Droits de douane : le nouvel ordre de Trump

La guerre commerciale déclenchée par le président états-unien vise à redéfinir les règles collectives afin de restaurer une hégémonie contestée par l’émergence de nouvelles puissances, au premier rang desquelles la Chine. (Article publié dans l’Humanité dimanche du 21 août 2025.)

La guerre commerciale a commencé à l’heure. Jeudi 7 août 2025, à minuit et une minute, fuseau horaire de Washington D. C., Donald Trump a déclenché une salve d’augmentations de droits de douane comme le monde n’en avait pas vu depuis des décennies. L’offensive avait été annoncée le 2 avril dernier, à grand renfort de superlatifs et de tableaux, dans la roseraie de la Maison-Blanche. Le président de l’« America First » se donnait alors 90 jours pour conclure 90 accords. Il y en eut beaucoup moins. Les taux appliqués depuis trois semaines relèvent donc plus de la sanction que du « deal ». D’après l’université de Yale, le taux moyen des droits de douane imposés aux marchandises entrant sur le marché intérieur américain va se hisser à 20 %, selon les calculs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et du Fonds monétaire international (FMI), soit le plus haut niveau depuis 1910.

Le libre-échange unilatéraliste de Donald Trump

De la même manière que le président états-unien rejette le système de relations internationales multilatéraliste mis en place en 1945, notamment sous la houlette de son propre pays, il entend redéfinir les règles du commerce mondial édictées au début des années 1990, après la fin de la guerre froide. Dans les deux cas, il s’agit de dégager les États-Unis des contraintes collectives afin de rétablir une hégémonie contestée. En une formule, on pourrait résumer ainsi l’objectif de Trump : établir un libre-échange unilatéraliste, avec des barrières tarifaires pour les produits du monde importés aux États-Unis mais aucune pour les biens et services « made in USA ».

Le fondement de ce virage à 180 degrés réside dans un argument frelaté : les États-Unis auraient été « volés » par d’autres pays, qu’il s’agisse des alliés européens ou des rivaux chinois. Il s’appuie sur le sentiment de déclassement économique d’une partie de la population américaine, notamment de la base Maga (« Make American Great Again »), qui résulte plus de l’explosion des inégalités que de la réduction de la richesse totale produite. En effet, l’Amérique représente toujours un quart du PIB mondial, comme en 1980. Le décollage du Sud global ne s’est donc pas fait au détriment de la principale puissance économique mondiale. Mais le « narratif » du vol des richesses par les pays tiers permet à la droite trumpisée d’offrir un récit alternatif aux faits eux-mêmes : le pays a retrouvé ses niveaux d’inégalité des années 1920, soit avant les politiques de redistribution sociale du « New Deal ».

C’est d’ailleurs ce poids économique intact qui permet à Donald Trump d’imposer à des pays rendus vulnérables, car isolés, les termes d’un « deal » totalement déséquilibré. En s’affranchissant des règles communes de l’OMC, l’administration Trump peut négocier en position de force. Certains pays ont rapidement hissé le drapeau blanc à leurs dépens (Grande-Bretagne, Japon, Corée du Sud, Vietnam, entre autres). D’autres ont fait de la résistance passive et se sont vu infliger des surtaxes allant de 10 à 50 %. L’Europe disposait, elle, du poids économique pour engager le bras de fer mais a préféré renoncer. La Chine a, en revanche, assumé la confrontation, en répondant du tac au tac aux premières surtaxes. Les deux principales puissances mondiales ont, depuis, conclu une trêve jusqu’en novembre.

Inflation et recettes fiscales : la double conséquence aux États-Unis

Les droits de douane sont des impôts : prélevés sur les marchandises entrant sur le marché intérieur du pays qui les décide et collectés par le gouvernement. Leur hausse générale aura donc une double conséquence pour les États-Unis.

Tout d’abord, le coût des produits importés sera surenchéri, sauf si les entités importatrices décident de rogner sur leurs marges, ce qui est peu probable. Aux niveaux décrétés par Donald Trump, les effets indolores semblent impossibles. Un secteur en particulier risque de subir une inédite fièvre inflationniste : celui des médicaments, premier poste importateur des États-Unis. Or, Donald Trump a particulièrement visé les deux premiers exportateurs dans ce domaine : l’Inde (punie politiquement d’un taux de 50 % pour son achat de pétrole russe) et la Suisse (39 %). Le prix de nombreux médicaments va donc s’envoler dans un pays qui consacre déjà 18 % de son PIB aux dépenses de santé, un record mondial. Impôt par définition non progressif (le montant est le même pour un ouvrier ou un trader de Wall Street), les droits de douane vont donc frapper principalement les classes populaires mais aussi les classes moyennes. L’inflation s’est déjà accélérée ces dernières semaines.

Ensuite, la manne de ce type spécifique d’impôts va renflouer les caisses de l’État fédéral. Selon les données du Trésor américain, les droits de douane ont généré 152 milliards de dollars jusqu’en juillet, soit environ le double des 78 milliards de dollars enregistrés au cours de la même période de l’exercice fiscal précédent. Le « pactole » pourrait se monter à 2 000 milliards de dollars de recettes supplémentaires au cours de la prochaine décennie.

Les républicains vont pouvoir se racheter du crédit politique après avoir voté une loi budgétaire (« Big Beautiful Bill »), qui fait payer les diminutions d’impôts pour les plus riches par les coupes dans les dépenses sociales, notamment de santé. Le sénateur républicain du Missouri, Josh Hawley, a suggéré d’envoyer un chèque de 600 dollars à chaque Américain aux revenus modestes ou moyens, les mêmes qui seront les premières victimes de la loi budgétaire et des droits de douane.

Europe, la reddition au nom de la paix

La saignée n’a pas disparu avec le Moyen Âge. Elle conserve ses adeptes sans pour autant améliorer l’état général du malade. C’est sans doute avec délice que le président états-unien, constatant que l’Union européenne était consentante, a prescrit la thérapie fatale. Dans le cadre de l’accord commercial conclu fin juillet, l’Union européenne s’était engagée à investir 600 milliards de dollars supplémentaires aux États-Unis sur trois ans et à acheter 750 milliards de dollars d’énergie américaine. Au final, elle écope d’une surtaxe de 15 % au lieu des 30 promis initialement. Grand seigneur, Donald Trump prévenait toutefois, dès le 5 août, sur CNBC : si l’Europe n’investissait pas à la hauteur de ses engagements, « alors ils paieront des droits de douane de 35 % ». Et ce, alors même que la deuxième phase des négociations entre « partenaires » était toujours en cours. Par anticipation, les Européens avaient pourtant annoncé le jour même suspendre leurs représailles et rayer d’un trait de plume la liste des produits états-uniens taxés à hauteur de 93 milliards d’euros.

Trump a donc sans conteste profité de la faiblesse et de l’absence de souveraineté des Européens qu’on ne peut – à ce stade – plus vraiment qualifier du terme d’alliés mais plutôt de vassaux. Les Vingt-Sept avaient pourtant des cartes en main. L’Union, additionnée au Royaume-Uni, à la Norvège, à la Suisse et à l’Islande, pèse 18 % du PIB mondial, selon le Fonds monétaire international. En l’espèce, elle avait des arguments à faire valoir même si sa part dans l’économie mondiale a presque été divisée par deux depuis 2004. Problème, l’Europe a consenti à sa propre vulnérabilité en faisant des États-Unis son principal partenaire commercial (20,6 %, selon Eurostat) au lieu de diversifier ses échanges. La Chine a compris depuis plus d’une décennie qu’elle avait intérêt à réorienter son modèle de développement de l’exportation vers le marché intérieur pour hisser le niveau de vie. Ce n’est pas encore le cas de l’Europe pour qui le libre-échange et la concurrence libre et non faussée continuent de servir de tables de la loi.

L’UE sera-t-elle en mesure de proposer un contre-modèle – en clair une vision politique – qui la remette dans l’action et lave l’humiliation ? Rien n’est moins sûr. En l’absence d’autonomie commerciale, numérique et militaire, l’Europe s’est présentée sans armes au combat. Pis, au-delà de la capitulation et de l’initiative individuelle d’Ursula von der Leyen, les Vingt-Sept ont défendu des intérêts divergents dans cette affaire. Une défaite qui relègue un peu plus l’UE aux marges de l’Histoire telle qu’elle s’écrit.

Poster un commentaire

Classé dans Eclairages

Laisser un commentaire