Carl Rosen, le président du syndicat indépendant United Electrical Radio and Machine Workers of America (UE) explore les enjeux de cette élection et affirme la nécessité de la constitution d’un troisième parti. (Article publié dans l’Humanité du 24 octobre 2024.)
Pittsburgh (Etats-Unis),
Envoyé spécial.
Créé dans les années 30, The United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE) a toujours assumé son indépendance, son orientation progressiste et son fonctionnement interne démocratique. Son président depuis 2019, Carl Rosen, continue de porter cette voix singulière dans le mouvement syndical américain.
Vous avez décidé de ne pas soutenir officiellement Kamala Harris. Pourquoi ?
Nous n’avons pas pour habitude de soutenir officiellement des candidats à la présidence. Nous avons fait une exception pour Bernie Sanders lorsqu’il s’est présenté aux primaires, en raison de sa position unique en tant qu’allié du mouvement ouvrier. Il n’est malheureusement qu’une exception au niveau national au sein du Parti démocrate. Nous considérons que cette formation est largement dominée par les grandes entreprises et les intérêts financiers.
Il est fréquent, lors des élections présidentielles, de n’avoir que deux choix. Comme cette année. Nous aidons alors à déterminer le terrain sur lequel nous allons nous organiser et nous battre au cours des quatre prochaines années. Et l’un des candidats crée de meilleures ouvertures pour cela que l’autre. C’est pourquoi nous recommandons de voter pour eux, comme Kamala Harris. Mais leur apporter un soutien officiel signifierait que nous croyons en ce qu’ils représentent.
Ces dernières années, Trump a, semble-t-il, obtenu des gains parmi les classes populaires. Comment l’expliquez-vous ? Et de quelle manière le mouvement ouvrier peut-il riposter ?
L’explication réside dans l’incapacité du capitalisme à répondre aux besoins de la classe ouvrière. Depuis les années 1970, le niveau de vie des travailleurs n’a pas suivi la croissance de la productivité. Cela signifie qu’une part de plus en plus importante de la richesse et des revenus de ce pays va dans les poches des plus riches et laisse tous les autres sur le carreau. Cela entraîne également une dégradation du secteur public et des services qui y sont fournis. D’un point de vue matériel, les gens ont donc l’impression d’être laissés-pour-compte.
Les démocrates ne sont pas disposés à contrecarrer cela puisqu’ils sont alliés aux grandes entreprises. Vous ajoutez le fait que les ultra-riches sont prêts à soutenir, quelqu’un comme Trump et à utiliser toutes les formes de communication qu’ils peuvent (de Fox News à X) pour diffuser de fausses idées qui donnent, pour une partie de la population, un sens, à ce qui se déroule dans le pays.
La stratégie de notre syndicat, c’est essayer d’être sincère avec nos membres, et non pas d’essayer de les convaincre que Kamala Harris est la meilleure chose qui soit.
Votre syndicat a pris des positions fortes concernant la guerre à Gaza. En quoi estimez-vous qu’il s’agit d’un sujet d’importance pour le mouvement ouvrier ?
La guerre est toujours un sujet d’importance pour le mouvement ouvrier. Ce sont les travailleurs qui font la guerre et cette fois-ci, ce ne sont pas les travailleurs américains, mais ceux d’autres pays qui sont sous le feu des armes. Au final, la richesse de notre pays est déversée dans les égouts pour larguer ces bombes massives sur les populations au Moyen-Orient. Comme l’a dit un ancien président des États-Unis (Dwight Eisenhower, ndlr), chaque dollar dépensé pour les armes et les bombes est un vol à la classe ouvrière car c’est un prélèvement d’argent qui pourrait être utilisé pour répondre aux besoins sociaux. La guerre est encore plus un sujet d’importance lorsqu’elle consiste à opprimer brutalement un groupe de personnes pour le bénéfice supposé d’un autre groupe de personnes. Au passage, je ne pense pas que les actions du gouvernement israélien soient à son avantage. Au contraire, Israël a détruit sa position dans le monde.
Vous appelez à la création d’un troisième parti, un Labor Party. Ce n’est pas la première fois qu’un tel appel est lancé mais pourquoi maintenant ?
Premièrement, il est toujours temps de construire un Labor party dans ce pays. Mais ce qui s’est passé ces dernières années a vraiment mis en lumière ce qui arrive lorsque nous ne disposons pas de ce genre d’organisation. Le Parti démocrate s’enfonce de plus en plus dans la défense des grandes entreprises et ne prête pas suffisamment attention aux besoins de la grande majorité du peuple américain, qu’il soit urbain ou rural. Il permet au Parti républicain de sombrer dans le fascisme, ou du moins le néo-fascisme, et d’emporter tout notre champ politique loin vers la droite.
Nous n’en avons pas encore parlé, mais cette évolution peut être attribuée à la désindustrialisation des États-Unis, qui a été un facteur déterminant. Cela a été mis en œuvre délibérément par l’élite capitaliste américaine, les démocrates et les républicains avec la concordance des accords commerciaux, de la politique étrangère et militaire conçus pour rendre les régions moins développées du monde sûres pour les États-Unis, afin que les entreprises américaines puissent y transférer leurs emplois.
Les régions où Trump fait des scores importants sont des endroits où il y avait autrefois des emplois décents dans les usines, dont beaucoup étaient syndiqués. Les usines ont fermé et quitté le pays. Le monde du travail, la seule institution semi-progressiste du pays, où les gens pouvaient se sentir à l’aise, se retrouver entre personnes de couleurs différentes ou être exposées à de meilleures idées, s’est retrouvé au bord du gouffre. Ce qui reste, c’est un bourbier à remplir pour les démagogues de droite.