Les leçons du 5 novembre

La victoire de Donald Trump doit-elle plus à l’adhésion ou à la sanction du bilan économique du mandat de Biden ? Pourquoi un tel recul des démocrates ? (Article publié dans l’Humanité du 21 novembre 2024.)

Deux semaines après l’élection présidentielle, le décompte des bulletins arrive presque à son terme, offrant un paysage presque définitif du rapport de force surgi des urnes le 5 novembre.

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L’Amérique a-t-elle viré à droite ?
Avec un président et un Congrès aux mains du Parti républicain après la campagne la plus à droite de l’histoire moderne, difficile d’affirmer que l’Amérique n’a pas viré à droite. La victoire au suffrage universel de Donald Trump est la première pour un candidat républicain depuis George W. Bush en 2004, la précédente remontant à 1988 et Bush père.
Le milliardaire a recueilli 2,5 millions de voix de plus qu’en 2020 et également amélioré sa « part de marché » si l’on considère l’ensemble du corps électoral. Pour autant, il ne franchit pas la barre des 50 %, contrairement à tous les présidents élus depuis 2000… à part lui-même, en 2016. C’est surtout Kamala Harris qui « dévisse » par rapport à Joe Biden, perdant plus de 7 millions de voix.
« Pourquoi tant d’électeurs ont-ils viré à droite ? » se demande le Washington Post dans une question qui semble tout avoir du bon sens mais que le journaliste Ronald Brownstein déconstruit : « Les sondages à la sortie des urnes ont montré que les Américains restaient préoccupés par les dérives possibles d’une deuxième présidence Trump, mais dans leur profonde frustration face à la situation actuelle, ils ont accordé moins d’importance à ces inquiétudes. »
Et de décliner : un quart des femmes pro-choix ont voté pour Trump, de même qu’un quart des Latinos qui se sont opposés aux déportations massives ; un tiers des électeurs qui ont déclaré que le gouvernement devrait faire plus pour étendre la couverture santé ; un sixième des électeurs qui ont déclaré qu’il conduirait les États-Unis vers l’autoritarisme. Si l’adhésion est évidente dans le noyau dur de l’électorat trumpiste, le vote Trump est apparu, pour une frange d’électeurs, comme le moyen d’exprimer une frustration, voire une sanction.
Cela résume-t-il le pays ? Paradoxe ultime, les droits reproductifs des femmes, attaqués comme jamais par ce même Parti républicain, ont gagné du terrain grâce au vote des électeurs dans le cadre de référendums d’initiative populaire. Ces mêmes droits s’avèrent certes moins solides qu’il y a deux ans (invalidation de l’arrêt de la Cour suprême Roe v. Wade), mais plus qu’il y a deux semaines.


Un réalignement de la vie politique ?
« L’élection de 2024 marque le plus grand virage à droite de notre pays depuis la victoire de Ronald Reagan en 1980. » Doug Sosnik, ancien conseiller de Bill Clinton lorsqu’il était à la Maison-Blanche, s’appuie sur la progression du candidat républicain parmi les Latinos, notamment les jeunes hommes, et chez les néocitoyens (18-24 ans) pour étayer son analogie avec 1980 et l’intégration (qui avait, au demeurant, commencé sous Nixon) des électeurs blancs de la classe ouvrière dans la coalition électorale du mouvement conservateur.
Une thèse qui est loin de convaincre Antoine Yoshinaka, professeur de science politique à l’université de Buffalo : « D’une part, il faut que les changements soient durables avant de pouvoir parler de réalignement. Si Trump a reçu, selon les sondages à la sortie des urnes, un appui plus élevé chez les non-blancs en 2024 qu’en 2020 (33 % vs 26 %), une autre étude (AP VoteCast) ne décèle pas de changement (26 % en 2020 et 2024). Et même si le changement est réel, sera-t-il durable ? Par exemple, les Latinos auraient-il également voté pour un autre candidat républicain ? »
Deuxième prévention, de taille : « Malgré un élargissement de la coalition de Trump, elle est encore très majoritairement composée d’électeurs blancs – 81 % de ses électeurs en 2024 sont des Blancs, contre 82 % en 2020 (les Blancs représentent 63 % de la population – NDLR). Je ne suis donc pas d’accord avec l’idée que Trump a bâti une « coalition multiraciale « en 2024. »

Harris, Biden, Obama : la défaite de qui ?
« Les démocrates envisagent une autopsie, mais qui sera le médecin légiste ? » Le New York Times a désormais l’art d’appâter par ses titres. Il y aura sans doute presque autant de « légistes » que de courants dans la coalition démocrate, chacun cherchant à faire la démonstration de la validité de sa propre stratégie – centriste ou progressiste – au regard de la débâcle du 5 novembre. « Les démocrates savent quel est leur problème – perdre –, mais ils sont déjà divisés sur la cause sous-jacente, souligne le plus célèbre quotidien du pays. Certains pensent que le parti a été trop prudent pour un électorat en quête de grands changements, tandis que d’autres estiment que le parti est devenu trop progressiste dans un pays de plus en plus conservateur. »
Il faut aussi sans doute poser une question dans la question : l’autopsie de quoi ? De la défaite du 5 novembre 2024 ? Du mandat de Biden qui se solde par une nouvelle présidence Trump ? Ou du cycle qui a vu les démocrates occuper la Maison-Blanche pendant douze des seize dernières années ?
Sans citer la candidate, Bernie Sanders a eu la formule tranchante : « Il ne faut pas s’étonner qu’un Parti démocrate qui a abandonné les classes populaires s’aperçoive que les classes populaires l’ont abandonné. » Nancy Pelosi, l’ancienne présidente de la Chambre des représentants, a préféré identifier un problème de « timing », indiquant au New York Times qu’elle s’attendait à ce que Biden renonce à un second mandat dès 2023 ouvrant la voie à une « primaire ouverte ». En lieu et place, les démocrates ont assisté à un retrait précipité du président sortant et à un passage de relais à la vice-présidente, sans autre forme de débat. À cent jours de l’élection. Après un premier moment d’« auto-euphorie », la campagne a emprunté la voie « centrale », draguant les électeurs modérés des banlieues blanches, pour ne finalement grappiller que des miettes d’électorat.
Mais il faudra sans doute attendre les élections de mi-mandat en 2026 et plus probablement les primaires démocrates pour l’élection présidentielle de 2028 pour que la « ligne » de la coalition démocrate soit tranchée.

« C’est l’économie, idiot ! », vraiment ?
Malheureusement pour lui, James Carville ne touche pas de « royalties » sur la formule qui l’a rendu célèbre. En 1992, alors que l’équipe de campagne de George Bush, « auréolé » de sa victoire dans la première guerre du Golfe, s’inquiétait de la chute de son champion dans les sondages, le conseiller de Bill Clinton lui rétorquait : « C’est l’économie, idiot ! » Cette année encore, le thème de l’économie est apparu comme la principale préoccupation de l’électorat, raison, pour nombre d’observateurs, de la nouvelle victoire de Donald Trump.
Petit hic : l’économie américaine va bien, tous les indicateurs sont au vert. Donc, le problème est ailleurs. L’inflation ? Sans aucun doute. Même si la courbe a repiqué du nez, la flambée des prix ces dernières années a impacté les budgets de dizaines de millions d’Américains.
Surtout, elle n’a pas été compensée par une hausse suffisante des salaires. On s’approche peut-être ici du cœur du problème : les immenses inégalités sociales qui ont retrouvé leur niveau des années 1920, soit avant les politiques redistributrices du New Deal. Bernie Sanders, encore : « Aujourd’hui, alors que les très riches se portent à merveille, 60 % des Américains vivent d’un salaire à l’autre et l’inégalité des revenus et des richesses n’a jamais été aussi grande. » Kamala Harris n’a pas abordé le sujet en ces termes une seule fois.
Attention, pour autant, à l’économicisme qui renverrait aux seules conditions matérielles l’explication définitive de tout vote. Pourquoi les Noirs les plus pauvres votent démocrate et les Blancs, plutôt républicains ? Pourquoi les syndiqués noirs ont majoritairement choisi Harris et les syndiqués blancs, Trump ?
Il y a donc aussi un peu de paradigme racial dans les questions de classe, dans un pays qui a, dès l’origine, entremêlé capital et race, comme nous le rappelait l’historienne Sylvie Laurent. Il faut y ajouter le facteur du genre : les femmes latinos ont choisi le bleu des démocrates et les hommes latinos, le rouge des républicains. D’une certaine façon, en insistant sur le sentiment de déclassement d’une grande partie de la population, en réactivant la pulsion nativiste et en activant la fibre masculiniste, Donald Trump a joué sur ces trois dimensions. Pas Kamala Harris.

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