Chris Townsend, l’homme qui défie Starbucks

Ce vieux routier du syndicalisme américain est à l’origine du « Projet Germinal » : formation et infiltration de jeunes militants dans des cafés de la multinationale et, à la fin, création historique d’un syndicat. (Article publié dans l’Humanité du 5 novembre 2024.)

Alexandria (Virginie), envoyé spécial.
Chemise à carreaux, bretelles, décorations d’Halloween, trois voitures alignées devant le garage, deux chats qui traînent. L’homme qui nous accueille sur le pas de sa maison ressemble à un aimable sexagénaire profitant de sa retraite. Dans ce quartier plutôt recherché d’Alexandria, banlieue cotée voisine de la capitale Washington, et habité principalement par des militaires à la retraite ou des hauts fonctionnaires de l’appareil d’État américain, Chris Townsend n’est pourtant pas un voisin comme les autres.
En attestent une étoile rouge épinglée au revers de sa veste en cuir et une bague avec le marteau et la faucille, signes extérieurs et subtils de son communisme, tendance marxiste-léniniste. Il est avant tout un éternel syndicaliste – un engagement presque passionnel que deux infarctus et une vision nulle de l’œil droit n’ont pas entamé. Mieux : il est récemment devenu l’un de ceux qui ont fait trembler Starbucks, l’empire des cafés.
Projet Germinal
Repartons des deux problèmes cardiaques. Coup sur coup : juillet et septembre 2017. À 56 ans seulement. « Je n’en pouvais plus et je n’allais pas faire de vieux os si ça continuait. » Officiellement retraité du syndicat indépendant, United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE), où il avait occupé pendant dix ans le très stratégique poste de directeur politique à Washington, Chris avait repiqué à l’action en s’investissant dans l’Amalgamated Transit Union (ATU), un syndicat représentant les salariés des transports publics où il avait commencé sa « carrière » d’organisateur en 1979 à Tampa (Floride). Jusqu’à l’épuisement. Presque le trépas.
Il décide alors de partager la charge de travail et de convainc Larry Hanley, le président de l’ATU, d’embaucher Richard Bensinger, autre vieux routier de l’organizing1. En quelques mois et avec deux-trois idées un peu folles qu’il autovalide, le duo lance le « projet Germinal ». Soit, créer une école de formation (Inside Organizer School, IOS), y faire venir des jeunes qui veulent en découdre avec le capitalisme et les aider à s’infiltrer chez Starbucks, multinationale dont la direction refuse toute présence syndicale.
Chris y laissera quelques billets de sa poche mais y gagnera un peu de jouvence. Et en plus, ça marche : une douzaine d’infiltrés (aux États-Unis, on les appelle les « salt ») dans plusieurs magasins Starbucks à Buffalo dans le nord de l’État de New York parviennent à créer, via un vote majoritaire des salariés, une section syndicale. Puis deux, trois. Et aujourd’hui, plus de 400 dans l’ensemble du pays. L’IOS poursuit ses sessions, et Chris continue d’y apporter sa bible – disons son livre de chevet – American Trade Unionism, écrit par William Z. Foster, syndicaliste et communiste2 comme lui.
Un grand bavard
Syndicaliste, Chris l’est devenu presque par hasard. Après le lycée, il trace sa route en Floride, où l’économie de services se développe et où l’accueille un oncle surnommé Tequila. Un ami de ce dernier – un détective – lui trouve un job au service de nettoyage de la ville de Tampa. Premier contact avec un syndicat.
Rien ne prédestinait vraiment ce fils d’une famille de républicains à l’ancienne à devenir membre, à 18 ans, du Parti communiste. « Quand j’étais au lycée, j’ai commencé à lire des trucs de gauche, à la bibliothèque municipale : Marx, Lénine et Michael Harrington. Foster aussi. Je deviens clairement engagé à gauche, mais aucun groupe de gauche ne veut de moi. Le PC, oui. » En 1991, c’est Chris qui ne veut plus du PC, même si son engagement communiste demeure.
Avec cette double casquette, rarissime au pays du capitalisme, il n’attend rien de l’élection présidentielle du 5 novembre, voyant les deux partis comme les deux bras armés de l’Amérique « corporate » (du capital), contre laquelle il ferraillera jusqu’à son dernier souffle et… sa dernière parole.
Chris est un grand bavard devant l’Éternel. Tous ceux qui l’ont croisé disposent d’une anecdote à ce sujet. Celle de Scott Slawson, président du local syndical d’UE de l’usine de locomotives Wabtec à Érié (Pennsylvanie), est l’une des plus savoureuses : « Je le rencontre pour la première fois. Il parle et parle encore. Au bout de 45 minutes, je lui dis : ”Chris, désolé, je dois aller aux toilettes.“ Il me répond : ”OK, pas de problème.” Il me suit et continue à me parler. » S’arrêter, ce serait mourir un peu.

  1. Le mot renvoie principalement à des campagnes de recrutement de nouveaux syndiqués grâce à des actions de terrain impliquant des salariés eux-mêmes plutôt que des permanents syndicaux. ↩︎
  2. Secrétaire général du PCUSA de 1929 à 1939 et candidat à l’élection présidentielle en 1924, 1928 et 1932. ↩︎

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