Dans son ouvrage-enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, le journaliste franco-états-unien Cole Stangler explore les similitudes entre les deux pays, du vote des classes populaires au rôle du syndicalisme, en passant par l’influence des chaînes de télévision ultradroitières. (Entretien publié dans l’Humanité magazine du 12 juin 2025.)
Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a produit deux effets dans le discours public : l’éloignement des États-Unis de la France et de l’Europe, d’une part, et la crainte que la situation outre-Atlantique soit annonciatrice de l’avenir de notre pays, d’autre part. À la croisée de ces deux pistes, mais hors des sentiers battus, un journaliste – franco-américain comme il se doit – a mené l’enquête dans les deux pays.
Vous tendez un « miroir américain » – titre de votre livre – à la France. En quoi ces deux pays sont-ils plus proches qu’il n’y paraît ?
Les similitudes remontent à la période de la Révolution française et à la guerre d’indépendance américaine. Ces deux révoltes ont donné naissance à des Républiques inspirées par la philosophie des Lumières. La France et les États-Unis sont également, de longue date, des pays d’immigration, avec des identités nationales modelées par l’arrivée de gens venus d’ailleurs. La grandeur de nos mythes fondateurs nous empêche également parfois de voir les moments sombres de nos histoires respectives de façon limpide.
Enfin, bien qu’ils soient dotés de systèmes politiques très différents, la France comme les États-Unis partagent un point commun très important : à un moment donné, les électeurs sont obligés de choisir entre deux candidats afin d’élire un président détenant des pouvoirs considérables. Dans un climat marqué par un fort sentiment de rejet, voire de dégoût de la politique, cela peut produire des surprises. Un politicien relativement impopulaire peut se retrouver à la Maison-Blanche ou à l’Élysée.
Plus précisément, je pense que les dynamiques politiques se ressemblent dans nos deux pays. Les classes populaires en dehors des grandes métropoles basculent à l’extrême droite. Les électeurs et les élus de la droite « traditionnelle » se radicalisent, en déployant des mots et des expressions longtemps confiés aux marges. Des médias financés par des milliardaires conservateurs transforment le débat. Face à tout cela, la gauche a du mal à proposer une alternative crédible. La France n’est pas les États-Unis et je n’ai aucune intention de prédire l’avenir. En revanche, j’estime que mieux comprendre les bouleversements politiques qui transforment les États-Unis peut nous aider à éclaircir certaines choses en France.
Vous parlez du décrochage des classes populaires du Parti démocrate aux États-Unis et de la gauche en France et de leur penchant pour le vote d’extrême droite. Pourtant, les comportements électoraux diffèrent parmi les mêmes groupes sociaux en fonction des « origines ». Un ouvrier blanc aura plus tendance à voter républicain et un ouvrier noir démocrate. Votre présentation n’est-elle pas trop uniforme ?
Évidemment, les classes populaires blanches (ce que les Américains appellent la « white working class ») votent beaucoup plus à droite que les classes populaires racisées. Ces dernières votent majoritairement démocrate. Soyons clairs : le racisme joue un rôle structurant dans la société américaine et Donald Trump en tire des bénéfices depuis le début de sa carrière politique. Il s’appuie aussi sur d’autres formes de discrimination, notamment le sexisme et la xénophobie. Pour certains de ses électeurs, et notamment les hommes blancs, c’est justement la parole désinhibée du candidat qui plaît.
Toujours est-il que les républicains séduisent de plus en plus les classes populaires dans leur ensemble, y compris les minorités. Selon les sondages à la sortie des urnes en 2024, presque la moitié des électeurs latinos ont voté Trump, dont une majorité d’hommes latinos. Si on ne parle que de la « white working class », on risque d’avoir une vision incomplète de la transformation politique en cours.
De manière plus générale, je pense qu’il faut essayer de comprendre pourquoi des catégories de la population qui votaient historiquement à gauche ne le font plus. C’est la raison pour laquelle je consacre autant d’attention à la « Rust Belt », cette vaste zone des États-Unis frappée par la désindustrialisation, où il y a peu de perspectives économiques et où de nombreux résidents gardent le souvenir d’un passé plus prospère. Dans des territoires de ce type, les électeurs sont davantage susceptibles d’adhérer à des discours désignant des boucs émissaires. Pour le Parti républicain comme pour le Rassemblement national, la source du malheur, c’est l’immigré, et plus précisément l’immigré sans papiers. Malheureusement, ces discours fonctionnent très bien.
Vous consacrez un chapitre à Fox News et CNews, où le miroir renvoie deux images identiques, la chaîne française semblant avoir copié la chaîne créée dans les années 1990 par Rupert Murdoch. En quoi ces deux chaînes sont-elles devenues des instruments politiques au service de l’extrême droite ? On pourrait penser qu’elles ne convainquent que ceux qui les regardent et qui sont déjà des convaincus.
Ces deux chaînes ont été conçues par leurs fondateurs comme des outils de combat politique. Elles cultivent des liens étroits avec des partis de droite et d’extrême droite et elles donnent la priorité à leurs sujets de prédilection : l’immigration, l’insécurité, l’identité nationale, la place de la religion dans la société, le « wokisme »…
Souvent, l’analyse s’arrête là. Mais, à mon avis, il faut aussi prendre en compte le style populiste de ces deux chaînes. Comme l’a montré le chercheur Reece Peck dans « Fox Populism : Branding Conservatism as Working Class », les chroniqueurs de Fox News se positionnent régulièrement du côté de leurs téléspectateurs (« nous » les « Américains ordinaires »), tout en critiquant des médias plus prestigieux comme le « New York Times » ou CNN, qu’ils assimilent aux « élites ». CNews joue le même jeu. Des chroniqueurs comme Pascal Praud parlent au nom des « Français » et ne cessent de critiquer le travail d’autres médias, avec une véritable obsession pour l’audiovisuel public. Il faut aussi reconnaître que les deux chaînes savent comment amuser la galerie. Fox News et CNews consacrent énormément d’attention aux faits divers.
Pourquoi s’intéresser à ces deux chaînes ? Tout d’abord, le fait qu’elles soient les chaînes d’information les plus regardées aux États-Unis et en France mérite notre attention. Deuxièmement, elles exercent énormément d’influence auprès des élus. Depuis le début des années 2000, Fox News signale aux politiciens républicains les sujets qui méritent leur attention, ainsi que les positions à prendre sur les combats du jour.
Imaginons que vous êtes sénateur et vous ne savez pas comment vous positionner sur un vote budgétaire : il y a de fortes chances que vous alliez regarder l’émission de Sean Hannity avant de prendre votre décision, en sachant très bien que le contrarier comporte des dangers. Si vous ne respectez pas ses consignes, vous risquez d’être traité comme un « Rino » (un « republican in name only », soit un républicain d’apparence) et de subir une primaire contre un concurrent plus radical. Selon une série d’études, Fox News a ainsi contribué à la droitisation des élus républicains.
À ce stade, il n’y a pas d’études équivalentes sur CNews. J’ai pourtant l’impression d’assister à une dynamique similaire quand on voit à quel point la chaîne pèse sur le débat politique en France. Cette influence va bien au-delà des bancs de l’extrême droite. Je pense à ce qu’un ancien député Renaissance m’a dit, en parlant de son propre groupe parlementaire : « Nous sommes complètement à la botte de CNews. »
Que pensez-vous de l’idée qu’en France et outre-Atlantique, il existe deux gauches, l’une radicale et l’autre d’accompagnement ? Aux États-Unis, elles se retrouveraient dans le même parti par la force du système politique et, en France, elles auraient chacune son parti ou ses partis.
En effet, le Parti démocrate rassemble des tendances politiques très différentes. Alexandria Ocasio-Cortez l’a dit elle-même dans une interview en 2020 : si elle avait été élue en Europe, elle ne siégerait pas dans le même parti que Joe Biden. Aujourd’hui, le Parti démocrate est dominé par un centre-gauche qui peut tolérer un peu de redistribution, mais pas trop. Un centre-gauche qui dénonce le racisme et d’autres formes de discrimination, mais qui n’a pas très envie de s’attaquer aux racines des maux non plus. Ensuite, il y a une gauche plus à gauche, incarnée par des gens comme « AOC » ou Bernie Sanders.
Comme en France, cette gauche-là doit élargir son électorat si elle veut un jour arriver au pouvoir. Mais elle se confronte à un défi supplémentaire aux États-Unis : l’absence de plafond pour les dons et les dépenses de campagne. Si une candidate a réellement envie de s’attaquer aux inégalités, elle va souvent se retrouver face à un adversaire ayant une meilleure assise financière.
Votre dernier chapitre s’intitule « Retour aux sources ». On y croise une jeune femme qui a contribué à la création d’un syndicat à Starbucks et un docker de Port-de-Bouc, près de Marseille. En quoi le syndicalisme, largement affaibli dans les deux pays par la désindustrialisation, peut-il avoir un avenir et en représenter un pour une alternative progressiste ?
Dans un contexte où une partie des classes populaires basculent à l’extrême droite, il est plus indispensable que jamais. En plus de défendre les intérêts les plus immédiats des salariés, les syndicats parviennent à transmettre un certain nombre de valeurs à leurs adhérents : l’utilité de l’action collective, le respect de la différence, la redistribution des richesses… en somme, une vision du monde à l’opposé de celle défendue par les trumpistes. Un élu de gauche peut très bien alerter sur les dangers de l’extrême droite, mais ce message est plus crédible lorsqu’il est porté par quelqu’un qui vous ressemble et vous défend au quotidien.
Nous pouvons passer des heures à débattre de la politique politicienne. Sur quels sujets faudrait-il faire campagne ? Dans quels États ou dans quelles régions ? Ces choix ne sont pas sans importance, mais ils masquent une déconnexion plus profonde entre la gauche et une partie de sa base historique qui ne va pas se régler dans un cycle électoral, que ce soit en France ou aux États-Unis. Retisser ces liens va prendre du temps. Il est dur d’imaginer que le travail se réalisera de manière durable sans un renouveau du syndicalisme.
Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, de Cole Stangler, Éditions les Arènes, 192 pages, 20 euros.