« Le déclin de la puissance américaine est relatif»

Les Etats-Unis demeurent une puissance centrale, estime Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris, malgré la montée en puissance de la Chine et la perte de crédit liée au soutien inconditionnel au gouvernement Netanyahou. (Article publié dans l’Humanité du 6 novembre 2024.)

Le contexte international de cette élection est un peu inédit avec la guerre en Ukraine et celle à Gaza. Comment voyezvous la place qu’a prise ou n’a pas prise la question des relations internationales dans cette campagne électorale?
Les questions internationales ne jouent généralement pas un rôle déterminant dans les élections états-uniennes. Il y a bien sûr des exceptions. La guerre du Vietnam a eu un impact sur les résultats des élections en 1968 et en 1972, avec une fracture au sein du Parti démocrate. La guerre en Ukraine ne fait pas partie de cette catégorie.
Pour ce qui est de la guerre au Moyen-Orient – la guerre à Gaza et celle au Liban font partie d’une seule et même guerre, en réalité –, il y a eu un impact un peu plus fort du fait des mobilisations sur les campus et de l’importance de la population arabo-américaine au Michigan, qui représente 3 % du vote local et qui pourrait bien faire basculer l’État du côté de Trump, soit par l’abstention, soit, plus curieusement, par un vote de rejet de l’administration Biden, via un vote Trump.
Sous la présidence de Barack Obama, les États-Unis avaient décidé d’un pivot asiatique. Mais on a l’impression que l’Histoire ramène toujours le pays sur le terrain moyen-oriental. Comment analysez-vous la gestion par l’administration Biden de ce qui s’est déroulé depuis le 7 octobre ?
D’abord, il faut rappeler la position stratégique des États-Unis comme acteur international sécuritaire central dans différentes régions du monde, qui est le prix à payer de la globalisation de la puissance américaine après 1945. Elle explique le fait que les États-Unis se retrouvent constamment aspirés dans des conflits régionaux qu’ils géraient beaucoup plus facilement autrefois, du fait de leur position de prédominance plus forte entre 1945 et 1995.
La question du pivot asiatique reste au cœur des préoccupations stratégiques états-uniennes et n’a jamais disparu de l’horizon ni intellectuel, ni politique, ni matériel du pays. La montée en puissance de la Chine pose pour les États-Unis un défi structurel de long terme que les décideurs de la politique internationale, les institutions de sécurité en particulier, considèrent comme étant absolument essentiel. Donc, cela n’a pas disparu et ne disparaîtra pas.
Les crises du Moyen-Orient viennent perturber cette orientation stratégique. La gestion par l’administration Biden de la guerre à Gaza et de celle menée au Liban a été, comme l’a dit l’ancien ambassadeur israélien à Paris, Élie Barnavi, pathétique. C’est pathétique dans le sens où l’administration Biden a tenté, au moins rhétoriquement, à plusieurs reprises, de restreindre la machine de guerre israélienne à Gaza, mais sans effet.
Sa position rhétorique était en fait contradictoire : elle affirmait un soutien inconditionnel à l’autodéfense de l’État d’Israël et soutenait en même temps un régime d’extrême droite qui s’oppose constamment aux positions des États-Unis sur la solution à deux États mais aussi de défense du droit international et du droit humanitaire international. Il y a un mélange d’incapacité et de non-décision de l’administration américaine par rapport à ce conflit. Et ne pas arrêter la vente des armes à Israël, c’est une non-décision qui est une décision.
Et celle-ci a des implications sur la position symbolique des États-Unis dans le système international. Elle s’est attiré une critique quasiment universelle, venant du Sud global, mais aussi d’alliés des États-Unis, comme la France, sur ce double langage, cette double politique qui affirme la primauté du droit international et du droit humanitaire international en Ukraine mais qui nie ces mêmes valeurs et ces mêmes droits quand il s’agit de Gaza.
En 2019, dans un entretien à l’Humanité, vous souligniez les formes de continuité de la politique étrangère de Donald Trump avec celle de Barack Obama. Dans l’hypothèse où il serait élu, peut-on s’attendre à ce que la continuité s’impose, ou les ruptures pourraient-elles dominer ?
J’affirme depuis des années que Donald Trump est un symptôme d’un changement sociologique, donc politique profond de la société au cours des quarante dernières années, reflétant de nouvelles fractures américaines en même temps que des divisions historiques du pays (Nord-Sud, questions raciales). C’est un symptôme qui est devenu une cause agissante de cette même transformation.
Lors de son premier mandat, il y a eu plus de continuité que de rupture en matière de politique internationale, sans doute aussi du fait du poids persistant des structures institutionnelles américaines, que ce soit les institutions de sécurité ou les engagements historiques des États-Unis, en Europe, en Asie orientale, au Moyen-Orient ou ailleurs. Dans un second mandat, ces formes de continuité devraient devenir plus friables, moins évidentes. Réélu, Donald Trump disposera d’une administration à sa mesure.
D’après ce que nous savons, il y aura un changement de personnel important, que ce soit au département d’État, au ministère de la Défense ou dans les agences. Il peut y avoir une forme d’imposition d’une présidence impériale autocratique où le président, libéré des contraintes institutionnelles, sera libre d’agir à sa guise.
Donc, on peut penser qu’il y aura une accentuation des tendances unilatérales de la politique américaine déjà présente lors de son premier mandat et qui est aussi une constante du Parti républicain : l’unilatéralisme aussi faisait partie de la politique internationale de George W. Bush.
Qu’est-ce que cela voudra dire au plan de la structure internationalisée de la puissance américaine ? Il est un peu trop tôt pour le dire. Ce que nous savons, c’est qu’une pression très intense se fera jour au niveau des alliés. Trump est quelqu’un de cohérent et de consistant. Il faut prendre ce qu’il dit au sérieux.
En 1990, dans une interview à Playboy Magazine, il affirmait déjà avec force sa conviction que les alliés des États-Unis étaient en fait des passagers clandestins. Il citait alors le Japon, qui était un sujet majeur aux États-Unis et auquel il reprochait de jouir des bénéfices induits de la protection américaine sans la financer.
Une partie de l’électorat états-unien ressent manifestement une forme de déclin : un déclin intérieur et, en ce qui nous concerne, un déclin sur la scène internationale. Comment voyez-vous cette question ?
Il faut évidemment effectuer une distinction entre le déclin absolu et le déclin relatif. Il n’y a pas de déclin absolu des États-Unis dans le système international. Les taux de croissance américains sont parmi les plus forts au monde. L’économie américaine dans son ensemble va relativement bien.
La société va mal, très mal même, mais l’économie va relativement bien. C’est une contradiction. On peut l’expliquer en reprenant l’histoire des quarante dernières années, et la manière dont la mondialisation et la transnationalisation des flux ont transformé l’économie et la société américaines.
La question importante ici, c’est la position des États-Unis dans le système international. Il y a un déclin relatif, en raison de l’émergence d’une nouvelle puissance qu’est la Chine, mais pas absolu. Les États-Unis ne sont certes plus dans la position dans laquelle ils se trouvaient en 1945 de primauté indiscutable au niveau international.
La Chine représente aujourd’hui un concurrent, un défi, un adversaire, cela dépend des voix que l’on entend aux États-Unis, en tout cas un compétiteur stratégique de tout premier plan. Encore une fois, cela conduit à un déclin relatif, pas absolu. Mais il y a un déclin plus subtil, c’est celui de la crédibilité des États-Unis dans le système international, dû notamment au positionnement américain dans le cadre de la guerre à Gaza.

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