« Chez les démocrates, une situation inédite depuis les années 60 »

Ancien conseiller de Bernie Sanders, scénariste du film « Don’t look up » et fondateur du média d’investigation The Lever, David Sirota est une voix majeure de la gauche américaine. (Article publié dans l’Humanité magazine du 17 avril 2025.)

La série de meetings de Bernie Sanders pour « combattre l’oligarchie » rencontre un immense succès, comment l’expliquez-vous ?

Cela renvoie à deux éléments. Il y a d’abord beaucoup d’insatisfaction à l’égard du parti démocrate qui n’est pas perçu comme un véritable parti d’opposition. Ensuite, notre société est organisée autour de la célébrité, de la renommée, de la notoriété. Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez disposent de cet atout. Ils essaient donc, à juste titre, de l’utiliser pour galvaniser une véritable opposition à Trump et aux républicains. Ce ne sont pas seulement les partisans des campagnes présidentielles de Bernie Sanders qui s’y retrouvent. Il s’agit d’une coalition idéologique plus large.

« Combattre l’oligarchie », le mot d’ordre de la tournée de Bernie Sanders, ce serait également combattre l’establishment démocrate ?

Non. Je m’explique. Nous vivons un moment où, pour la première fois depuis très longtemps, les sondages nous disent que la base électorale du Parti démocrate est profondément mécontente de la direction du parti. Nous devons comprendre à quel point cette situation est unique, du moins au cours des cinquante dernières années. Il faut remonter aux années 1960, au mouvement pour les droits civiques puis aux mobilisations contre la guerre du Vietnam pour retrouver un tel état de fait. La base du parti a toujours fait preuve d’une grande déférence à l’égard de la direction. Obama disposait d’un « mandat » puissant de l’électorat et on pouvait espérer que la dynamique se poursuive lors de sa prise de pouvoir.

Cela ne s’est pas produit mais le parti s’est malgré tout rangé derrière lui. Ce fait a créé, à mon sens, les conditions d’une réaction brutale, d’une déception qui a alimenté l’ascension de Donald Trump. Ce que nous voyons aujourd’hui est différent, et je pense que c’est une énorme opportunité de faire évoluer ce parti vers une position beaucoup plus consistante…

Pour revenir à votre question : l’oligarchie dispose certes de beaucoup de pouvoir sur l’establishment démocrate mais les deux ne sont pas synonymes pour autant. Je ne pense pas que l’ensemble du Parti démocrate ou de la direction démocrate soit une entreprise purement oligarchique. En revanche, les multinationales et les grands donateurs ont beaucoup de pouvoir sur l’establishment démocrate. Et c’est à cette influence qu’il faut mettre fin.

Comment définiriez-vous le trumpisme ?

La coalition républicaine était autrefois composée de milliardaires très puissants, d’une partie de la classe aisée et d’une partie de la classe ouvrière culturellement conservatrice. Ce qui a changé, c’est que la classe aisée – la classe moyenne supérieure, disons – se trouve désormais dans la coalition démocrate tandis que les républicains essaient encore plus d’intégrer les milieux populaires, y compris multiraciaux, puisque les résultats des dernières élections montrent qu’ils ont augmenté leur score parmi les personnes de couleur.

Le trumpisme représente une tentative d’amalgamer une rhétorique « America first » (l’Amérique d’abord) et une absence de croyance dans les normes démocratiques au corpus idéologique républicain. Ma description de base du trumpisme serait celle-ci : nationaliste, autoritaire, replié sur lui-même, conservateur sur le plan culturel, qui tente de fusionner des thèmes racistes et xénophobes au sein de la coalition républicaine.

Le Parti républicain détient la présidence et le Congrès, et d’une certaine manière la Cour suprême, mais Trump utilise des ordres exécutifs et des décrets. Pourquoi ?

Il y a deux raisons à cela. La première est pratique : ils auraient du mal à faire voter certaines politiques même par un Congrès républicain. Le Congrès est l’institution la plus démocratique du pays avec des députés élus tous les deux ans. Trump a compris que les élus doivent retourner dans leur circonscription et affronter l’impopularité des mesures. Ensuite, il y a une tentative pour créer de nouvelles normes et un nouveau paradigme où le président et le pouvoir exécutif n’ont pas besoin d’obtenir l’aval du Congrès.

C’est l’idée du roi-élu qui peut gouverner par décrets, ignorer les décisions de justice, se débarrasser d’agences indépendantes. Ce qui est différent de la définition que nous avons donnée historiquement du gouvernement, avec l’exécutif censé être une branche du gouvernement mais égale avec les deux autres (législatif et judiciaire, NDLR). Il s’agit d’une tendance qui va bien au-delà de Trump. La théorie de l’exécutif unitaire s’est développée depuis le début des années 1980. Il y a des idéologues au sein de l’administration Trump qui ont un plan délibéré.

Un article récent du politologue Alan Abramowitz défend l’idée que ce sont les questions raciales et culturelles et non économiques qui expliquent la domination du Parti républicain parmi la classe ouvrière blanche. Qu’en pensez-vous ?

Le Parti républicain a réalisé un travail efficace pour dépeindre le Parti démocrate comme se souciant uniquement des Américains non-blancs, ce qui n’est pas une description juste. Et les démocrates n’ont clairement pas fait un travail efficace pour échapper à cette caractérisation. Cela a attiré une partie de la classe ouvrière blanche dans le camp républicain, même si de nombreuses politiques économiques républicaines sont mauvaises pour la classe ouvrière.

Cette dynamique n’explique pas pour autant pourquoi le Parti républicain gagne de plus en plus d’électeurs de couleur, même si les démocrates restent majoritaires parmi eux. La dénonciation du racisme des républicains n’a pas vraiment permis aux démocrates de préserver leur ancienne coalition. Et cela s’explique en partie par le fait que le message économique des démocrates a été assez faible. Les personnes de couleur votent sur la base de nombreuses questions et pas seulement raciales ou ethniques. Ils votent sur le besoin de justice économique, par exemple.

Que pensez-vous de l’idée que l’Amérique vivrait un immense paradoxe avec une vie politique qui vire à droite et une société qui évolue vers plus d’ouverture culturelle et de progressisme ?

Qu’il s’agisse de questions sociétales, comme le droit à l’avortement, ou économiques, comme la méfiance à l’égard du pouvoir des grands groupes ou le mécontentement à l’égard d’un système de santé géré par des entreprises privées, je ne dirais pas forcément que ce sont des valeurs de gauche qui l’emportent mais ce ne sont certainement pas des valeurs de droite. Quant à la vie politique qui virerait à droite, je ne le formulerais pas ainsi.

Nous sommes à une époque – je dirais que nous y sommes depuis 2016 – où il y a un désir de changement structurel, en particulier en ce qui concerne l’économie. Il y a eu un mandat de Trump, puis un mandat de Biden, puis un nouveau mandat de Trump. La majorité au Congrès a changé à plusieurs reprises. Les deux partis promettent d’amener ce changement. Mais, désormais, les gens sont à bout de patience. Ce désir de changement s’exprime parfois de manière chaotique mais il est la constante de la vie politique du pays depuis plusieurs années.

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