Erié, un comté-pivot dans un Etat-pivot (1/4)Un bout de Pennsylvanie en « centre du monde »

Donald Trump et, plus récemment, Kamala Harris sont venus dans ce petit comté d’à peine 300.000 habitants mais qui vote régulièrement pour le vainqueur, au point d’être considéré comme le « baromètre » du pays. (Article publié dans l’Humanité du 28 octobre 2024.)

Érié (États-Unis), envoyé spécial.

Tom Eddy et Sam Talarico ne sont pas forcément les meilleurs amis du monde, mais ils doivent affronter le même problème : des hordes d’inconnus venues de l’extérieur de la ville ont pris le contrôle de la situation. Le premier les désigne, avec un brin de dédain, comme les « trois gamins », le second l’appelle respectueusement par son prénom : « Jaime ». Les « chairmans » (présidents) des sections locales du Parti républicain et du Parti démocrate ne sont plus maîtres en leur demeure militante.

Un baromètre électoral

Cette prise de pouvoir par les hautes instances des deux machines électorales symbolise l’enjeu que représente la Pennsylvanie, le plus important des swing states (États pivots) avec ses 19 grands électeurs, et de chacune des pièces d’importance de ce domino, dont le comté d’Érié.

En 2016, Hillary Clinton, trop sûre d’une victoire tellement annoncée par les médias et les sondages, n’avait pas visité ce fief démocrate, une brique de ce que le politologue Ronald Brownstein avait appelé ce « mur bleu », ces États qui avaient voté sans discontinuité pour le parti de l’âne depuis 1988. L’ancienne First Lady avait perdu le comté, la Pennsylvanie ainsi que deux autres États du Midwest (Michigan et Wisconsin) et donc la présidence.

Érié est un « baromètre » que la presse américaine et internationale vient consulter tandis que les deux machines électorales tentent de faire bouger l’aiguille, ne serait-ce qu’insensiblement. Cela pourrait suffire dans une élection qui promet de se jouer encore dans un mouchoir de poche (80 000 ont suffi à Donald Trump pour remporter le collège électoral en 2016 et 43 000 à Joe Biden en 2020).

Au 1600 Peninsula Drive, c’est dans la pièce du fond du siège du Parti républicain que les « trois gamins » passent leurs journées, comme s’ils étaient consignés dans leur chambre. Ils ne veulent parler à aucun journaliste et ont vivement recommandé à Tom Eddy d’en faire autant.

L’ancien professeur d’éducation physique et « conservateur pur sucre » rejoue la scène. « Je leur ai dit : « Vous croyez que je serai capable de dire quelque chose de nuisible à Donald Trump » », rembobine-t-il en mimant un faciès fermé, mais pas loin d’être menaçant. Les « trois gamins » ont laissé tomber : Tom Eddy peut parler à la presse. Alors, il reprend avec l’Humanité le fil d’une conversation engagée en avril dernier.

L’échange est régulièrement entrecoupé de coups de fil – un journaliste d’Associated Press ou un électeur en recherche d’informations – et d’allées et venues – un candidat à une élection locale qui vient récupérer ses tracts ou un quidam en recherche d’un formulaire de vote par correspondance.

Tom s’excuse et remplit sa mission. Mais attendez ! Des formulaires de vote par correspondance ? Il y en a en effet des dizaines dans le hall. Trump en a pourtant fait l’instrument par lequel une fraude massive aurait permis le vol de l’élection en 2020.

L’impact du vote par correspondance

Tom Eddy ne tourne pas autour du pot : « Ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas gagner sans ses votes par correspondance. Sans eux, des électeurs éloignés de la vie politique ne voteraient pas. » De plus, une frange de la population part passer l’hiver en Floride où le climat est plus doux – au moins quand il n’y a pas d’ouragan – surtout des retraités blancs, beaucoup plus enclins à voter républicain.

La généralisation du vote par correspondance permet de resserrer les mailles du filet abstentionniste. Selon les décomptes de Tom Eddy, les républicains sont en train de rattraper le retard. Autre signe : « Le différentiel entre électeurs démocrates et républicains enregistrés comme tels sur les listes électorales est passé de 20 000 en 2020 à 10 000 cette année. »

Au 1301 State Street, l’artère centrale d’Érié, on compte moins les bulletins et électeurs enregistrés que les militants. « Je crois bien que je n’ai jamais vu ça », pose Sam Talarico, aussi grand que chauve. Le téléphone de Marie, la manager du siège des démocrates, chauffe encore un peu mais beaucoup moins qu’il y a quelques semaines : « J’en ai entre 3 et 7. Mais ça a été la folie, ça n’arrêtait pas. De partout, ça appelait pour demander comment aider la campagne. » Le gros des troupes – notamment les militants du syndicat SEIU – vient de l’État voisin de New York, qui votera assurément démocrate.

« On fait ce que l’on fait pour une campagne basique et efficace : du porte-à-porte, des coups de fil », souligne Sam. Sur la 8e rue, l’équipe Harris-Walz a loué ses propres locaux face à un parking où trônait jadis un local syndical. Avec « Jaime » donc comme ingénieur en chef d’une mécanique de précision : tous les soirs, quand les uns prennent leur téléphone pour une opération « phonebank » depuis le siège, d’autres partent en équipe faire du porte-à-porte. Et, le week-end, c’est quasiment une organisation d’usine avec des équipes qui se relaient de 9 heures du matin à 6 heures du soir. En cette mi-octobre, il fallait en plus préparer un événement : la venue de Kamala Harris à Érié, quelques semaines après un meeting de Donald Trump.

Selon Jeff Bloodworth, professeur d’histoire à l’université Gannon (Érié), « dans la ville comme dans l’État, la campagne de Mme Harris a l’avantage sur le plan de l’organisation. Les démocrates vont encourager le vote anticipé par correspondance, puis solliciter les électeurs retardataires le jour de l’élection. Cela pourrait bien faire la différence dans un scrutin serré ».

Un sondage USA Today-Suffolk University réalisé auprès de 300 électeurs du comté, dans les jours qui ont suivi le premier et unique débat entre Harris et Trump le 10 septembre, place la candidate démocrate en tête (48 % contre 44 %). Elle y détient un avantage de 20 points parmi les électrices (55 % contre 35 %), notamment les plus diplômées, qui vivent dans les banlieues résidentielles, les fameuses « suburbs ». C’est bien là que les républicains de Tom Eddy et les démocrates de Sam Talarico se sont donné rendez-vous pour la bataille décisive.

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