La primaire démocrate pour la fonction de maire de la plus grande ville du pays s’est transformée en test national du rapport de force entre la gauche, incarnée par le socialiste Zohran Mamdani, et l’aile centriste derrière Andrew Cuomo. (Article publié dans l’Humanité du 24 juin 2025.)
Tom Wolfe, le romancier qui avait dépeint, dans le Bûcher des vanités, les ressorts du pouvoir à New York, n’aurait certainement pas trouvé mieux, quarante après, que le pitch offert par la primaire démocrate pour la fonction de maire qui se déroule ce mardi 24 juin. Tous les ingrédients d’un roman à succès s’y trouvent : les personnages – deux responsables politiques aux antipodes l’un de l’autre – comme la palette des thèmes (l’argent, le monde, la morale, la religion, l’espoir), le tout dans un climat de tension dramatique propre aux moments aussi indécis que décisifs.
Commençons par le contraste saisissant des deux figures d’incarnation. En tête dans les sondages et champion de l’establishment : Andrew Cuomo, fils d’un ancien gouverneur de l’État de New York, lui-même ancien gouverneur de l’État, contraint à la démission en 2021 après des accusations de harcèlement sexuel.
Son challenger, inattendu, tout au moins en début de campagne : Zohran Mamdani, membre du DSA (Democratic Socialists of America) et représentant du Queens à l’Assemblée de New York. C’est un bras de fer générationnel et politique presque chimiquement pur dont l’issue alimentera le récit de l’un des deux principaux blocs au sein de la coalition démocrate – la gauche ou les centristes – et qui déterminera, en partie, l’attitude du Parti démocrate dans les années à venir. Le cru 2025 de la primaire new-yorkaise est devenu une véritable élection nationale.
Comme Trump, Cuomo collectionne les casseroles
Andrew Cuomo a 67 ans ; Zohran Mamdani, la moitié de son âge (33). Il s’agit pourtant de la moindre de leurs différences. Le premier était considéré comme politiquement démonétisé lorsque des accusations de plus d’une dizaine de femmes l’avaient poussé hors des murs du manoir de gouverneur à Albany. Le revoici, entré par la fenêtre de la mairie de New York, sans que son pedigree ne semble lui porter préjudice.
Pour Michael Zweig, professeur honoraire d’économie à l’université de Stony Brook, « cela dit que l’environnement n’est plus le même que lors du déclenchement du mouvement MeToo. La parole des femmes était alors crue. Ce n’est plus le cas ». Au point où Andrew Cuomo peut estimer que sa démission fut une erreur, la seule qu’il « revendique » dans sa carrière politique.
« Il s’agit aussi d’une campagne de redéfinition de ce qui est acceptable en termes de candidature, souligne pour l’Humanité Fanny Lauby, professeure associée de science politique à l’université de Montclair. Il y a un changement du rapport de l’électorat aux candidats, avec l’abandon de certains principes. C’est encore plus surprenant à New York, avec un électorat qui se définit comme progressiste. »
Comme si une « jurisprudence Trump » avait rebattu les cartes dans les deux camps. Bill de Blasio, maire progressiste de la ville de 2014 et 2021, assure avoir entendu les conseillers d’Andrew Cuomo assumer de prendre pour modèle le « come-back » de Donald Trump après les accusations de harcèlement sexuel.
À part le président en exercice, aucun responsable politique dans le pays ne traîne d’ailleurs autant de casseroles qu’Andrew Cuomo. Ajoutons au panier le scandale des maisons de retraite : lors de la pandémie, alors gouverneur, il avait sciemment masqué les vrais chiffres de décès.
L’establishment uni derrière Cuomo
Dès l’annonce de sa candidature, l’establishment s’est pourtant rallié (presque) en masse. Sans doute ne disposait-il pas d’autre option, alors que le maire démocrate sortant, Eric Adams, englué dans des scandales depuis le début de son mandat et qui a passé un deal avec Donald Trump (l’abandon des enquêtes judiciaires contre la « bienveillance » politique du premier édile), a renoncé à l’étiquette démocrate pour se présenter, en novembre prochain, en « indépendant ».
L’argent afflue comme jamais, avec certains donateurs qui ont également financé la campagne de Donald Trump, une collision-collusion que Zohran Mamdani ne manque pas de mettre en lumière. Et les segments les plus influents de la coalition démocrate à New York se sont rangés derrière celui qui a également reçu le soutien de l’ancien maire (républicain puis indépendant puis démocrate) le milliardaire Michael Bloomberg. « Le soutien du mouvement syndical et des églises noires n’est pas surprenant car ils sont plus proches du centre de la coalition démocrate », décrypte Fanny Lauby.
Toutes les planètes semblent aligner sauf que… les sondages et la dynamique de campagne racontent autre chose. Propulsé par son profil de fils d’immigré (il est né en Ouganda de parents indiens), son style de communication, sa campagne de terrain et son programme, Zohran Mamdani talonne désormais Andrew Cuomo dans les enquêtes d’opinion.
Dans une métropole de plus en plus inaccessible aux classes populaires et moyennes, ses propositions (gratuité des bus, gel des loyers, création d’épiceries municipales, le tout financé par une augmentation de l’impôt des plus fortunés) tapent dans le mille. La ville la plus riche du monde est également l’une des plus inégalitaires. New York compte 384 000 millionnaires, soit l’équivalent de la population d’une ville comme Cleveland.
L’oligarchie new-yorkaise tremble
Pour ajouter à la dramaturgie, cette élection se déroule selon un mode scrutin dont personne ne maîtrise réellement l’impact. Zohran Mamdani et Brad Lander, autre candidat progressiste, récemment arrêté par la police de l’immigration dans un tribunal, ont conclu un accord en demandant de voter pour l’autre comme second choix.
Les soutiens d’Alexandria Ocasio-Cortez, députée de New York, et de Bernie Sanders ont encore gonflé les voiles de la campagne de Mamdani. « Son message, présenté avec éloquence et une communication directe, peut vraiment amener dans le processus de nouveaux électeurs, nous indique Peter Hogness, auteur et lui-même membre du DSA. Je ne pensais pas que sa campagne serait aussi réussie et rencontrerait autant de succès. » Dans la dernière ligne droite, alors que le vote anticipé bat des records, notamment parmi les jeunes, la nervosité de l’establishment est devenue tellement visible que certains y ont vu le sens du vent. Zohran Mamdani, de confession musulmane, constant dans ses positions contre la guerre à Gaza, est dépeint par l’équipe de campagne de Cuomo en activiste anti-Israël voire en antisémite, un argument qu’ils espèrent définitif pour les électeurs juifs.
Des milliardaires font savoir, par voie de « confidences » à la presse, qu’ils quitteront la ville s’il est élu. Le New York Times a demandé à ses lecteurs, dans un éditorial, de ne réserver aucune place à Zohran Mamdani sur leurs bulletins de vote. Enfin, dimanche, le soutien officiel de Bill Clinton, fait rarissime pour un ancien président, est venu confirmer la panique qui agite les élites démocrates dans une ville qu’elles dominent depuis des décennies.
D’autres indicateurs montrent que la dynamique se trouve du côté du jeune candidat socialiste, fort d’une force militante revendiquée de 50 000 volontaires. Le grand syndicat des enseignants n’a pas donné de consigne de vote, une première dans l’histoire des élections municipales new-yorkaises. « C’est un bon signe que la direction du syndicat qui penche pour Cuomo n’ait pas appelé à voter officiellement pour lui. Il y a eu des pressions de la base », explique Bryan McTiernan, professeur d’histoire au lycée Franklin Delano Roosevelt de Brooklyn.
Lui-même, avec sa confortable paie d’enseignant, ne peut prétendre à une location dans un quartier central de la ville, symbole à sa façon d’un New York devenu une cité premium pour les classes supérieures et les élites, qui attendent une seule chose du scrutin de ce mardi : le statu quo.
Quitte à mobiliser tous les moyens possibles : en cas de défaite, Andrew Cuomo envisage de se présenter en novembre prochain lui aussi en « indépendant ». David Sirota, l’ancien conseiller de Bernie Sanders, résume d’une formule qui pourrait servir d’incipit à ce roman politique : « Cette primaire, c’est la guerre des classes et la crise démocratique emmêlées dans une seule et même chose. »