Ancien fief républicain, cette banlieue résidentielle d’Erié penche de plus en plus vers les démocrates. Pour les deux partis, c’est ici que se jouera l’issue de l’élection présidentielle. (Article publié dans l’Humanité du 29 octobre 2024.)
Érié (États-Unis), envoyé spécial.
C’est donc dans ce décor de série TV américaine qu’est censé se dénouer le grand duel électoral : des zones pavillonnaires coincées entre des centres commerciaux, constituées de demeures plus ou moins cossues mais jamais lépreuses, affichant des pelouses unanimement manucurées. Comme si House of Cards s’invitait dans Desperate Housewives.
En plus des démêlés avec les équipes de « pros » venus de Washington, Sam Talarico et Tom Eddy se trouvent un autre point commun : c’est la « surburb », cette invention américaine, qui déterminera le nom du 47eprésident des États-Unis.
« La ville est encore très démocrate mais on a compris que le vivier de voix se situait dans les surburbs. Les diplômés votent de plus en plus démocrate et leur taux de participation est plus élevé. On sait que les cols-bleus penchent plus du côté des républicains », assume, totalement décomplexé, le leader des démocrates locaux. À distance, son alter ego républicain abonde : « La clé, ce sont les électeurs indécis des banlieues résidentielles. C’est indiscutable. »
54 000 habitants dans un « champ de bataille » électoral
Le long des rues presque toujours rectilignes, le « champ de bataille » supposé semble pourtant bien paisible au regard de la férocité d’une campagne présentée, une fois de plus, comme « la plus importante de l’histoire ». Pourtant, la multiplication des panneaux plantés dans les jardins –« Trump-Vance », « Harris-Walz », « Harris-Walz », « Trump-Vance »– comme autant de drapeaux revendiquant des territoires conquis dessine une « ligne de front ».
« Millcreek a voté pour Trump en 2016 et Biden en 2020, rappelle Robert Speel, professeur de sciences politiques à l’université Penn State Behrend (Érié). C’est vraiment la banlieue pivot d’un comté pivot dans un État pivot. »
Millcreek s’est développée à partir des années 1950 grâce à l’automobile. Elle a ensuite profité du « white flight » (l’exode des classes moyennes blanches des centres-villes à partir de la fin des années 1960) pour devenir la deuxième ville la plus peuplée du comté, avec 54 000habitants.
Du temps de Reagan, c’était une chasse gardée des républicains, dans laquelle les démocrates ont commencé à effectuer des incursions avec l’élection de Barack Obama. En 2007, le siège de représentant à la Chambre locale de Pennsylvanie a basculé du côté des démocrates, qui le détiennent toujours. Tous les deux ans, le Grand Old Party veut croire en une opportunité de reconquête… refroidie par le résultat des urnes. « Je pense qu’on a une bonne chance », estime, cette année encore, Tom Eddy.
Les républicains rêvent de reconquête
L’enjeu est moindre que celle de la présidence, mais, pour les républicains locaux, c’est aussi un moyen de dynamiser la campagne nationale ou, à l’inverse, de profiter de la dynamique de la présidentielle. En tout cas, Micah Goring y croit.
« Je n’ai pas les moyens de faire des sondages. Mon sondage, c’est le porte-à-porte et il dit que c’est assez bon, assure le candidat novice. Ou alors, c’est juste que je frappe à la bonne porte. » Le quinquagénaire affiche un parfait CV de conservateur –ancien militaire, patron d’une PME, chrétien évangélique pro-life– qui aurait jadis suffi, à lui seul, à le propulser à Harrisburg, la capitale administrative de la Pennsylvanie.
Mais les « surburbs » ont changé, comme l’explique Robert Speel : « Ces électeurs des banlieues ont tendance à avoir des intérêts partisans contradictoires. Étant donné que nombre d’entre eux disposent d’une certaine richesse, ils peuvent préférer les politiques économiques républicaines sur des questions telles que les impôts, mais, sur toutes les autres questions (avortement, rôle de la religion, armes à feu, politique étrangère, opposition à la discrimination), ils ont tendance à soutenir les politiques du Parti démocrate. »
Une nouvelle « guerre culturelle »
Le message anti-avortement, notamment, passe mal, ce que ne méconnaît pas Micah, qui tente d’éluder la question : « Les gens ne sont pas très à l’aise avec les sujets de société… » Pourtant, sur le tract qu’il tend aux électeurs, figure un « sujet de société » : les droits des personnes transgenres.
« Mon opposant a voté pour permettre à des garçons de participer à des compétitions sportives dans la catégorie des filles et donner un accès sans restriction aux vestiaires et douches des filles. » C’est la nouvelle « guerre culturelle » lancée par les républicains qui fonctionne auprès de la base « Maga » (Make America Great Again, le slogan de Donald Trump) mais peine à convaincre auprès des électeurs diplômés des banlieues, particulièrement les femmes.
En ce samedi après-midi, Micah en fait l’expérience. Il frappe à une porte mais, cette fois-ci, ce n’est pas la bonne. L’hôtesse des lieux, blonde, la soixantaine, écoute poliment le candidat se présenter et lui remettre un tract. Puis : « Vous êtes sérieux ? Les transgenres, c’est ça le problème de l’Amérique ? Vous avez attaqué les droits reproductifs des femmes, votre candidat comme son colistier parlent mal des femmes et vous voulez avoir mon vote en dénonçant les transgenres ? »
« Il faut prendre tout ce qu’il y a à prendre »
Le ton est à peine civil, une colère rentrée semble trouver son chemin à chaque mot. « Vous savez, je suis une républicaine enregistrée depuis que j’ai l’âge de voter, mais cette fois je ne voterai pas pour vous. Merci pour votre visite. » La porte se referme sur un Micah qui, dans un rire un peu nerveux, tente de reprendre contenance : « Ça arrive parfois ! »
« Les sondages montrent que près de 10 % des républicains vont voter pour Harris. C’est énorme pour les démocrates », met en relief Jeff Bloodworth, professeur d’histoire à l’université Gannon (Érié). Le parti de Kamala Harris a décidé de jouer à fond cette carte. La candidate a effectué une mini-tournée des banlieues du Midwest avec Liz Cheney.
L’ancienne députée républicaine battue par les trumpistes lors d’une primaire et fille de Dick Cheney, l’ancien vice-président de W. Bush, menant la campagne pour les démocrates, voilà qui a de quoi faire grincer les dents. « Il faut prendre tout ce qu’il y a à prendre », tente de convaincre Zion, un jeune « permanent » de l’équipe de campagne de Kamala Harris à Érié, avec une mine qui laisse douter de sa propre conviction.