Trois idées fausses sur les élections américaines

Avec les sondages qui donnent désormais Kamala Harris et Donald Trump au coude-à-coude, l’élection présidentielle du 5 novembre va se jouer à quelques voix près, notamment dans les États-clés. Mais va-t-elle pour autant se jouer au centre, comme le rabâche le fameux mantra ? Notre décryptage de trois clichés qui peuvent fausser notre vision du scrutin. (Article publié dans l’Humanité magazine du 31 octobre 2024).

Donald Trump a conquis les classes populaires
C’est sans doute l’assertion la plus acceptée et… la plus éculée. Il faut démonter l’intox couche par couche. D’abord, la première : elle tient à l’appartenance raciale, dont on sait l’importance qu’elle revêt dans un pays qui a créé une république tout en maintenant l’esclavage. Les classes populaires des « minorités » sont toujours – lorsqu’elles votent – fidèles au Parti démocrate. Il s’agit donc davantage des classes populaires blanches. Ce mouvement n’est pas forcément récent. C’est la deuxième couche : historique. Dès le début des années 1970, le Parti républicain tente de séduire la « classe ouvrière », notamment d’origine italienne et irlandaise. Les élections de 1980 et 1984 voient apparaître une nouvelle catégorie électorale : les démocrates reaganiens, soit des électeurs traditionnels du parti de l’âne séduits par la rhétorique (anticommunisme, anti-État providence) de Ronald Reagan. Enfin, dernier élément : géographique. Ce ralliement d’une partie des classes populaires aux républicains a varié dans son intensité selon les zones. Il a été massif au Sud, mais beaucoup plus modéré dans le Midwest, où survit une tradition syndicale.
Il ne faut cependant pas nier que Donald Trump a clairement convaincu des centaines de milliers d’électeurs plutôt éloignés du processus électoral dont le point commun est de ne pas avoir fait d’études supérieures. Ce sont les fameux « Blancs sans diplômes ». Là encore, il faut se méfier de la catégorie prise sans recul. La notion de l’âge est ici essentielle : ils ont ultra-majoritairement plus de 55 ans et sont donc entrés sur le marché du travail à une époque où une infime minorité d’Américains allaient à l’université. Ne disposer d’aucun diplôme ne vous fait pas appartenir automatiquement aux catégories populaires. Cela dépend du niveau de revenus. De nombreuses études ont dessiné le profil de l’électeur trumpiste type : pas de diplôme, revenus moyens supérieurs, pas de difficultés financières personnelles mais sentiment de déclassement du pays.

Le trumpisme est une rupture dans l’histoire du Parti républicain
Donald Trump n’est, d’évidence, pas un candidat républicain comme le furent Reagan ou Bush père et fils. Pour autant, il ne constitue pas un « corps étranger » à ce qu’est le GOP (Grand Old party, son surnom). Il s’inscrit dans la tradition de l’exploitation du ressentiment racial que le parti a inaugurée à la fin des années 1960, en décidant d’exploiter les peurs des Blancs face aux droits civiques et électoraux gagnés par les Africains-Américains. Cette « stratégie sudiste » a parfaitement fonctionné dans l’ancien Sud esclavagiste et ségrégationniste où, en deux générations, les électeurs blancs démocrates mais conservateurs et racistes sont passés avec armes et Bible dans le camp du parti créé par Abraham Lincoln.
Donald Trump incarne une nouvelle phase de cette stratégie en faisant de l’immigrant latino la figure centrale de ce ressentiment racial. Le nativisme a une histoire longue aux États-Unis, remontant au milieu du XIXe siècle, avec la réaction violente des « Anglos » face à l’arrivée massive d’Irlandais (voir le film de Martin Scorsese « Gangs of New York »). Chaque pic d’immigration a produit sa réaction nativiste. Les États-Unis se trouvent actuellement dans l’un de ces pics : 14 % de la population est étrangère, le même niveau que dans les années 1910-20. Sans parler des citoyens américains dont les parents ou grands-parents sont des immigrés, majoritairement latinos mais également asiatiques ou qui ont été naturalisés (10 % de l’électorat). Là encore, Donald Trump entend profiter des peurs suscitées par un mouvement pourtant irréversible.

L’élection se gagnera au centre
Autre mantra qui fut en son temps fondé, lorsqu’un certain consensus régnait entre les deux électorats. Mais, dans un pays où la polarisation est l’élément central de la vie politique et même de la société, le « centre » ressemble à un nouveau marais où se noient les illusions présidentielles. Demandez à Hillary Clinton, qui a mené une campagne au centre, sans contenu programmatique fort, cherchant à séduire les électeurs républicains « modérés » plutôt que de « sécuriser » les bastions de la Rust Belt. On retrouve certains de ces ingrédients dans la campagne de Kamala Harris, qui s’affiche avec des figures républicaines anti-Trump, comme Liz Cheney, et présente un programme économique avalisé par… Goldman Sachs. Mais elle prend soin de mener campagne aux bons endroits, donc en Pennsylvanie, au Michigan et au Wisconsin, qui lui ouvriront les portes de la Maison-Blanche si elle les remporte tous les trois.
Dans ce contexte de polarisation, la mobilisation de ses électeurs traditionnels constitue la martingale. Donald Trump fait cela très bien avec le plafond lié à l’étiage républicain depuis 2008, soit autour de 46-47 %. Les démocrates le réalisent de manière plus aléatoire, oscillant entre 48 % des suffrages exprimés (Hillary Clinton) et 51 % (Obama en 2012 et Biden en 2020).
Interrogé par le “New York Times” sur les électeurs qui restent à persuader, Patrick Murray, directeur de l’institut de sondage de l’université de Monmouth, répond par une boutade : « Vous voulez que je les nomme individuellement ? Parce que je pourrais probablement le faire à ce stade. » Il n’en demeura pas moins que les « swing voters » existent et que, dans le cadre du mode de scrutin particulier du collège électoral et d’une élection serrée, ils pourraient aussi faire la décision.
Les « indépendants » constituent un autre leurre. Vous en entendrez souvent parler dans ces derniers jours de campagne. Or, un indépendant n’est pas un centriste. Bernie Sanders se définit comme indépendant ainsi qu’une immense majorité des électeurs qui l’ont suivi durant les primaires de 2016 et 2020. Ils n’en ont pas moins des valeurs progressistes. « Indépendant » est une catégorie que revendiquent, comme une forme de distance avec le bipartisme, les nouvelles générations, qui se trouvent malgré tout plus enclines à voter démocrate.

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