Le mode de scrutin – conçu par les Pères fondateurs comme un filtre antidémocratique – transforme une poignée d’Etats et donc une infime minorité d’électeurs en décisionnaires finaux. (Article publié dans l’Humanité du 4 novembre 2024.)
Il est temps de ressortir ses calculettes, les cartes électorales interactives, son manuel de droit constitutionnel et éventuellement son thermos de café : c’est l’heure de l’élection présidentielle américaine avec ses singularités à la limite du compréhensible, ses détails dans lesquels se nichent les diables et un suspense qui, potentiellement, s’éternise.
Pourquoi le système du collège électoral ?
Les citoyens des États-Unis n’élisent pas directement leur président. Ils le souhaiteraient à une très large majorité, mais les républicains ne veulent pas déroger à une tradition qui leur profite : elle leur a permis de remporter en 2000 et 2016 la Maison-Blanche sans être majoritaires en voix.
Le collège électoral est l’un des « filtres » mis en place par les Pères fondateurs pour contrôler la souveraineté populaire, dont ils se méfiaient (presque) comme de la peste. Thomas Jefferson ne déclarait-il pas : « Une démocratie n’est rien de plus que la loi de la foule, suivant laquelle 51 % des gens peuvent confisquer les droits des 49 autres. »
Le principe du « winner takes all » ajoute à l’injustice : le vainqueur dans chaque État – même avec une voix d’avance – remporte l’ensemble des grands électeurs mis en jeu. Le Nebraska et le Maine font exception : certains de leurs grands électeurs sont alloués par le vote dans chacune de leurs circonscriptions électorales.
Ce système conduit à faire d’une poignée d’États les « faiseurs » de président(e) : ce sont les fameux « swing states » (États pivots). Cette année, ils sont au nombre de sept, accueillant 18 % des électeurs inscrits, laissant 82 % des 244 millions d’électeurs voter sans aucun impact sur le résultat final.
Swing states : les sept juges de paix
On peut les classer en trois catégories. La plus importante est constituée des trois États de la Rust Belt (« ceinture de la rouille ») : la Pennsylvanie (19 grands électeurs), le Michigan (15) et le Wisconsin (10). Ils faisaient partie de ce que le politiste Ronald Brownstein avait appelé le « mur bleu », ces États ayant voté sans discontinuer pour un candidat démocrate depuis 1988.
En 2016, ils ont basculé pour 80 000 voix chez Donald Trump, ensevelissant Hillary Clinton sous les décombres de ce pan écroulé. En 2020, Joe Biden les a repris, avec un solde favorable total de 260 000 voix. Si Kamala Harris les remporte, elle atteindra le chiffre magique de 270, la majorité au collège électoral. C’est d’ailleurs dans la région des Grands Lacs que sa campagne a dépensé le plus d’argent et de temps.
Les profils de ces trois États se ressemblent : la proportion de Blancs, de sans-diplômes et de personnes de plus de 55 ans y est plus élevée que dans l’ensemble du pays et ils ont été frappés de plein fouet par la désindustrialisation. En 2016, le discours de Donald Trump rendant responsables de cette situation les accords de libre-échange a trouvé un écho dans une frange du salariat blanc. Kamala Harris a fait le pari de miser sur un « segment » ascendant : les diplômés du supérieur, notamment les femmes, qui habitent la plupart du temps les banlieues.
Deuxième catégorie : le « nouveau » Sud, avec les États de Géorgie et de Caroline du Nord (16 grands électeurs chacun). Ils ont connu, ces dernières décennies, un décollage économique avec comme corollaire un boom démographique qui a eu à son tour un impact électoral.
Les Africains-Américains et les Latinos – qui votent traditionnellement démocrate – sont surreprésentés parmi les nouveaux arrivants. En Géorgie, un habitant sur trois est noir et un sur dix, latino. En Caroline du Nord, les proportions sont un peu moindres : 20 % d’Africains-Américains, 10 % de Latinos.
La « bascule » de la Géorgie en 2020 chez les démocrates pour une poignée de voix (11 000) doit à ces modifications démographiques et surtout au travail de mobilisation effectué par Stacey Abrams, candidate démocrate pour le poste de gouverneure.
Enfin, à l’Ouest, en Arizona et dans le Nevada, il est aussi question de migrations et de leur effet politique. Elles sont internes et internationales. L’Arizona (11 grands électeurs), ancien bastion républicain, est devenu « pivot ». Aujourd’hui, 30 % des habitants sont latinos, ultra-majoritairement originaires du Mexique.
Là aussi, un travail de politisation a permis d’augmenter la participation électorale de ces nouveaux Américains et de faire pencher l’État en faveur de Joe Biden, à 11 000 voix près. Mais les flux de retraités républicains venant d’autres États (Californie, Midwest) se sont intensifiés ces dernières années.
Même phénomène dans le Nevada (6 grands électeurs) voisin avec l’arrivée de Blancs conservateurs qui rend l’État de plus en plus « swing » alors qu’il était solidement arrimé au Parti démocrate. Les « minorités » sont ici une majorité : 30 % de Latinos, 10 % d’Asiatiques-Américains (notamment les salariées philippines des hôtels et casinos de Las Vegas), 10 % d’Africains-Américains. Dans les deux États, la crise du logement et l’inflation se combinent pour éroder une base démocrate qui s’annonçait pourtant durablement majoritaire.
Et après le vote…
À chaque État, ses règles. Les résultats devraient être connus rapidement dans le Michigan mais toute l’attention sera focalisée sur la Pennsylvanie, le plus important des swing states. On y comptera d’abord les bulletins déposés le jour même, pratique privilégiée par les républicains, et ensuite les votes par correspondance, que prisent les électeurs démocrates. Mardi soir, les totalisations vont donc afficher une avance de Donald Trump, avant que le niveau de Kamala Harris ne remonte. Jusqu’où ?
Le nombre de grands électeurs étant pair (538), une égalité est possible. La décision échoirait alors à la Chambre des représentants. Ce ne sera pas la majorité des députés qui prévaudra mais la majorité des États. Comme pour le collège électoral, un parti minoritaire en sièges peut devenir majoritaire, ultime aspect d’une élection démocratique qui ne respecte pas quelques principes fondamentaux de la démocratie : le suffrage universel et l’égale représentativité.