Derrière Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, l’aile gauche tente d’influencer de l’intérieur le programme du président sortant, souligne Tristan Cabello, maître de conférences à l’université Johns Hopkins, historien spécialiste des États-Unis. (Article publié dans l’Humanité du 18 juillet 2024.)
Alors que Donald Trump sort renforcé de la convention républicaine, le débat interne à la coalition démocrate n’a toujours pas été tranché sur le maintien de la candidature de Joe Biden, toujours en retard dans les sondages.
Dans quelle mesure la tentative d’assassinat de Donald Trump modifie-t-elle la stratégie des démocrates ?
Je me demande encore s’il existe une véritable stratégie de campagne au sein du Parti démocrate. Elle reste difficile à cerner. Cette tentative d’assassinat survient à la fin d’une semaine de débats sur l’âge et les capacités de Joe Biden. Sa candidature ne fait plus consensus au sein du Parti démocrate.
Or, cet attentat renforce encore plus la candidature de Donald Trump, qui passe du statut de multi-condamné à celui de victime, survivant d’un attentat. C’est le discours qu’il préfère : « Je suis une victime, mais je reste fort pour vous défendre, vous, l’électorat républicain. » Les démocrates ne peuvent répondre à cet acte que politiquement : renforcer la lutte contre les armes à feu, le terrorisme intérieur, mais aussi s’attaquer sérieusement au problème de la santé mentale aux États-Unis.
Ils peuvent également prôner des discours de « raison » et d’unité nationale, qui seraient moins porteurs. Cela se transformera donc en une bataille de discours et de narration. Cependant, l’option républicaine, jouant sur les émotions et les sentiments, ainsi que sur l’idée d’un grand sauveur, me semble beaucoup plus efficace pour dynamiser la base républicaine et convaincre certains indépendants.
Des élus de plus en plus nombreux demandent à Joe Biden de se retirer. Mais l’aile gauche semble le soutenir. Comment l’expliquez-vous ?
Les représentants modérés ou de l’aile conservatrice du Parti démocrate pourraient perdre leur siège en novembre si Biden ne remporte pas l’élection. Des élus comme Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) sont relativement protégés, dans des circonscriptions qui ne peuvent pas vraiment basculer à droite. Ils ont tout à gagner à soutenir Joe Biden, même si leurs électeurs, souvent jeunes, urbains et issus des classes plus défavorisées, sont très critiques de cette administration, notamment à cause de la gestion de la guerre à Gaza.
Le message d’AOC est clair : choisir d’influencer le programme du candidat Biden de l’intérieur. Et en effet, lors de son meeting dans le Michigan, le candidat a dévoilé les premiers aspects d’un programme plus à gauche avec des mesures très attendues : élargir la Sécurité sociale et Medicare, éliminer toutes les dettes médicales, augmenter le salaire minimum, plafonner l’insuline à 35 dollars pour tous et construire plus de logements sociaux. Les détails ne sont pas encore connus, mais c’est un programme qui répondrait aux demandes des électeurs de l’aile progressiste du parti.
Vous semble-t-il y avoir des différences d’appréciation au sein de l’aile gauche, notamment entre Bernie Sanders et AOC ?
L’aile gauche du Parti démocrate est très divisée sur ces sujets. Il faut rappeler que, principalement à cause de son soutien à Gaza, Jamaal Bowman n’a pas remporté sa primaire dans sa circonscription à New York et ne siégera plus au Congrès. Cori Bush semble aussi en danger dans sa primaire. Ilhan Omar soutient le président, alors que Rashida Tlaib est beaucoup plus critique. Et AOC, qui a remporté sa primaire récemment, a décidé de soutenir le président.
Jusqu’à récemment, Bernie Sanders était plus distant. Il soutenait le président à demi-mot en l’encourageant à faire plus de meetings, de rencontres et d’interviews pour prouver ses capacités cognitives. Or, depuis le 13 juillet, après que Joe Biden a dévoilé une partie de son programme, Sanders est plus clair : il le soutient et a même écrit toute une tribune à ce sujet pour le New York Times.
Il souligne toujours ses désaccords avec Biden, comme le soutien des États-Unis à Israël et la nécessité d’un système de santé universel, mais il met aussi en avant les grandes avancées de son mandat (l’annulation de la dette étudiante, la réduction des coûts des médicaments et la défense des droits des femmes).
Sanders insiste maintenant sur l’importance de l’unité au sein du Parti démocrate pour combattre Trump. Pour lui, l’élection à venir présente un choix clair entre Biden, qui cherche à répondre aux besoins des familles travailleuses, et Trump, dont les politiques favorisent les riches et sapent la démocratie.
Ce pari de l’aile gauche d’investir la candidature de Biden afin d’y faire accepter un programme très progressiste ne comporte-t-il pas le risque que ce dernier ne soit associé à une éventuelle défaite du président sortant, discréditant ainsi toute idée de changement radical aux États-Unis ?
Oui et non. La victoire du candidat républicain ne serait pas vraiment une victoire des idées de la droite conservatrice. Elle reposerait avant tout sur la faiblesse du camp démocrate, qui peine à mobiliser sa coalition, ou sur un avantage au collège électoral, malgré une possible perte du vote populaire. Les idées progressistes resteraient majoritaires dans le pays (les Américains sont en majorité favorables à Medicare for All, à l’augmentation du salaire minimum, à la régulation des armes à feu et à la lutte contre les discriminations).
Si Donald Trump gagne, cela ouvrira de grands débats au sein du Parti démocrate. Contrairement au Parti républicain, il n’est pas toujours en phase avec sa base électorale, et il serait peut-être temps d’une mise à jour plus progressiste et moins centriste, dans le cadre d’une opposition ferme à un président de droite dure comme Trump. Si Joe Biden gagne, il faudra, par le parti et par la rue, faire pression sur son administration pour faire passer ces lois progressistes (qui, au passage, nécessiteront pour la plupart une majorité dans les deux chambres).
Il faudra également engager une véritable discussion sur l’avenir de ce parti qui, depuis Clinton, est élu sur une plateforme progressiste mais échoue, présidence après présidence, à apporter de vraies solutions aux problèmes de la classe ouvrière et de la classe moyenne aux États-Unis. Que Joe Biden perde ou gagne l’élection présidentielle, il faudra clarifier l’offre démocrate, remodeler le fonctionnement du parti et préparer la suite.