Erié, un comté-pivot dans un Etat-pivot (4/4)Un « arc en ciel » dans la Rust Belt

Dans cette ville, qui s’est construite sur les vagues migratoires puis l’accueil des réfugiés de tous les continents dans les années 80, le « melting pot » y est un fait indiscuté. Même les républicains préfèrent ne pas relayer la rhétorique nativiste de Donald Trump. (Article publié dans l’Humanité du 31 octobre 2024.)

Erié (Etats-Unis),

Envoyé spécial.

Et tout a commencé par un meeting de… Donald Trump. « Ça a déclenché un truc en moi, comme si ça allumait un feu », se souvient Jasmine Flores. Quelques années plus tard, il est toujours question de Donald Trump et de « feu ». La jeune Latina n’est plus cette citoyenne anonyme manifestant aux portes d’un meeting du milliardaire à Érié, mais la présidente du conseil municipal de la ville et la coprésidente en Pennsylvanie de la Coalition des Latinos pour le ticket Harris-Walz.

Fulgurante ascension dont il faut retracer les étapes. La première se déroule dans le Lower East Side d’Érié, la partie la plus populaire, voire paupérisée, de la ville. Jasmine est l’aînée de 13 enfants. Son père mexicain, immigré dans les années 1980 avec un visa de travail, a intégré les codes du « travailler dur pour réussir » et croit dans le « rêve américain ».

Première Latina et plus jeune élue

Autre rapport au pays du côté de sa mère portoricaine, puisqu’elle est citoyenne américaine, donc une Latina sans statut d’immigrée. La jeune femme en prend… et en laisse. « Je crois que j’ai toujours été l’enfant rebelle, raconte-t-elle. Nos femmes ont tendance à se marier jeunes et à fonder une famille. Nous sommes des personnes apportant de l’attention, et c’est très bien, mais ce n’est pas ce que je voulais en grandissant. Je n’ai jamais eu l’occasion d’entendre le titre Calladita Te Miras Mas Bonita(«quand tu es plus silencieuse, tu es plus belle »). » Elle refuse « l’état d’esprit qui consiste à ne pas faire de vagues, à se taire, à être timide ».

Deuxième étape : après la révélation anti-Trump, elle s’engage dans la campagne de Bernie Sanders, défend notamment sa proposition d’un système de santé publique (Medicare for All). Mais c’est d’abord à Érié que la jeune aide-soignante, qui a obtenu son diplôme d’assistante médicale, entend faire changer les choses.

Elle se lance dans une campagne pour le conseil municipal. Sans beaucoup d’argent ni aucun soutien, mais avec une organisation de terrain naissante : Erie County United. Premier échec lors de la primaire démocrate en 2019. Elle persiste. Deux ans plus tard, elle décroche un siège, devenant, à 28 ans, la première Latina et la plus jeune élue de l’histoire de la ville.

En début d’année, elle est devenue, à 31 ans, la présidente du conseil municipal, fonction qu’elle « cumule » avec son emploi à plein temps. La politique n’est pas un métier. Ni une rente. Elle l’annonce : elle ne veut surtout pas être la dernière Latina à entrer au conseil municipal.

Une politique d’accueil des réfugiés dès les années 1980

En attendant, elle fait figure d’incarnation d’une ville « diverse », cas de figure rare pour une cité de cette taille dans le Midwest. Comme souvent dans les villes industrielles, l’histoire s’est écrite à Érié avec l’immigration européenne et la migration des noirs du Sud vers ces nouveaux bassins d’emploi.

La vraie particularité réside dans la présence d’habitants de tous les continents, héritage d’une politique d’accueil des réfugiés dès les années 1980. L’International Institute of Erie (IIE), fondé en 1919, a joué le rôle de chef d’orchestre dans la réinstallation de réfugiés de Bosnie, d’Érythrée, du Kosovo, d’Irak, de Syrie, du Bhoutan, du Soudan, du Myanmar ou encore du Népal ou du Liberia.

« Érié est une ville très catholique et c’est l’une des principales raisons de cet accueil », rappelle Jeff Bloodworth, professeur d’histoire à l’université de Gannon (Érié). Les chaînes de montage de l’usine de locomotives construite par General Electric en 1910 se sont nourries de la force de travail des immigrés italiens, polonais, irlandais et allemands, qui sont également devenus la force propulsive de la création de la section syndicale.

Dans leur immense majorité, les dirigeants syndicaux se rendaient à la messe le dimanche matin. Cette « culture » a donc perduré jusque dans la politique d’accueil des réfugiés il y a trente ans. « Les habitants d’Érié ont l’habitude d’aller à l’école et de travailler avec des Arabes, des Ukrainiens, des Népalais et des Bosniaques », souligne encore l’historien.

Discours nativiste de l’ancien président

Tom Eddy, le responsable des républicains locaux, se montre d’ailleurs d’une grande prudence. « Ces dernières décennies, la population a décliné. La ville a fait le choix d’investir dans l’accueil des immigrés, qui, une fois naturalisés, votent plutôt démocrate », constate-t-il.

Il se montre en revanche plus offensif lorsque l’on évoque le sujet de l’immigration à l’échelle nationale. « Les démocrates veulent repeupler les États où ils sont majoritaires mais qui perdent des habitants, donc des sièges. Vous n’avez pas besoin d’être citoyen pour être compté dans le recensement, donc… », assure-t-il, en écho à la thèse complotiste trumpiste.

Sa description est supposée parfaitement coller à la Pennsylvanie et à Érié – traditionnellement démocrate et en déclin démographique. Pour autant, le GOP (Grand Old Party) local se garde bien d’en faire un thème de campagne. « La rhétorique anti-immigrés de Trump peut être bien perçue dans les zones rurales de l’ouest de l’État de Pennsylvanie. Mais elle ne passe pas aussi bien à Érié », ajoute encoreJeff Bloodworth.

Même dans les « suburbs », les militants et candidats républicains ne se font pas le relais des propos incendiaires de Donald Trump sur le sujet. Les fameux électeurs diplômés – courtisés comme des faiseurs de roi (ou de reine) – sont imperméables au discours nativiste de l’ancien président, préférant les thèmes de l’économie ou des droits reproductifs.

Cela pourrait, a contrario, mobiliser les électeurs du « melting-pot » d’Érié en faveur des démocrates. En tout cas, les équipes de campagne de la candidate n’ont pas décidé d’agir sur ce levier, désertant la ville-centre pour les suburbs. Jasmine Flores préfère insister sur le fait que « Kamala Harris apporte une perspective unique et aborde des questions qui touchent de près de nombreuses communautés, y compris les communautés latinas et immigrées ». Cela suffira-t-il à maintenir le curseur du « baromètre » Érié du côté des démocrates ? Verdict le 5 novembre prochain.

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