La première syndicalisation d’un magasin de la multinationale en 2021 est venue ponctuer un plan aussi méticuleux qu’audacieux mené par des vieux routiers du syndicalisme et des jeunes activistes de gauche. Son nom : le « projet Germinal ». Deux ans et demi après, près de quatre cents cinquante « stores » ont voté pour la syndicalisation. (Article publié dans l’Humanité magazine du 1er août 2024.)
Buffalo (État de New York, États-Unis), envoyé spécial.
« Pendant huit mois, je n’ai pas prononcé le mot syndicat. » Et au bout de huit mois, un syndicat est né. Comme par enchantement ? Pas vraiment. En fait, le silence de Jaz Brisack sur la nécessité de s’organiser faisait partie d’une stratégie afin d’aboutir à la première création d’une section syndicale dans un Starbucks.
Jaz était l’une des douze infiltrés (aux États-Unis, on les appelle les « salts ») dans des « stores » de Buffalo. Avant de se faire embaucher incognito comme « baristas » (barmen), tous ont suivi des cours au sein d’une école de formation dédiée à l’« organizing ». Bref, le vote majoritaire, en décembre 2021, des salariés du magasin d’Elmwood Street à Buffalo en faveur d’un syndicat est le résultat d’un plan méticuleux.
L’histoire de cette grande première pourrait ressembler à un film choral mis en scène par Robert Altman ou Paul Thomas Anderson où les destins se croisent et interfèrent avec, en épilogue, une percée historique pour le syndicalisme américain, pourtant en piteux état.
En scène d’ouverture pourrait apparaître le visage de Chris Townsend, vieux routier de l’action syndicale, ancien directeur national de l’action politique de United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE), un syndicat indépendant qui se targue d’avoir maintenu un fonctionnement démocratique en son sein et cultivé un syndicalisme revendicatif. Il commencerait par raconter son annus horribilis, 2017. « En juillet et septembre, j’ai fait deux infarctus. Je n’en pouvais plus. » À 66 ans, l’homme n’a jamais ménagé sa monture. Depuis sa « retraite » d’UE en 2013, il se démène pour le Amalgamated Transit Union (ATU), un syndicat qui représente les salariés des transports publics où il avait commencé sa « carrière » de syndicaliste en 1979 en tant qu’organisateur bénévole local à Tampa (Floride).
Une école de formation clairement marquée à gauche et orientée vers la lutte des classes
« Qu’est-ce que l’on peut faire pour que la dynamique se poursuive mais sans que cela ne te tue ? » lui demande alors le président d’ATU, Larry Hanley (décédé en 2019 à la suite, lui aussi, de problèmes cardiaques). Réponse de Chris : « Embaucher Richard Bensinger. » Du tac au tac : « Amène-le ici et je l’embauche. Faites ce que vous pensez devoir faire et vous aurez mon soutien. » Le duo est constitué.
Comme Chris, Richard est un « pro » de l’organizing. Sa carrière n’a pourtant pas commencé comme celle d’un fauteur de troubles : « J’ai grandi dans un État conservateur et je n’étais pas vraiment favorable aux syndicats. Mais j’ai rencontré Richard Rusty. C’était un boursier Fulbright, un progressiste, un défenseur des droits civiques, un activiste antiguerre. Il m’a offert un abonnement à “The Nation” et à “Indy Times”. Et ça m’a changé. » En 1975, il quitte l’université de Boulder dans le Colorado et embauche dans une usine qui fabrique des skis Head ainsi que des raquettes de tennis Arthur Ashe où il tente de monter une section syndicale. Sanction immédiate : licenciement.
Mais le virus l’a pris : « organizer » de base pour le syndicat Clothing Workers Union, il en devient ensuite le directeur régional. À la fin des années 1980, il fonde l’Organizing Institute. « Nous avons tout le temps dit au mouvement syndical : vous dépensez 97 % de votre budget pour vos membres existants et 3 % pour les non-membres et vous ne représentez que 10 % des travailleurs », relate-t-il aujourd’hui.
Fin 2017, Richard Bensinger propose à Chris Townsend de créer une école de formation qui sera finalement baptisée « Inside Organizer School » (IOS). Son acolyte est d’accord mais à une condition : que celle-ci soit clairement marquée à gauche et orientée vers la lutte des classes. À chaque session, Chris amène d’ailleurs des exemplaires de son livre de chevet. Son titre : « American Trade Unionism ». Son auteur : William Z. Foster, syndicaliste, secrétaire général du Parti communiste des États-Unis de 1929 à 1939, candidat à l’élection présidentielle américaine en 1924, 1928 et 1932, dont les cendres reposent sur la place Rouge à Moscou aux côtés de celles de deux autres Américains (le journaliste John Reed, auteur de « Dix Jours qui ébranlèrent le monde » et le syndicaliste Bill Haywood).
Chris en brandit d’ailleurs un exemplaire lors de notre premier échange via Zoom. « C’est LE livre », répète-t-il avant de reprendre le fil de l’incroyable histoire de la syndicalisation chez Starbucks. « Un jour, Richard propose de recruter des jeunes pour les envoyer en clandestins. “OK”, je lui dis. Dans les années 1980, j’ai moi-même été un “salt” dans six entreprises différentes pour le syndicat du commerce et de l’alimentation (UFCW). Je sais ce que cela apporte. Il revient me voir un peu plus tard, en me disant : “On va faire Starbucks.” Là, c’était une autre paire de manches… »
Leur projet baptisé du nom du roman d’Émile Zola : « Germinal »
À ce moment-là, Richard se trouve en pleine campagne pour syndiquer des magasins de la chaîne SPoT Coffee dans la partie nord de l’État de New York. Elle sera victorieuse, comme le prouve une affiche prosyndicat qui trône toujours dans le « store » où le syndicaliste nous a donné rendez-vous pour la première fois. Elle sera le tremplin pour Starbucks. Chris Townsend reprend : « Ce qu’on a fait, basiquement, c’est qu’on a recruté des jeunes engagés très à gauche qui voulaient en découdre, acceptaient l’idée d’être infiltrés et on a lancé la formation. » Ils décident de baptiser leur projet du nom du roman d’Émile Zola : « Germinal ».
Parmi la douzaine de futurs « infiltrés » figure Jaz Brisack. Richard Bensinger dit d’elle : « C’est la meilleure organizer que j’ai jamais rencontrée. » « Elle est douée pour tout », ajoute-t-il en nous tendant un tee-shirt dessiné par… Jaz. Nous sommes désormais au 5e étage de Tri-Main Center, un ancien bâtiment industriel réhabilité, où Starbucks Workers United a désormais son siège.
Richard a rencontré Jaz dans le Mississippi par l’intermédiaire d’un professeur d’université. Elle (Jaz insiste pour utiliser le pronom « they » traduisible en français par « iel ») affiche à peine une vingtaine d’années, mais son parcours est déjà hors norme. Née dans une famille de chrétiens évangélistes fondamentalistes, scolarisée à la maison, elle trouve, dès 16 ans, un job d’appoint à Panera Bread, une chaîne où les conditions de travail et les salaires indigents la poussent à s’intéresser aux syndicats.
« Votre job est de recruter un “capitaine” qui va entraîner les autres »
Élève brillante, elle poursuit des études supérieures à l’université du Mississippi, reçoit des bourses à foison (bourse Harry Truman, bourse Rhodes dont elle est la première « non-homme » récipiendaire), tout en participant à une campagne de syndicalisation (infructueuse) à l’usine Nissan à Canton, dans le Mississippi, et décroche son master en politique publique, journalisme et anglais. « Lors de la remise des diplômes, en plein Mississippi, elle défile avec un keffieh palestinien », raconte Richard, comme pour souligner le caractère bien trempé de Jaz, dont le fil sur X (ex-Twitter) regorge toujours de posts sur Gaza et les droits des Palestiniens. Diplôme en poche, Jaz file à… Buffalo, où elle suit Richard, participe à l’IOS et rentre, à l’instar de ses onze collègues, comme infiltrée en 2020 dans un magasin Starbucks.
« J’ai décidé de devenir salt lorsqu’un de mes collègues a été viré car il parlait à trop de monde. C’était suspect pour la direction. Ce jour-là, j’ai compris », se remémore-t-elle. Et donc pendant huit mois, elle ne parle pas de syndicat. « Votre job n’est pas d’être l’avant-garde de la révolution ou de venir expliquer à vos collègues ce qu’est l’histoire du mouvement ouvrier, explique aujourd’hui Jaz, qui aime pourtant parler des rôles historiques d’Eugene Debs ou de Mother Jones et cite Georges Sorel de mémoire. Votre job est de recruter un “capitaine” qui va entraîner les autres. » Dans le « store » d’Elmwood Street, ce capitaine se nomme Michelle Eisen, treize ans d’ancienneté, un pilier.
Dans celui de Camp Road à Hamburg, à 20 kilomètres au sud de Buffalo – l’un des trois visés par le projet Germinal – Will Westlake doit lui aussi choisir quelqu’un. Comme il avait lui-même été remarqué, quelques années auparavant. En 2017, pendant une année sabbatique universitaire, il prend un job de « barista » à Ithaca, dans l’État de New York, histoire de remplir un peu son compte en banque. Il est alors approché par des collègues qui veulent créer un syndicat. « Avant cela, je m’occupais surtout de politique. J’avais travaillé sur la campagne présidentielle d’Hillary Clinton et participé à différentes campagnes au Congrès. Ma compréhension était donc un peu limitée », nous dit-il, en esquissant un sourire.
Le jeune homme accepte, mène la campagne victorieuse, aide à négocier la première convention collective et… se fait virer, le jour de sa signature. Richard Bensinger – toujours dans les bons coups – lui glisse alors à l’oreille : « Deviens barista ailleurs et crée un syndicat. » Mais le conseil ressort par l’autre oreille. Will reprend ses études – sciences politiques et français –, étudie pendant une année à Strasbourg. Puis un jour… « Je croise Jaz que j’avais rencontrée lors de la campagne à Ithaca. Je lui dis : “Hey, sur quoi travailles-tu ? Est-ce qu’il y a quelque chose pour lequel je pourrais aider ?” Elle me parle de Starbucks et me demande si je peux postuler à Buffalo. Ce que je fais. Peu après, je reçois un coup de fil d’un responsable qui me propose un entretien. Je file à Buffalo. »
Will sait très bien ce qu’il faut dire pour plaire et décrocher le poste. La mission s’était avérée plus compliquée pour un autre « infiltré », Arjae Rebmann, qui a passé son entretien d’embauche les bras croisés ou sur le côté, pour que le manager ne remarque pas le tatouage en forme de faucille et de marteau sur son poignet gauche. Les deux passent le cap. Will retourne aussitôt à Ithaca, prépare ses affaires et part pour Buffalo, où il emménage dans une colocation un peu spéciale : elle n’est composée que d’infiltrés. Sur les murs sont accrochés des posters de Karl Marx et Dolores Huerta, cofondatrice avec Cesar Chavez de l’United Farm Workers. Dans son magasin, Will a choisi Gianni Reeve. Elle a 20 ans. Elle est une chef d’équipe juste et donc respectée. Elle a du charisme et l’esprit sarcastique. Bingo.
Au cours de l’été 2021, tous les salts proposent à un collègue de se voir en dehors du boulot pour poser un premier jalon. Will invite Gianni. Elle croit à un rendez-vous galant. Will évoque sans trop donner de détails une campagne syndicale. Gianni n’est pas apeurée : son père est membre de l’UAW, le grand syndicat de l’automobile. Elle accepte de s’engager à condition que cela ne provoque pas son licenciement. Will évite de lui parler de son propre licenciement…
À Seattle, au siège de Starbucks, c’est panique à bord
À l’été 2021, les duos sont formés. Fin août, le syndicat Workers United envoie une lettre ouverte de 50 employés de la région de Buffalo au PDG de Starbucks et commence à déposer des demandes d’élections syndicales dans plusieurs magasins.
À Seattle, au siège de Starbucks, c’est panique à bord. La direction générale n’a rien vu venir. Elle envoie en urgence des managers en renfort dans les magasins concernés. Le conseil d’administration sort même Howard Schultz de sa retraite. En novembre, il se déplace lui-même à Buffalo. Devant des dizaines d’employés invités dans la salle de bal du Hyatt Regency, il délivre un discours dégoulinant de paternalisme. Alors qu’il quitte la scène, une « partenaire » (nom donné par Starbucks à ses salariés) se dirige vers lui et lui demande de signer un engagement contre la chasse aux syndicats. C’est Gianni Reeve. Aussitôt, des cadres l’encerclent dans une manœuvre perçue comme menaçante tandis qu’Howard Schultz s’esquive par une porte dérobée.
Sous les regards de Jaz et d’autres infiltrés présents, la jeune femme lance à l’ombre fuyante : « La force que nous avons, c’est la force que nous avons les uns avec les autres. » La vidéo devient virale. La mèche est allumée… Le 9 novembre, le « store » d’Elmwood vote en faveur de la syndicalisation. « Il en fallait un, juste un », souligne Richard. Effet domino : deux ans et demi après, plus de 400 magasins Starbucks sont syndiqués.
« Je n’aurais jamais pensé qu’on en arriverait là, confesse Chris Townsend. Ma crainte était que le groupe écrabouille le début de syndicalisation en fermant les trois premiers magasins syndiqués. » « J’ai l’impression d’être dans les années 1930, quand tout à coup une vague syndicale s’est levée avec des organizers partout, savoure Richard Bensinger. Ils sont jeunes et politiquement motivés. 88 % des personnes de moins de 30 ans sont pour les syndicats, donc, en fait tout le monde est un salt ou un organisateur interne. C’est la génération Bernie. »
Le patronat et les républicains veulent faire voter une loi interdisant le « salting » qu’ils caractérisent comme déloyal. Si la pratique de l’infiltration est presque aussi vieille que le syndicalisme américain, une partie de celui-ci n’est toujours pas à l’aise avec elle. « Walter Reuther était un salt au fait…plaide Richard. C’était un jeune socialiste idéaliste qui venait de passer un an en Russie (sic). Il est entré chez Ford avec ses trois frères diplômés et ils ont contribué à fonder l’UAW. » « Ce n’est pas notre tactique privilégiée mais c’est souvent la plus rapide et parfois la seule lorsque la dictature patronale est telle qu’aucune autre action syndicale n’est possible », justifie Chris Townsend. Les deux compères continuent donc de tenir des sessions régulières de l’IOS où l’organizing demeure le cap, et l’infiltration, une option.
Jaz est partie s’installer, avec ses trois chats, sur la côte ouest, à Berkeley précisément, pour monter une branche de l’IOS. Quant à Will, il se trouve en première ligne de la négociation pour une convention collective avec la direction de l’une des plus puissantes multinationales au monde. Il le fait au nom du syndicat qui l’emploie désormais et dont le nom n’était qu’une utopie il y a quelques années : Starbucks Workers United.
GLOSSAIRE
ORGANIZING
Presque intraduisible, le mot renvoie principalement à des campagnes de recrutement de nouveaux syndiqués grâce à des actions de terrain impliquant des salariés eux-mêmes plutôt que des permanents syndicaux. Aux Etats-Unis, le mode d’organisation majoritaire des syndicats depuis le Wagner Act de 1935 repose sur la gestion des intérêts des salariés/syndiqués, le plus souvent sans les impliquer dans le processus de renégociation des « contrats », équivalents des conventions collectives. Or, la désindustrialisation a fait baisser le taux de syndicalisation à 10%, rabougrissant le champ d’action des syndicats. L’organizing se développe donc le plus souvent dans des déserts syndicaux (comme Starbucks).
SALTING
Dès la fin du 19e siècle et le début du 20e, les Knights of Labor et l’Industrial Workers of the World, deux syndicats très offensifs, utilisent la méthode de l’infiltration dite « salting » (de « salt » qui signifie « sel »). Celle-ci a été moins utilisée à partir de la reconnaissance du fait syndical dans les années 30 puis a de nouveau le vent en poupe depuis les années 80 et la « révolution conservatrice ».
STARBUCKS
Fondée en 1971 à Seattle, la compagnie est la plus importante chaîne de café dans le monde (85.000 magasins dans 80 pays dont 9000 aux Etats-Unis). Howard Schultz qui a racheté l’entreprise en 1987 est un PDG qui assume ses positions anti-syndicales. Convoqué en 2023 à témoigner devant une commission parlementaire dirigée par Bernie Sanders, il a nié mener des actions illégales. Pourtant la NLRB, l’instance gérant les relations sociales, estimait à l’époque que Starbucks avait violé la loi fédérale plus de 100 fois durant les 18 mois précédents.