Je viens d’arriver aux Etats-Unis pour une série de reportages à publier tout au long de la campagne. Le périple commence par New Haven, où une coalition de syndicalistes a défait, lors de primaires retentissantes fin 2011, les sortants démocrates et a pris le pouvoir au conseil municipal. J’ai passé la matinée avec Delphine Clyburn, « alderwoman » (conseillère municipale) à arpenter le « ward » (district) dont elle est l’élue, des quartiers défavorisés, à fort majorité africaine-américaine. « Il faut que je vous présente quelqu’un. Il illustre ce que je vous ai dit sur le fait que nos quartiers avaient des talents ». Nous montons les marches du 249 Newhall Street. Elle frappe. Une voix tonitruante jaillit : « Entrez ». Tout de suite à gauche, nous entrons dans une petite pièce. En face de nous, apparaît une figure de roman : Winfred Rembert, chevelure blanche, deux dents en bouche, l’œil vif, l’imposant torse nu… Posés devant lui, des morceaux de cuir sur lesquels il grave l’Histoire. La sienne. La grande. Celle du Sud raciste et ségrégationniste. « J’ai mis ma vie et mes espoirs et ma vie dans le cuir pour ne pas mourir », dit-il. Winfred Rembert a été un militant des droits civiques dans les années 60. Il s’est fait tabasser par la police. A croupi sept années dans les geôles de la ségrégation. « J’ai même survécu à un lynchage, ajoute-t-il. En 1963. Je dois être le seul au monde à qui cela a dû arriver ». De la noirceur du monde, il a fait des œuvres en couleur. De la transmission de cette histoire vécue dans ses entrailles, il en a fait une mission. « Je veux que les gens connaissent leur histoire, qu’ils sachent, en rentrant dans le bus, pourquoi ils ont le droit de s‘asseoir où ils veulent… ».
Winfred Rembert n’est pas un artiste « de quartier ». Il expose partout. Sera la semaine prochaine au Texas. Puis dans le Michigan. Il a eu droit à un article du New York Times au printemps dernier lorsque ses œuvres ont été exposées à l’Hudson River Museum. Un documentaire expose même sa vie. « Partout je suis reconnu, sauf chez moi, à New Haven », regrette, en continuant de tapoter un poinçon avec son marteau, le Georgien de naissance arrivé dans cette ville de la Nouvelle-Angleterre en 1985. Et, en effet, en passant devant cette maison traditionnelle du Connecticut, personne ne se doute que derrière la petite fenêtre un homme, un artiste, grave l’Histoire dans le cuir.