« Ras-le-bol » fiscal : le précédent américain

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(Article publiée dans l’Humanité du 21 novembre 2013)

Comment les conservateurs ont instrumentalisé les peurs et fragilités d’une partie de l’électorat suite à la déségrégation et au choc pétrolier de 1973 pour lancer une offensive idéologique tous azimuts. Première cible, évidemment : l’impôt. Ou comment les Etats-Unis des années 70 nous aident à comprendre ce qui se trame dans la France de 2013.

Howard Jarvis a attendu trois quarts de siècle pour vivre son moment de gloire. Mais pour ce conservateur pur sucre, cela en valait la peine car l’ennemi était coriace : l’impôt. Ce 6 juin 1978, le vieux mormon buveur de vodka, homme d’affaires et militant de l’aile la plus dure du parti républicain, jubile. Avec Paul Gann, son alter ego dans la bataille du moment, ils lèvent les bras au ciel et font le V de la victoire. La « Proposition 13 » vient d’être adoptée à 65% par les électeurs californiens. Apparemment, sa portée est relativement limitée. Elle plafonne la taxe foncière à 1% de la valeur locative déclarée de la propriété, celle-ci ne pouvant pas augmenter de plus de 2% par an, quelle que soit l’évolution du marché de l’immobilier. Symboliquement et politiquement, le choc est presque tellurique.  Il embrase la mèche de la « révolte fiscale » qui va embraser le débat public dans les mois et années suivants. Deux ans plus tard, 38 Etats, y compris ceux gouvernés par des démocrates, auront baissé ou gelé les taux d’imposition.

Pour de nombreux observateurs, ce mouvement populiste a joué un rôle crucial dans l’accession de Ronald Reagan à la Maison Blanche en 1980. Mais restons pour l’instant à 1978. Interrogé par le New York Times, Bruce Cain, professeur de sciences-politiques à l’Université de Berkeley, voit dans la Proposition 13, « la mère de toutes les révoltes fiscales modernes » : « Howard Jarvis et Paul Gann, les conservateurs fiscaux et les républicains ont vu l’opportunité de capitaliser sur la colère des propriétaires afin de contrecarrer la tendance à la hausse de la dépense publique dans un Etat majoritairement démocrate. »

Cette colère des propriétaires est née de l’augmentation du montant de la taxe foncière, dans la foulée du choc pétrolier de 1973 et de la récession économique qui s’ensuit. Elle a été exploitée par des franges de la droite qui concentraient leur feu sur les politiques publiques et, à mots couverts, sur les supposés bénéficiaires du « système » : les pauvres et les Africains-Américains. En 1976, un candidat à la primaire républicaine, invente la figure (totalement fantasmée, est-il utile de le préciser) de la « welfare queen » (reine des aides sociales), fraudeuse des quartiers sud de Chicago et multi-propriétaire de Cadillac. Il n’avait pas pris la peine de préciser la couleur de peau, l’auditoire ayant bien saisi que, dans son esprit, elle ne pouvait être que Noire. Le nom du candidat: Ronald Reagan.

Depuis la loi sur les droits civiques de 1964, assurant aux Africains-Américains une citoyenneté légale à part entière, le parti républicain, fondé par l’abolitionniste Abraham Lincoln, a fait profession d’attiser les peurs de l’électorat blanc. Celles-ci se sont déjà matérialisées par le « white flight », l’exode des classes moyennes blanches des centres urbains « multicolores » vers le péri-urbain des « surburbs » standardisées et monocolores.

Le parti républicain s’appuie sur ces petites « réactions » pour construire une grande Réaction, de nature idéologique et politique. Il faut désormais se transporter en 1971 pour comprendre. Quelques semaines avant sa nomination à la Cour Suprême, Lewis Powell écrit un mémorandum à Eugene Sydnor, le directeur de la chambre de commerce. Son titre : « Attaque sur le système américain de libre entreprise ». Explications de Michael Zweig, professeur de sciences-politiques à l’Université de Stony Brook (New York) : « Il analysait que le monde des grandes sociétés était attaqué partout : à l’université, dans les rues, dans les tribunaux. « Nous devons répondre à cela, ajoutait-il en substance. Nous devons développer un programme stratégique pour les décennies pour contre-attaquer partout où nous sommes attaqués. Nous devons répondre au niveau du système ».

Du point de vue des conservateurs, de nombreux éléments du paysage du début des années 70 donnent corps à ce sentiment d’ « attaque » contre leur modèle de société: les programmes de protection sociale pour les pauvres (Medicaid) et les séniors (Medicare) ont renforcé l’Etat-Providence né du New Deal rooseveltien, la guerre au Vietnam tourne au fiasco et l’opposition intérieure décuple, un moratoire sur la peine de mort est observé, la prière à l’école désormais interdite, l’inexorable montée en puissance du mouvement féministe allait déboucher en 1973 sur la reconnaissance de l’avortement comme droit constitutionnel. Le Vieux Monde s’effrite… mais réagit. « Ce memo a influencé ou inspiré la création de l’Heritage Foundation (créé en 1973, NDLR), du Manhattan Institute (1978), du Cato Institute (1977) et autres puissantes organisations », selon l’organisation Reclaim Democracy. En bon adepte de la « stratégie du choc », décryptée par Naomi Klein, la machine politico-idéologique ainsi constituée attend alors l’opportunité qui surgit avec le choc pétrolier de 1973…

Quatre décennies de contre-attaque ont permis aux conservateurs de renverser les termes du débat public outre-Atlantique. Ainsi, pour Mitt Romney, candidat républicain défait en 2012, « l’impôt est une entrave à la liberté ». John Jay, l’un des Pères Fondateurs, considérait, au contraire, qu’il constituait le « prix de la liberté, de la paix, de notre propre sécurité et de la prospérité ».

Récession, extension de la précarité économique, discours sur l’assistanat, « racialisation » du discours public, « ras-le-bol » fiscal, bataille idéologique patronale, renoncement des démocrates à la contrecarrer, instrumentalisation de la droite et de ses franges extrêmes: cela ne vous rappelle rien ?

RESULTAT: Ce graphique (http://feeds.visualizingeconomics.com/visualizingeconomics) montre comment les taux d’imposition (après un premier décrochage sous la présidence Kennedy pour ce qui concerne l’impôt sur le revenu) ont chuté à partir de la présidence de Reagan. Le « top 0,01% » fait référence aux Américains les plus riches. On voit également l’évolution du taux d’imposition moyen, divisé par deux en un demi-siècle, ce qui a provoqué l’augmentation mécanique de leur part dans la richesse nationale.

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