Californie : du reaganisme au progressisme, itinéraire d’un Etat dans l’Etat

L’Etat le plus peuplé du pays, que Bernie Sanders a remporté lors de la primaire du 3 mars, a basculé à gauche en une génération, sous l’impulsion du syndicalisme et de la politisation des immigrés. Reportage suivi d’un entretien avec l’universitaire Chris Zepeda-Millan. (Articles publiés dans l’Humanité dimanche du 5 mars 2020)

 

Tout était question de couleur ce matin-là en l’église baptiste de Brea. Il s’agissait de savoir comme Orange, devenue bleue, allait redevenir rouge. Et ce n’était pas un happening surréaliste mais une réunion organisée par les femmes républicaines. Il fallait comprendre ceci : Orange comme le nom du comté situé au sud de Los Angeles, « la terre où tous les bons républicains vont mourir », selon le mot de Ronald Reagan. Richard Nixon est un enfant du pays, de Yorba Linda précisément où trône désormais sa « bibliothèque présidentielle ». Il y a, pas loin, un aéroport John Wayne. La candidature ultra-conservatrice de Barry Goldwater, en 1964, a germé dans ces banlieues chics où, jusque dans les années 70, le Klu Klux Klan n’était pas considéré comme un mouvement extrémiste.

Et puis vint 2016. Pour la première fois depuis 1936 et Franklin Delano Roosevelt, le comté d’Orange donna une majorité au candidat démocrate (couleur bleue) face au républicain (couleur rouge). Réplique démultipliée du séisme lors des élections de mi-mandat de 2018 : les quatre députés républicains perdent leur siège. Coup de grâce, en août 2019, le nombre de démocrates enregistrés comme tels auprès des instances électorales de l’Etat a surpassé celui du nombre de républicains.

Le comté d’Orange ne fut que la dernière et la plus précieuse pièce de la Californie de Reagan (il en fut gouverneur de 1967 à 1975) à tomber. Dans l’Etat le plus peuplé du pays, le parti républicain est quasiment rayé de la carte politique. Tous les postes de commande sont aux mains des démocrates : le gouverneur, le lieutenant-gouverneur, le procureur d’Etat, 46 députés sur 53 et une super majorité dans les deux chambres locales (représentants et Sénat) nécessaire pour faire passer des mesures qui nécessitent deux tiers des voix, comme l’augmentation des impôts et taxes. Comble suprême pour le parti des milieux d’affaires : ceux-ci préfèrent financer les élus démocrates modérés…

Le débat politique se joue désormais au sein du parti démocrate et le curseur global a viré à gauche. Depuis plusieurs années, par voie référendaire ou législative, la Californie complète le puzzle des politiques publiques progressistes : SMIC à 15 dollars, alourdissement des impôts pour les plus riches, loi de contrôle des loyers, légalisation de la marijuana, interdiction des prisons privées, loi pour obliger les géants de la gig economy (Uber et Lyft) à considérer leurs chauffeurs comme des salariés non des « auto-entrepreneurs ».

Le grand retournement a pris une génération. 1994 fait, sans contestation possible, office de date-pivot. Cette année-là, le gouverneur républicain, distancé dans les sondages, promet de soumettre à référendum l’interdiction pour les sans-papiers et leurs enfants d’accéder aux services de santé et d’éducation. La « proposition 187 », baptisée « Save our State » (SOS) est approuvée par 59% des électeurs. Dans une pub TV, on pouvait entendre ces mots : « Ils continuent d’arriver »… La droite « nativiste » fondait alors de grands espoirs sur le « golden state ». Mais la « prop 187 » marquait le début de la fin pour le parti de Reagan, « durablement piégé, selon Bruce Cain, professeur de sciences-politiques à Stanford, par le virage à droite de Pete Wilson afin d’assurer son élection en ralliant les électeurs blancs, à la façon de Trump. Cela a été un succès à court terme mais a plongé le parti dans un trou sans fond dans un Etat qui se diversifie démographiquement.»

Pourtant, la démographie ne se suffit pas à elle-même. Le Texas est toujours tenu par les républicains alors que la proportion de Latinos est identique. La différence ? Le taux de syndicalisation (15% contre 5%) et une stratégie politique par un certain Miguel Contreras. Dans son bureau qui donne sur le bucolique parc MacArthur, près du centre-ville de Los Angeles, Kent Wong, directeur du centre de rechercher sur le syndicalisme de l’université UCLA est catégorique : « Contreras a changé la politique à Los Angeles et dans l’ensemble de la Californie. » Ce fils d’immigrés mexicains travaillant dans les fermes, engagé après une rencontre avec Cesar Chavez, pionnier du syndicalisme et du mouvement des droits civiques, a pris les rênes du Los Angeles County federation of Labor en 1996 et en fera une grande couveuse progressiste. « Il a engagé de nouvelles batailles syndicales, mené des campagnes d’inscription sur les listes électorales des minorités et de naturalisation des immigrés, poursuit le chercheur. Il a compris que les meilleurs organisateurs syndicaux étaient également les meilleurs organisateurs politiques. Vous savez, le parti démocrate n’est pas un parti de militants. Il se réveille pour les élections tous les deux ans.»

Une campagne, menée par le syndicat SEIU, retentit à travers le pays : Justice for Janitors, qui inspirera à Ken Loach, un film « Bread and Roses ». La syndicalisation de milliers de salariés d’entretien et de gardiennage immigrés avec ou sans-papiers fait date. En Californie, où les latinos comptent désormais pour 40% de la population, l’impact est démultiplié.

« Ceux qui ont mené les batailles syndicales ont ensuite directement investi le champs politique », indique Kent Wong. Fabian Nunez, président de la chambre des représentants locale, a fait ses armes à la même fédération syndicale du comté de Los Angeles. Maria-Elena Durazo, épouse de Miguel Contreras et dirigeante syndicale, représente Los Angeles au Sénat d’Etat. Gil Cedillo, ancien du syndicat SEIU, est l’auteur d’une loi permettant aux sans-papiers de pouvoir obtenir un permis de conduire. Quant à la loi « anti-Uber », elle a été rédigée par Lorena Gonzalez, ancienne dirigeante de la fédération syndicale à San Diego. La même méthode a été appliquée dans le comté d’Orange (un tiers des habitants sont latinos), où se trouve le plus ancien parc Disneyland et ses dizaines d’hôtels et restaurants, sous la houlette d’un réfugié venu d’Ethiopie,Tefere Gebre, désormais numéro 3 de la grande centrale syndicale AFL-CIO.

Mais tous ces changements n’ont pas ébranlé les croyances républicaines. Après une prière et une prestation de serment tourné vers le drapeau, le président du G.O.P. (Grand Old Party, le surnom du parti républicain) pour le comté d’Orange, Fred Whitaker en est certain : « Notre base est satisfaite de ce qui se passe à Washington. » Quant à lé débâcle de 2018, elle est réversible « si nous regagnons les votes des femmes blanches éduquées de 25 à 55 ans. » Comme au temps jadis… A quelques kilomètres de là, un jeune homme de 23 ans, faisait du porte-à-porte pour appeler à voter Bernie Sanders lors de la primaire qui s’est déroulé le mardi 3 mars. Fils d’ouvriers immigrés, il est le président de la section DSA (democratic socialists or America) qu’il a fondé au moment de son adhésion « le lendemain de la victoire de Trump » et qui compte désormais deux cents cotisants. Pour marquer, dans l’espace public, cette nouveauté, il porte un tee-shirt noir, figurant un poing levé et une rose… couleur émergente dans le comté d’Orange.

 

« On ne peut pas séparer la question syndicale et la question latino »

Entretien avec Chris Zepeda-Millàn, professeur au département d’études chicanos à UCLA.

Quelle est la « recette » du virage à gauche de la Californie ?

Chris Zepeda-Millàn. Si vous voulez comprendre vous ne pouvez pas séparer la question latino et la question syndicale. Après l’adoption de la proposition 187, il y a eu une campagne pour convaincre les immigrés légaux de devenir citoyens, d’inscription sur les listes électorales. Les militants les plus aguerris se sont investis en politique. Miguel Contreras a constaté que les immigrés latinos étaient les plus pro-syndicats. Il a donc décidé d’utiliser les ressources syndicales pour inscrire les latinos sur les listes électorales. Cela a totalement changé la politique à Los Angeles. Aujourd’hui, personne ne peut être élu sans les syndicats.

Dans le même temps, le syndicalisme se tournait vers les immigrés. Jusque-là, le mouvement syndical était plutôt anti-immigrés. Des succès de campagne de syndicalisation ont attiré les regards et la question a été posée par la grande centrale syndicale AFL-CIO : « Comment avez-vous réussi ? » La réponse a été : « Parce qu’on ne vous a pas écoutés et que nous avons organisés les immigrés. » En 2000, le virage a été officialisé lors d’une conférence de l’AFL-CIO à Los Angeles. John Sweeney a annoncé le changement de position et le soutien à la lutte des sans-papiers et à la naturalisation des immigrés.

C’est une combinaison de la politisation des Latinos en réaction aux lois anti-immigrants et de la stratégie volontariste des syndicats pour mobiliser politiquement ces mêmes latinos. Les latinos forment aujourd’hui le plus important segment de l’électorat en Californie et participent au démantèlement des lois réactionnaires des républicains votées il y a 30 ans.

 

Diriez-vous que ce mouvement relève d’une prise de conscience de classe ?

Chris Zepeda-Millàn. C’est ce à quoi nous assistons clairement depuis 20 ans. Les latinos forment l’immense majorité de la classe ouvrière, une partie de la classe moyenne et une fraction majoritaire des travailleurs pauvres. Sur tous les plans, les stigmates sociaux les frappent plus. Ce qui a sans doute toujours été le cas des immigrations récentes. Mais l’intégration des immigrations européennes s’est faite au moment où les programmes sociaux se créaient. Aujourd’hui, ils sont démantelés. C’est une différence de taille qui a poussé une part importante des Latinos à s’engager. Certains sans-papiers ne votent pas mais participent au processus électoral, font du porte-à-porte.

 

Publicité

Poster un commentaire

Classé dans Reportages

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s