« L’establishment démocrate refuse de choisir son camp »

Un entretien avec Jonathan Smucker, figure de la gauche militante et intellectuelle. Pour lui, une guerre ouverte doit être menée par les mouvements sociaux à l’intérieur de l’appareil démocrate. (Entretien publié dans l’Humanité dimanche du 24 juillet 2025).

On aurait pu le rencontrer à Berkeley, l’université contestatrice de la côte ouest où il enseigne, ou à New York, capitale de la gauche intellectuelle. C’est dans un café de Lancaster que Jonathan Smucker nous a fixé rendez-vous. Cette figure intellectuelle majeure de la gauche, sociologue, stratège, acteur d’Occupy Wall Street en 2011 et auteur d’un livre remarqué qui en tire les leçons « Hegemony How-To : A Roadmap for Radicals » (non traduit), a décidé de vivre dans cette ville de 100 000 habitants, dans le « pays profond ». Nous commençons cette rencontre par son choix de résidence, éminemment politique.

Pourquoi avez-vous choisi de revenir sur votre terre natale ?

Parce qu’il m’est apparu clairement qu’un État comme la Pennsylvanie est, d’une certaine manière, un microcosme de l’ensemble du pays. Vous avez Pittsburgh d’un côté, Philadelphie de l’autre, et entre les deux, cette mer de comtés républicains. Il y a soixante ans, le mouvement syndical et le Parti démocrate étaient majoritaires dans tout l’État. Ce n’est plus le cas, sous l’effet combiné de plusieurs facteurs : la désindustrialisation, la mondialisation, la délocalisation des usines, mais aussi le fait que le Parti démocrate, les syndicats et les organisations locales se désengagent en quelque sorte de ces régions.

En général, les gens comme moi, élevés dans un milieu conservateur, issus de la classe ouvrière, et qui, pour diverses raisons, se sont politisés, ont tendance à partir vers les grandes villes. Je me suis dit qu’il était peut-être temps de revenir et de voir ce qu’il était possible de faire. Il s’est avéré qu’avec un peu d’organisation et de savoir-faire, on peut apporter du changement dans ces endroits qui ne sont plus habitués aux véritables compétitions politiques.

Revenons sur les élections de novembre 2024. S’agit-il d’une défaite de Harris ou d’une victoire de Trump ?

Les deux. La première raison tient à l’entrée en campagne tardive de Kamala Harris. Il n’y a eu ni dynamique ni primaire ouverte avec une compétition qui captive l’imagination. Rien de tout cela n’a été possible en raison du maintien de Joe Biden. Son retrait anticipé aurait pu à lui seul faire la différence.

Mais il y a d’autres facteurs fondamentaux, car une élection contre quelqu’un comme Donald Trump n’aurait même pas dû être serrée. Les démocrates doivent se pencher sur l’hémorragie des électeurs des classes populaires qui dure depuis des décennies et qui s’est accélérée au cours des dix dernières années, en particulier depuis 2020. Je ne parle pas seulement des classes populaires blanches. Le problème s’est étendu aux Africains-américains et aux Latinos.

Les abstentionnistes représentent le facteur le plus important. Mais les électeurs démocrates qui ont voté pour Trump sont aussi une réalité, en particulier parmi les travailleurs. Je suis d’accord avec la catégorisation de Michael Moore (documentariste – NDLR) : en 2016, juste avant l’élection de Trump, il a dit que ce dernier était une sorte de cocktail Molotov humain que les électeurs mécontents ont l’impression de pouvoir lancer sur un système qui a laissé des gens comme eux sur le carreau.

Pourquoi les démocrates n’arrivent-ils pas à développer un message audible par les classes populaires ?

Comme le dit la vieille chanson syndicale américaine : « De quel côté êtes-vous ? » Du côté de la classe ouvrière multiraciale, qui constitue leur base historique depuis le New Deal et Franklin Delano Roosevelt, ou du côté de la classe des donateurs ? Par défaut, le Parti démocrate est du côté du statu quo économique et les électeurs le voient. De nombreux électeurs des classes populaires continuent de voter pour lui, car ils comprennent que le Parti républicain est pire, mais ils en ont assez. Et donc, plus encore que les personnes qui changent de camp et votent pour Trump, il y a celles qui restent chez elles parce qu’elles sont trop démoralisées et ne voient personne se battre pour elles.

Ou plus précisément, elles voient que des élus, comme Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez, se sont battus pour eux et que l’establishment démocrate, bien qu’il n’ait pas réussi à battre Trump, a néanmoins été assez efficace pour juguler le mouvement réformateur qui tente de changer le parti. Ce dernier point à lui seul explique la défaite de Kamala Harris. Que se passe-t-il lorsqu’un camp encourage cette énergie populaire et que l’autre camp cherche à chaque occasion à l’écraser et y parvient généralement ? Ce n’est pas sorcier. C’est de la science politique élémentaire.

En parlant de Michael Moore… En 2012, il déclarait que la gauche avait gagné la bataille des idées. Dans votre livre paru en 2017, vous écriviez : « L’opinion populaire est de notre côté ».

Absolument. La garantie d’emplois fédéraux, les investissements dans les infrastructures, l’imposition des riches, la fiscalité progressive, les soins de santé pour tous sont autant de propositions très populaires. Et les démocrates ne se battent pas pour ces propositions, ce qui explique le fait qu’ils perdent. Bernie Sanders se bat pour ces idées et il est le responsable politique le plus apprécié aux États-Unis. On ne peut pas dire que personne au sein du Parti démocrate ne se bat pour les travailleurs. En fait, beaucoup le font. C’est juste que le message contradictoire contraste avec le Parti républicain, qui véhicule un message discipliné.

Un exemple. Après les élections, il y a eu tout un discours du type : « Les questions transgenres sont impopulaires. L’immigration est devenue impopulaire. Devons-nous devenir une sorte de « Trump light » sur ces sujets afin de gagner ? » C’est une façon très limitée de voir les choses, comme si nous étions encerclés sur ce terrain.

Utilisons ici la métaphore du champ de bataille, justement, où nous sommes encerclés et attaqués de tous côtés. Et puis, il y a, ici, un terrain où tout est à notre avantage. Mais nous choisissons de nous battre dans ces batailles défensives en abandonnant le terrain où nous pourrions complètement dominer, où les républicains joueraient la défense, où Trump ne sait pas comment mener ces batailles. J’ai vu Trump en 2016 lors d’un rassemblement dans le New Hampshire où il a parlé sans script pendant plusieurs minutes des victoires de Bernie Sanders, disant qu’il ne savait pas comment mener campagne contre lui.

Regardez ce que fait Andy Beshear, le gouverneur du Kentucky. C’est un démocrate dans un État très conservateur. Il a opposé son veto à un projet de loi anti-trans. Il a pu le faire parce qu’il s’est forgé une réputation de défenseur des intérêts des travailleurs. Il a coupé court au sous-entendu des républicains sur le sujet : « Les démocrates se soucient davantage de ce groupe de personnes, envers lesquelles vous avez probablement des préjugés, que des gens ordinaires qui travaillent dur comme vous. » La puissance de ce message s’estompe si vous vous forgez une réputation de défenseur des travailleurs.

Les gens sont en colère et ils veulent des responsables de ce qui leur arrive dans la vie, avec un parti et des candidats qui désignent ces responsables et se montent prêts à se battre contre eux. Mais comme le Parti démocrate refuse de le faire, cela crée un vide que Trump comble avec des « méchants », qui sont en réalité moins convaincants : un ado transgenre qui veut faire du sport dans une équipe, un migrant… Est-ce vraiment pour cela que vous avez des difficultés ? Est-ce plus convaincant comme coupable que les gens de Wall Street, de l’industrie pharmaceutique et de l’assurance-maladie qui ont manipulé tout le système politique et l’économie à leur avantage ? Ce sont des méchants plus convaincants mais qui ne sont pas nommés.

Que pensez-vous de l’idée suivante : la société américaine se déplace vers la gauche, la politique américaine se déplace vers la droite…

Je pense que la société américaine, depuis au moins les années 1960, évolue dans une direction plus progressiste, plus inclusive, plus ouverte et plus pluraliste. Pour comprendre Trump et son ascension, il faut en partie comprendre le mouvement de rejet qui s’oppose à cette évolution. Sur le plan économique également, la société américaine évolue globalement dans une direction progressiste. Nous ne sommes plus dans les années 1980 où Reagan pouvait devenir populaire en réaction aux politiques économiques du New Deal et à la montée en puissance des syndicats.

Dès lors, le déplacement à droite de nos systèmes politiques constitue un grand échec du Parti démocrate et un grand succès du Parti républicain. On peut aussi parler d’un échec du mouvement social de gauche, auquel j’ai principalement participé au cours des trente dernières années. Si le Parti démocrate est si mauvais pour naviguer dans le contexte actuel, pourquoi ne le renversons-nous pas pour prendre les rênes ? Parce que les mouvements extérieurs qui pourraient le faire sont eux aussi incroyablement faibles, divisés et mal équipés. Je ne blâme personne.

Nous sommes à la fin d’une période de cinquante ans de déclin des infrastructures progressistes, avec la montée de l’individualisme et du néolibéralisme. Il y a environ quinze ans, nous avons connu un tournant où davantage de personnes sont devenues actives, mais nous sommes en train de reconstruire cette infrastructure, ce savoir-faire, cette capacité de leadership, et cela prend du temps. À bien des égards, le mouvement Occupy Wall Street a fait émerger une conscience de classe populaire qui a changé le fait que le discours reaganien n’a plus d’emprise sur la population. Il a inauguré cette opposition populaire entre les 99 % et les 1 %. Mais qu’avons-nous accompli depuis lors ? Très peu. Parce que l’emporter dans les esprits est très différent de naviguer sur le terrain politique pour consolider ses acquis.

Le Parti démocrate peut-il être le vecteur d’un grand changement ou le mouvement social doit-il créer un troisième parti ?

Les partis politiques aux États-Unis sont très différents des partis politiques de la plupart des pays, en particulier ceux des systèmes parlementaires. Tout lecteur français doit comprendre que, en raison de notre système, nous sommes fondamentalement coincés avec ces deux partis. Ce à quoi nous devons donc réfléchir dans le contexte américain, c’est à la création de factions organisées. Il faut considérer le Parti démocrate moins comme un véhicule, même s’il en est un, que comme un terrain en soi. Il faut réfléchir à la création d’une faction plus organisée pour disputer ce terrain.

Et ensuite, idéalement, utiliser ce terrain comme un véhicule. Nous devons donc nous battre au sein du Parti démocrate. Nous avons un modèle très contemporain, qui nous montre comment faire. Il s’agit du Tea Party (mouvement populiste qui a émergé en 2009 – NDLR) qui se trouve désormais au pouvoir avec l’administration Trump. Il y est parvenu en menant une guerre ouverte au sein du Parti républicain. Je pense donc que nous avons besoin de faire la même chose, d’un élan venant de l’extérieur du parti pour le changer.

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