Erié, un comté-pivot dans un Etat-pivot (3/4)A l’usine Wabtec, l’introuvable campagne

Les salariés de ce site de production historique de locomotives sont profondément divisés entre les deux candidats. Même au sein du syndicat – local 506 d’UE –, on préfère ne pas s’appesantir sur le sujet afin de ne pas élargir les brèches. (Article publié dans l’Humanité du 30 octobre 2024.)

Érié, (États-Unis), envoyé spécial.

Ne l’appelez plus General Electric. C’est désormais Wabtec qui, depuis le rachat en 2019, préside aux destinées de l’usine de locomotives construite en 1910 par la multinationale fondée par Thomas Edison. Le changement de nom a consacré la mutation d’un univers.

Un millier de salariés franchissent les portes bien gardées du site de production, contre plus de 10 000 au firmament. L’usine ne fait plus figure de principal employeur de la ville, rôle désormais dévolu à un groupe d’assurance. Pour beaucoup, les ouvriers ont quitté la ville construite autour du site, Lawrence Park (4 000 habitants), et Érié, juste voisine, pour se prendre un pavillon en banlieue ou à la campagne, parfois à une heure de route. Une époque s’est évaporée, mais pas totalement.

Le trumpisme progresse dans l’usine

Le syndicat – le local 506 d’United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE) – qui représente les salariés depuis 1940 a gardé sa culture combative, permettant, malgré les vents contraires, de signer des conventions collectives encore avantageuses, avec des salaires au-dessus de la moyenne du secteur industriel du coin.

Ce n’est pas la « Rust belt », cette ceinture rouillée à force d’avoir été désindustrialisée, mais ce n’est plus la terre d’un « âge d’or », forcément mythifié. L’usine Wabtec constitue un microcosme d’un monde du travail en bascule entre deux époques et manifestement entre deux options politiques. Si les « suburbs » sont le terrain de conquête des démocrates sur les républicains, l’usine serait celui des trumpistes sur les démocrates.

Commençons par le siège du syndicat, situé sur Main Street, à deux pas de l’usine. Sur le trottoir d’en face, le pub Irish Cousins entretient l’imagerie d’une sociabilité ouvrière qui a pourtant quasiment disparu. On remarque une plaque commémorative dédiée à John Nelson (1917-1959) : « Délégué syndical en chef et président de l’United Electrical Workers Union local 506 de 1942 à 1959. Accusé d’être un communiste par le maccarthysme, il a été le premier responsable syndical viré par General Electric en 1953. Il est mort prématurément, à l’âge de 42 ans. » Pas de prise de soutien officiel du syndicat cette année

En attendant dans le hall d’accueil, on jette un œil à la dernière livraison du bulletin d’information. Le « mot du président » s’attaque au sujet brûlant du moment : l’élection présidentielle. Le texte est centré sur l’exercice du droit de vote comme « outil puissant qui définit le futur de nos communautés, nations et le monde ».

Les impacts possibles sont énumérés, de la préservation de la démocratie à l’expression de valeurs, en passant par la protection des droits et libertés ou encore la capacité d’influencer les lois. À chaque ligne, on se demande : cela se terminera-t-il par une consigne de vote ? Réponse, en page 2 : non.

Le président, le voici, Scott Slawson, avec son éternel polo noir à manches courtes frappé de l’écusson « UE, local 506 » qui colle à sa carrure d’ancien marine. Ce n’est pas un syndicaliste qui lambine face à la question politique : en 2016, il avait ouvert un meeting de Bernie Sanders, alors candidat à la primaire démocrate, auquel UE apportait alors son soutien officiel (endorsement).

Aucune décision de cette nature cette année, une déclaration du bureau exécutif du syndicat (30 000 membres) recommandant « aux travailleurs de voter stratégiquement contre Trump en votant pour le seul candidat viable qui se présente contre lui – qui est maintenant Kamala Harris ».

Des syndiqués divisés sur la présidentielle

« Certains membres du syndicat feront campagne, les uns pour Harris, les autres pour Trump, mais pas l’organisation », pose-t-il d’emblée, avant de passer en revue les candidats (« Sous la présidence de Trump, il y a eu beaucoup de mesures contre les syndicats », « Kamala Harris ne donne aucune indication sur son soutien au monde syndical »), sans jamais laisser entrevoir son penchant personnel.

« S’il ne dit rien, c’est que la base est plus divisée que jamais », rapporte un responsable du syndicat sous couvert d’anonymat. Confirmation auprès de John Thompson, responsable régional d’UE : « La principale bataille, c’est avec la direction de Wabtec que le syndicat doit la mener, pas avec une partie des syndiqués. On doit maintenir l’unité. » Sous-entendu : les divisions sont profondes. Y compris au sein du bureau.

Un de ses membres ne cache pas que « ses actions à la Bourse se portaient mieux sous Trump ». Une altercation physique a même eu lieu entre ouvriers pro-Trump et pro-Harris. « Certains de nos membres sont transgenres. On imagine l’impact sur eux qu’a le discours de Trump », souligne encore John Thompson, brisant aussi l’image d’une classe ouvrière monolithique, y compris dans ses choix de « genre ».

« Trump joue moins la carte antisyndicale que d’autres républicains »

« L’année dernière pendant la grève, on voyait pas mal de voitures avec des stickers Trump », se souvient Jim Martin, journaliste au Erie Times-News.

« À Wabtec, ils gagnent bien leur vie et ils ont un syndicat, poursuit le « Monsieur Économie » du journal local. Dans les petites usines, aux salaires plus bas et sans organisation syndicale, l’inflation fait plus de dégâts et il y a moins de digues face au populisme trumpiste. D’autant que Trump joue moins la carte antisyndicale que d’autres républicains. » « Ils sont plus attirés par Trump que par le Parti républicain », abonde le syndicaliste John Thompson.

« Je ne pense pas que le seul ressort soit l’immigration, relaie le journaliste Jim Martin. Il y a aussi le sentiment d’être délaissé. Des électeurs ne comprennent pas ce monde, avec les politiques de diversité ou en faveur des transgenres. » « Ce vote exprime du ressentiment et le sentiment d’être abandonné plutôt qu’une véritable animosité contre les migrants, estime également Chris Townsend, ancien directeur de l’action politique d’UE. Cela n’exprime pas vraiment leur rapport à la politique sur le fond. Une frange des syndiqués attirés par Bernie est partie vers Trump pour les mêmes ressorts. »

« Depuis que je vote, c’est toujours pour le moindre des deux maux »

Quant au syndicat comme digue au trumpisme, c’est encore vrai, selon différentes enquêtes d’opinion, mais les brèches sont apparentes. Cette année, le syndicat des teamsters (chauffeurs-livreurs) et celui des firefighters (pompiers) n’ont pas apporté leur « endorsement » à Kamala Harris.

« Il ne faut jamais oublier que c’est Wabtec qui choisit les syndiqués, pas nous », rappelle Chris Townsend. C’est le principe du syndicalisme américain : lorsqu’un syndicat a gagné son droit de représentation dans un lieu de travail, tous les salariés en sont obligatoirement membres. « On a très peu de temps pour parler politique. Les réunions sont centrées sur les questions syndicales », regrette-t-il.

Pour son ancien collègue et toujours ami John Thompson, « Trump prospère sur l’affaiblissement de la conscience de classe »… et sur les déceptions créées par les démocrates, sur lesquelles le responsable syndical est presque intarissable. « C’est un parti au service des grandes entreprises capitalistes, résume-t-il d’une formule. Depuis que je vote, soit au début des années 1980, c’est toujours pour le moindre des deux maux. Cette année, je ne peux pas voter pour quelqu’un qui est complice de génocide. »

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