Dan et Mark ont en commun d’être blancs et d’habiter le Colorado (22e Etat américain avec 5,2 millions d’habitants, remporté par Obama en 2008). Pour le reste, tout les oppose. Politiquement. Philosophiquement, même. Tout. A l’image d’une Amérique politique en pleine polarisation : les électeurs républicains virent à droite (on ne manque pas de littérature sur le sujet) et les électeurs démocrates virent à gauche (le fait est un peu moins documenté en France).
Dan Gould est le président du parti démocrate dans le comté très « bleu » de Boulder, au nord de Denver. Mark Baisley est le président du parti républicain dans le comté très « rouge » (la couleur du parti de Romney, eh oui) de Douglas, au sud de Denver. Nous leur avons posé la même série de questions, à la virgule près, sur le sens de leur engagement et leurs positions sur des sujets-clés.
Pour Dan Gould, « être un « liberal », être progressiste, c’est penser que ce que nous réussissons dans la vie, nous le réussissons ensemble, collectivement. Je ne méprise pas le succès individuel mais d’abord on ne réussit jamais seul et puis ça ne suffit pas à faire une société qui réussit ».
Pour Mark Baisley, « être conservateur, c’est conserver les principes fondateurs de la Déclaration d’indépendance et les faire vivre dans nos actes quotidiens: reconnaissance d’un créateur omnipotent de l’Univers, individualisme farouche, un gouvernement limité, une défense militaire forte, la charité individuelle avec un filet de sécurité du gouvernement en dernier ressort. »
Les impôts. « Le signe d’une société civilisée, l’indicateur de la capacité d’agir du gouvernement », pour l’un. « Hayek est clairement supérieur à Keynes. L’impôt ne doit pas servir à redistribuer la richesse », selon l’autre.
Obamacare. « Une couverture universelle, c’est aussi nécessaire que d’avoir de l’eau potable. Vous, Français, savez à quel point il est important de bien soigner et de bien protéger», répond le démocrate. « Nous recevons les meilleurs soins quand on laisse jouer les lois de l’offre et de la demande dans l’industrie privée de la médecine, des hôpitaux, des laboratoires et des assurances. La meilleure solution serait d’assurer, via la loi, que chaque individu soit responsable du financement de sa propre couverture santé», assure le républicain.
Avortement. Dan : « J’ai une fille de 28 ans. Ce n’est pas le problème de Romney de savoir ce qu’elle fait de son système reproductif. Ce n’est même pas la décision de son mari. Elle lui appartient à elle seule. » Mark: « Nous sommes dotés par notre Créateur du droit à la vie, personne en dehors de Dieu ne peut déterminer quand ce droit commence ».
Les armes à feu. D’un côté : « Il faut réguler la possession pas la bannir, car les gars ont le droit de chasser. Mais enfin, si on peut tout acheter, pourquoi pas un tank ou un bazooka ». De l’autre: « Nous révérons le droit de protéger notre famille et notre propriété. Je citerai Thomas Jefferson: « La raison la plus forte pour que le peuple ait le droit de porter des armes est, en dernier ressort, que cela le protégé de la tyrannie d’un gouvernement ».
La peine de mort. Le premier admet « un conflit : une part de moi dit que la société ne peut pas tuer un être humain, une autre dit que les meurtriers de masse, les terroristes, les assassins d’enfants devraient être passibles de la peine de mort ». La réponse du second tient en une phrase : « Certains bâtards méritent d’être mis à mort ».
Le changement climatique. « Ceux qui le nient nous amènent à un point de non-retour pour cette planète que nous laisserons en piteux état pour nos enfants ». « Le phénomène du changement climatique devrait relever de l’étude scientifique pas être instrumentalisé par une idéologie politique qui veut s’attaquer à la libre entreprise ».
Religion. « J’aimerais dire que cela ne me regarde pas en tant que responsable politique et que cela relève de la décision personnelle mais comme certains tentent de nous imposer leurs croyances… », regrette Dan, élevé comme protestant, aujourd’hui agnostique. Comme en écho, Mark, membre d’une église protestante, dit : « Il est impératif que ceux qui veulent, en étant des élus, faire vivre la Constitution gardent un respect inflexible pour le Dieu des Pères fondateurs. Celui-ci ne peut pas être Neptune, Allah, Mère Nature, le dieu de la pluie des Hindous, ou Mère nature pas plus qu’il ne peut pas ne pas exister ».
Ces deux visions du monde aux antipodes s’incarnent dans les villes dans lesquelles Dan et Mark exercent leurs responsabilités politiques : Boulder et Highlands Ranch. 100.000 habitants, chacune, au cœur d’un comté de près de 300.000 habitants avec le même niveau de revenus, supérieur à la moyenne nationale. Là encore, la similitude s’arrête là.
Les conservateurs disent de Boulder qu’il s’agit de « 25 miles carrés entourés par la réalité ». Ils disent cela, dans tous les Etats, de toutes les villes progressistes. Seule la surface change. Ils l’appellent aussi la «République populaire de Boulder ». Dans les classements des magazines, la ville créée en 1858 arrive toujours dans le peloton de tête des endroits « où il fait bon vivre ». Boulder est d’abord une ville universitaire, accueillant l’Université du Colorado (37000 étudiants, 10000 profs et salariés) et un nombre presque incalculable de labos scientifiques: elle est l’une des cités les plus diplômées du pays. Elle fait souvent les choses avant les autres : première ville dès les années soixante-dix à adopter des mesures anti-discrimination sexuelle, première à imposer une taxe carbone (dès 2006)… Car, oui, Boulder est écolo, on s’en serait douté. L’usage du vélo y est infiniment plus développé que dans le reste du pays. Un tiers des déchets urbains sont recyclés. Et puis, évidemment, produits bios à tous les coins de rue et marché paysan le samedi matin. En 2008, Barack Obama y a recueilli 70% des suffrages.
Les libéraux ne disent rien d’Highlands Ranch. Ils méprisent cette création des promoteurs immobiliers californiens qui ont racheté le ranch, en 1978, pour y bâtir une nouvelle ville. L’ « offre » répondait, en partie, à une « demande » de ménages californiens aisés et lassés de la vie éreintante de Los Angeles voire apeurés par l’immigration latino. Les premières maisons sortent de terre en 1981. 10.000 habitants en 1990, 70.000 en 2000 (+600% !) et 100.000 cette année. A perte de vue : des lotissements de maisons qui se ressemblent toutes, les plus huppées étant regroupées dans des « gated communities » (résidences fermées et protégées, dont l’une fort opportunément baptisée « Enclave »). Dans les interstices, des centres commerciaux étalés. Et en quelques points névralgiques, des écoles, des centres médicaux haut de gamme. Et le tour est joué. Ou presque : Highlands Ranch n’est qu’une « cité dortoir » (de luxe, certes), engorgée, matin et soir, par le trafic automobile. Peu importe, les promoteurs immobiliers continuent de plus belle… En 2008, John Mc Cain y a recueilli plus de 70% des suffrages.
Cette fracture entre deux Amériques, illustrée par Dan-Mark et Boulder-Highlands Ranch, ne relève pas que de la politique : voilà ce qui ressort d’une étude de Scarborough Research, réalisée au moment des conventions des deux partis, début septembre. L’entreprise spécialisée en études de marché a dressé le portrait-robot d’un électeur de chaque camp, dessinant quasiment deux « American way of life ».
Le démocrate est un « urbain » qui suit plutôt le basket, écoute de la R’n’B ou du rap, il est un plus grand consommateur de sorties culturelles que son compatriote républicain, regarde MSNBC (la chaîne affiche ouvertement ses préférences « libérales »). Il est plus enclin à consommer « bio », à rouler en modèle hybride et préfère éviter de faire ses courses chez le mastodonte Wal Mart (qui combat ouvertement la syndicalisation), plébiscité en revanche par les républicains.
Le républicain est un « rurbain » qui joue au golf (le fait est : Mark Baisley nous a donné rendez-vous dans le « club house » d’un golf !) ou NASCAR (les courses de voiture), roule en 4X4, écoute de la country music, regarde la très droitière Fox News, s’avère plus chasseur que le démocrate. Le républicain sudiste va manger dans un Chick-fil-A, une chaîne évangéliste et anti-mariage gay. Le plus sûr moyen de ne pas se trouver aux côtés d’un dangereux « liberal »…