L’aventure politique du grand favori des sondages pour devenir le prochain maire de New York a commencé dans ce quartier du Queens, où tous les élus sont membres de l’organisation Democratic Socialists or America. Plongée dans le « laboratoire » de la gauche new-yorkaise. (Article publié dans l’Humanité magazine du 30 octobre 2025.)
Le King of Falafel and Shawarma affiche les couleurs. Celles du drapeau palestinien, mais aussi de l’Espagne, de l’Afrique du Sud et du Brésil (pays pionniers dans la défense internationale du droit des Palestiniens) et celle, étoilée, des États-Unis (puisqu’on se trouve sur le sol américain). Le « roi du falafel et du shawarma » affiche surtout ses engagements politiques. Sur l’enseigne, il a fait écrire « Free Palestine » et « Stop au génocide ». Devant l’entrée du restaurant, il a posé un de ces squelettes que l’on trouve dans les salles de sciences. Celui-ci arbore des fanions rouge, vert, blanc et noir et porte une casquette rouge « Fuck Trump ». Sur un poster collé sur la vitrine, le président des États-Unis est grimé en clown et on le retrouve à l’intérieur sur de nombreuses affiches, copieusement insulté. « Ce business soutient la Palestine », résume une affiche sur fond jaune.
La spectaculaire scénographie est assumée par Fares Zeideia, né en Cisjordanie et arrivé à New York à l’âge de 15 ans en 1981. Celui que tout le monde appelle « Freddy » a commencé par un food truck et accompagnait ses ventes de falafels de danses du ventre aussi improvisées qu’imprécises. Puis il a racheté ce petit local à l’ombre du métro aérien près de la station de la 30e Avenue à Astoria pour en faire un restaurant qui aura droit en 2016 à un article dans le « New York Times ». Le succès et la notoriété n’ont pourtant pas altéré l’identité de l’enfant de Ramallah. Depuis le début de la guerre génocidaire à Gaza, il a décidé d’exprimer publiquement sa position.
Le personnage colle parfaitement à l’âme politique du quartier qu’Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), née en 1989, a baptisé la « république populaire d’Astoria ». Ce district de 150 000 personnes situé dans le nord du Queens, l’arrondissement le plus peuplé et le plus divers (180 langues y sont parlées) de New York, dispose d’une caractéristique unique aux États-Unis : tous les élus à tous les échelons sont membres du Democratic Socialists of America (DSA), la principale organisation socialiste du pays.
Astoria, pionnier et annonciateur de changements plus profonds
L’épopée a commencé en 2018 avec AOC renversant un baron démocrate local dans une circonscription incluant Astoria. Deux ans plus tard, nouvelle primaire, nouveau rebondissement. Pour représenter le district à l’assemblée d’État à Albany, la sortante Aravella Simotas perd la primaire démocrate face à un jeune homme de 29 ans, né en Ouganda de parents indiens, rappeur à ses heures perdues, un certain Zohran Mamdani, qui brigue aujourd’hui la mairie de New York. Un an plus tard, encore, Tiffany Caban, née en 1987, d’origine portoricaine, connue pour ses prises de position pour une réforme du système pénal, remporte le siège de conseiller municipal laissé vacant par Costa Constantidines. Grand chelem pour le DSA. Dans la presse américaine, l’encre coule à flots sur ce « quartier socialiste », surgi de presque nulle part. Mais les observateurs continuent d’y voir une bulle voire une anomalie. La population étant (un peu) plus diplômée et (légèrement) plus blanche que dans l’ensemble de la ville, aucune chance ou danger de propagation. Astoria était en fait pionnier et annonciateur de changements plus profonds dans « Big Apple ».
« Depuis la victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez en 2018, nous avons fait progresser le mouvement socialiste démocratique à New York, non pas discrètement ou prudemment, mais avec joie et conviction, assume pour « l’Humanité magazine la conseillère municipale Tiffany Caban. La campagne de Zohran Mamdani, ancrée dans le pouvoir de la classe ouvrière, prouve que le socialisme démocratique peut gagner, et pas seulement à Astoria. »
« Laboratoire socialiste », l’ancien quartier grec dont témoignent encore l’église Saint-Dimitri, le restaurant Zorba ou la boucherie Akropolis, a d’abord vu arriver, depuis une quinzaine d’années, des populations immigrées venant d’Asie ou d’Amérique latine ainsi que des milléniaux (nés entre 1981 et 1996) blancs diplômés, fer de lance du basculement politique en cours.
Shawna Morlock et Josh Kraushaar font partie de cette cohorte. Chevilles ouvrières du DSA à Astoria, ils y sont arrivés un peu par hasard. « Quand on est revenus à New York en 2016 après quelques années à Miami où mon mari avait été muté, on cherchait un quartier avec une école Montessori (qui pratique une pédagogie particulière créée par Maria Montessori – NDLR). Il y avait l’Upper West Side (à Manhattan) où c’était affreusement cher… et Astoria », raconte Shawna, 35 ans. C’est donc dans cette partie du Queens qu’elle participe à sa première campagne électorale. La candidate pour laquelle elle frappe aux portes est quasiment inconnue. Shawna partage un point commun avec la jeune challenger que l’on commence par appeler par ses initiales, AOC : avoir été serveuse dans un bar. Après la victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez, Shawna adhère au DSA et, tout en maintenant son activité de coloriste capillaire, la milléniale aux cheveux roux flamboyants s’y investit de plus en plus. En 2023, elle bascule dans le monde politique en devenant « organizer » (collaboratrice – NDLR) pour Kristen Gonzalez, une autre élue socialiste (ils sont désormais neuf) à l’assemblée d’État. Depuis mars dernier, elle travaille à temps plein pour la campagne municipale de Zohran Mamdani.
Autre chemin, même destination pour Josh, 32 ans. « C’était il y a cinq ans. J’avais des copains qui y vivaient. C’était très tendance, tout le monde parlait d’Astoria. Ce n’est pas loin de Manhattan, la vie est sympa avec des tas de restaurants », se souvient cet ingénieur spécialisé dans les données. Lui a rejoint le DSA après la campagne présidentielle de Bernie Sanders. « Le quartier était déjà progressiste mais, avec les changements, il est devenu cet épicentre dont tout le monde parle », ajoute celui qui a désormais la responsabilité des adhérents pour l’ensemble de la ville.
Si leurs parcours de vie sont différents, Shawna comme Josh ont rejoint l’organisation socialiste sur la même base : envie de réformes radicales et rejet de l’appareil démocrate. À New York, les petites rivières personnelles ont fait un grand fleuve politique. La section locale du DSA compte actuellement 500 adhérents, tandis que près d’un millier de personnes sont impliquées dans les porte-à-porte qui se déroulent tous les jours, pointe avancée d’une « extraordinaire machine électorale », selon la formule de Doug Henwood, journaliste et hôte d’une émission de radio. « Plus on va avancer vers la date de l’élection (mardi 4 novembre – NDLR), plus les opérations vont s’intensifier », indique Josh, qui se dit « confiant » dans la victoire, alors que les sondages accordent toujours plus d’une dizaine de points d’avance au candidat socialiste.
L’inattendue victoire de Zohran Mamdani lors d’une primaire démocrate avec 43 % des voix face au favori de l’establishment, Andrew Cuomo (36 %) a montré que l’« expérience Astoria » a essaimé. Dans un premier temps, dans le « couloir coco » (« commie corridor »), expression forgée, entre autodérision et provocation, par le jeune stratège Michael Lange : les quartiers du Queens et de Brooklyn bordés par l’East River sont représentés exclusivement par des adeptes du socialisme démocratique. Puis elle s’est étendue à l’ensemble de la ville de 9 millions d’habitants.
La rhétorique du candidat sur la nécessité de rendre New York « abordable » pour tous (gratuité des bus, gel des loyers, généralisation de la garde d’enfants) a unifié des populations que des consultants politiques estimaient irréconciliables, du petit commerçant bangladais du fin fond du Queens au « hipster » à la barbe soignée de Brooklyn. Selon Ted Hamm, professeur de journalisme à l’université Saint-Joseph, sa plateforme programmatique a permis à Zohran Mamdani d’élargir l’électorat démocrate comme aucun autre de ses prédécesseurs : « Jamais la vieille garde n’aurait pensé qu’un socialiste, musulman, propalestinien puisse l’emporter. Bill de Blasio, maire progressiste entre 2014 et 2021, a mobilisé les Africains-Américains, les syndicats et d’autres composantes de la base démocrate typique. Zohran, lui, a séduit les Asiatiques, les jeunes, des personnes qui n’avaient jamais voté, etc. »
« Nous ne voulons pas nous contenter de gagner des élections, nous changeons ce qui est politiquement possible »
Ces éléments se trouvent déjà dans le « laboratoire » Astoria : organisation des jeunes diplômés précarisés par le krach de 2008 et politisation des résidents immigrés. Il faut y ajouter un ingrédient, qui pourra constituer un puissant levier pour le maire Mamdani : l’auto-organisation. Le « climat » radical ne s’exprime pas que dans les urnes. Astoria est le seul quartier du Queens où deux « stores » de Starbucks ont voté pour la création d’un syndicat. Depuis, l’un d’eux – au 3108 Astoria Boulevard – a été fermé dans le cadre d’un plan de restructuration de la direction de la multinationale, qui en a profité pour viser les magasins syndiqués.
La montée en puissance du DSA à Astoria, en réaction notamment à l’explosion des prix des loyers, a conduit, de manière presque concomitante, à la création d’une association de locataires, Astoria Tenant Union, dont James Carr, 31 ans, est l’une des chevilles ouvrières. C’est au parc Athènes, assis de chaque côté d’une table échiquier en béton, que le jeune homme évoque la fondation formelle de l’association en 2022 : « Ces vingt à trente dernières années, des familles de Latinos, de Bangladais, d’Indiens ont été poussées vers la sortie à cause de l’augmentation des loyers. Nous nous mobilisons à la fois contre la gentrification et contre les négligences et pratiques de certains propriétaires, parfois des marchands de sommeil. » Lui-même a dû quitter Long Island, la banlieue de New York dans laquelle il a grandi, devenue trop onéreuse, pour migrer vers ce bout de Queens dans lequel il ne peut pourtant résider qu’à la condition de la colocation avec sa sœur et son beau-frère : 2 500 dollars pour un T3. « Et encore, ce n’est pas cher », précise-t-il.
L’un des principaux points du programme de Zohran Mamdani entend s’attaquer au fléau en gelant les loyers du secteur encadré, ce qui concerne 20 % des New-Yorkais, à la fois membres des classes populaires et moyennes. « Nous ne voulons pas nous contenter de gagner des élections, revendique Tiffany Caban. Nous changeons ce qui est politiquement possible. Les New-Yorkais ont soif d’une politique fondée sur la joie, la justice et la solidarité. Le socialisme démocratique n’est pas un rêve. C’est la réponse réelle et pratique aux crises auxquelles nous sommes confrontés. »