un restaurant palestinien de l’East Side que le New York Times vient d’inclure dans ses 100 adresses culinaires incontournables, a fait livrer les repas. Il y en aura pour tout le monde et même plus. Ça, c’est pour l’organisation. Pour le fond de l’affaire, une porte-parole officieuse des étudiants revendique : « Cela fait six mois que le génocide dure et, à part quelques paroles officielles, rien n’a changé et rien n’a été fait. Maintenant, avec les campements, on oblige les directions d’université à faire face à leurs responsabilités. » Sur tous les campus américains impliqués, les demandes sont les mêmes : que les directions d’université cessent de financer la guerre à Gaza. À Yale et Cornell, ils demandent que les facs, devenues des entreprises comme les autres, cessent d’investir dans les fabricants d’armes. À Columbia, ils veulent que l’université revende ses participations dans Google, qui a conclu un important contrat avec le gouvernement israélien, et dans Airbnb, qui autorise les annonces dans les colonies israéliennes de Cisjordanie occupée.

À NYU, ils demandent, en vain, que les investissements et participations soient rendus publics. La fermeture du site-satellite de Tel-Aviv figure également au menu des revendications. Ce point particulier, qui relève du boycott, est utilisé par certains élus et médias pour nourrir leurs accusations d’antisémitisme contre les protestataires. Témoin depuis la première minute du mouvement, Honey Crawford réfute ces allégations : « Des juifs non sionistes y sont investis. Il y a des prières communes entre musulmans et juifs. J’ai vu, un jour, un étudiant se faire reprendre par tout le monde car il mobilisait des stéréotypes antisémites : ” Pas de ça, ici. ” »

C’est pourtant le même argument qu’oppose une poignée de personnes aux manifestants pro-Palestiniens, réunis mardi, face à l’entrée principale de l’université Columbia. Des barrières séparent les deux sous l’œil vigilant de plusieurs policiers. « Haïsseurs de juifs », lance un homme revêtu du drapeau israélien. « Condamnez plutôt le Hamas », ajoute son voisin, qui arbore une étoile de David au cou. « Libérez tous les otages », hurle une femme, brandissant une pancarte, et tentant de couvrir la voix d’une oratrice qui, via un mégaphone, tente d’exprimer sa solidarité avec la Palestine. Il y a, face à elle, une petite assistance, mêlant jeunes portant souvent le keffieh et vétérans de l’action militante. « À leur âge, j’avais fait ça contre la guerre au Vietnam et on m’accusait des pires saloperies, comme eux, explique Ken, casquette rouge à l’effigie du Vietnam. Ils ont raison de poursuivre et on est là pour les aider. Le seul point de divergence que j’ai avec quelques-uns d’entre eux porte sur le Hamas. Pour moi, ce n’est pas un mouvement de libération, mais une organisation oppressive. »

À l’intérieur, c’est une nouvelle étape de la mobilisation des campus qui se joue au même moment. Des étudiants viennent d’occuper Hamilton Hall, un bâtiment universitaire, et de le rebaptiser « Hind’s Hall », en l’honneur de Hind Rajab, une enfant palestinienne de 6 ans, tuée par l’armée israélienne. D’après le Columbia Spectator, le journal des étudiants du campus,« dès leur entrée, les manifestants ont bouclé le bâtiment en cinq minutes, barricadant les entrées à l’aide de tables et de chaises en bois, ainsi que d’attaches de fermeture éclair. »

Version de l’un des porte-parole de l’université : ils auraient « vandalisé les biens, brisé les portes et les fenêtres et bloqué les entrées ». Ils risquent l’expulsion. Face à cette menace récurrente brandie par la direction de Columbia, Will affiche sa conviction : « Que voulez-vous que cela me fasse d’être exclu et de ne pas avoir un diplôme délivré par une université qui aura été complice d’un génocide ? » Cela se passait quelques heures avant une nouvelle intervention de la police à la demande de la présidente de Columbia, Minouche Shafik, qui demande même au NYPD de rester sur le campus jusqu’au 17 mai, une demande inédite dans l’histoire académique du pays.

Poster un commentaire

Classé dans Actualités, Reportages

Laisser un commentaire