(Entretien avec l’historien américain réalisé à New York le 9 février et publié dans l’Humanité des débats du 19 févier)
Un candidat qui se décrit comme socialiste a remporté pour la première fois un scrutin qui se déroule dans le cadre des élections primaires aux Etats-Unis. On parle évidemment de Bernie Sanders dans le New Hampshire. Considérez-vous qu’il s’agisse là d’un moment historique ?
Eli Zaretsky. Oui. Depuis les années 1970, tout a été fait pour maintenir la gauche, pas seulement d’ailleurs ceux qui se réclament du socialisme, en dehors du champ de la politique américaine, pour la rendre illégitime. Sanders a été l’un des seuls responsables à tenir ferme sur ses positions à travers toutes ces années. Donc, c’est historique en ce sens. Mais ça l’est également d’un autre point de vue. L’anticommunisme a joué un rôle puissant dans la politique américaine. Or, là, cette carte n’a pas été jouée contre Sanders, on ne l’a pas taxé de « rouge ». Il a été attaqué sous un angle pratique – « il n’arrivera pas à mettre en œuvre ce qu’il promet » – mais pas sous l’angle « c’est un communiste. » Le temps a suffisamment passé pour que l’anticommunisme ne puisse plus jouer ce rôle dans la politique américaine.
Bernie Sanders reproche à Hillary Clinton de ne pas être une « progressiste. » La droite les considère tous deux comme des « libéraux ». Pour rendre les choses claires, pouvez-vous nous expliquer les différences aux Etats-Unis entre ces termes ?
Eli Zaretsky. La principale tradition à gauche aux Etats-Unis est « libérale » mais ça n’a pas le même sens qu’en France. Quand les grandes compagnies ont émergé, est née, en réaction, l’idée du « progressisme ». Theodore Roosevelt (président républicain des Etats-Unis de 1900 à 1908 puis candidat malheureux en 1912 sous l’étiquette progressiste, NDLR) était progressiste. C’était un mouvement de classe moyenne d’adaptation au contexte nouveau d’émergence des trusts. L’un des changements produits par ce mouvement a justement été de briser ses trusts, de les réguler.
Dans les années 1930, est intervenu le New Deal, une reformulation robuste du « progressisme ». Roosevelt était un progressiste lorsqu’il est arrivé à la Maison Blanche mais sa politique a été tout autre chose. Le « New Deal » n’était pas un mouvement de la classe moyenne, il était universaliste, relié à la classe ouvrière, aux Noirs. Même si le New Deal n’a pas assez avancé sur les droits civiques, il s’est montré bien plus avancé sur le sujet que les séquences précédentes. Le New Deal a permis au mouvement des droits civiques d’émerger en son sein, avec des personnes comme W.E.B Du Bois (militant et intellectuel communiste, considéré comme le père du mouvement des droits civiques, NDLR) ou Philip Randolph (militant socialiste, créateur du premier syndicat noir en 1935, NDLR).
Comme le New Deal est allé beaucoup plus loin que le progressisme traditionnel, on a alors créé le terme « liberal », en référence aux « nouveaux libéraux » de Grande-Bretagne qui croyaient en l’Etat-Providence. Depuis les années 40, « liberal » signifie un adepte du New Deal, favorable à l’intervention de l’Etat pour contrer le pouvoir du capital mais qui n’est pas socialiste pour autant.
Dans les années 80, les républicains ont attaqué le terme « liberal ». Puis, les Clinton, qui dominaient le parti démocrate dans les années 90, n’ont pas défendu l’appellation et se sont définis comme seulement progressistes. Obama aussi, dans la foulée. Mais, au regard de l’Histoire, « progressiste » est un mot très faible. Hillary est une « progressiste » qui ne croit pas en l’action de l’Etat tandis que Sanders est un « liberal du New Deal » et apprécie Roosevelt.
Les « Millennials », les jeunes de moins de trente ans, constituent la force motrice de la dynamique Sanders. Comment l’expliquez-vous ?
Eli Zaretsky. Franchement, je ne l’aurais pas prédit. C’est vraiment un développement très surprenant. Je me souviens de discussions au début de la campagne avec les étudiants. Ils auraient souhaité que Sanders soit plus jeune…même s’ils le respectaient pour avoir été pendant des décennies le seul « indépendant » du Congrès et avoir assumé son étiquette de « socialiste. » Je n’envisageais vraiment pas à ce moment que cela grandisse d’une telle façon.
La situation des étudiants est vraiment compliquée. Si vous êtes dans les quelques écoles de l’élite, ce sera facile pour vous. Mais pour tous les autres… Ils doivent souvent travailler pour payer leurs études ou s’endetter. L’endettement étudiant est immense (la bulle de l’endettement étudiant est estimée à 1200 milliards de dollars, NDLR). Et à la sortie, pas de job garanti.
Un autre facteur, à mon sens, réside dans la déception à l’égard de Barack Obama. Il n’a pas porté jusqu’au bout les promesses politiques qu’il avait faites. En 2008, les jeunes étaient avec lui et aussitôt élu, il leur a dit en quelque sorte : « OK, maintenant, vous pouvez rentrer, je n’ai plus besoin de vous. Je vais m’en occuper. » En 2016, les jeunes reviennent.
Dernier aspect : Occupy Wall Street, un mouvement extraordinaire qui a incontestablement eu une influence pour préparer le terrain à Sanders, avec ses jeunes militants et son message sur le « 1% » contre les « 99% ».
Un mot sur la droite. Qu’est-il arrivé au parti de Lincoln et même d’Eisenhower pour qu’il dérive à ce point ?
Eli Zaretsky. Le parti républicain a été à l’origine un parti de classe moyenne. Au XIXe siècle, le parti démocrate était pro-esclavage, il ne faut jamais l’oublier et, à l’instar du Tea Party aujourd’hui, voulait le moins de gouvernement possible. C’est le parti républicain qui était abolitionniste et qui voulait une intervention publique. A la fin du XIXe siècle, c’est également lui qui a créé ce premier mouvement progressiste dont j’ai parlé.
Les démocrates ne sont devenus progressistes qu’au moment du New Deal. Si l’on veut comprendre la politique américaine, la matrice c’est le New Deal et son succès, à la fois en termes de réformes sociales et d’alliance avec l’URSS qui a abouti à la destruction du nazisme. Ce qu’est le parti républicain aujourd’hui représente, historiquement, une réaction au New Deal. Certains estiment que c’est aussi une réaction au mouvement des droits civiques (qui a abouti à la signature de la loi sur les droits civiques en 1964 par le président démocrate Lyndon Johnson, NDLR) puisque les blancs du Sud sont passés du parti démocrate au parti républicain. Ce n’est pas faux mais les racines les plus profondes plongent dans les années 30.
Ce qui a fait la force du parti républicain, c’est la faiblesse, me semble-t-il, du parti démocrate qui a glissé petit à petit vers la droite. Cela a commencé un peu sous Truman, a continué dans les années 70 et a abouti aux « nouveaux démocrates » des années 90 (dont se revendiquaient les Clinton, NDLR). Ce glissement s’est effectué par l’acceptation de deux idées de base que j’associe à la droite.
Première idée : affirmer que nous avons besoin de croissance. Non pas de redistribution, pas de politiques sociales qui bénéficient aux pauvres, mais simplement de croissance dont tout le monde profiterait. Ce qui est faux car la croissance créé des inégalités. Seconde idée : l’anticommunisme. En la matière, les démocrates ont voulu se montrer plus forts que les républicains. Quand vous adoptez les idées de base de votre adversaire (ce que Bill Clinton appelait la « triangulation », NDLR), vous le renforcez, c’est assez basique.
Barack Obama a, de mon point de vue, été un président faible qui a laissé la droite dominer sa présidence. La réforme de la santé en est un bon exemple. Obama n’a jamais défendu, comme le fait Sanders dans sa campagne, la santé en tant que droit. Il a mené sa réforme sur l’idée qu’elle allait faire baisser les coûts. En politique, les arguments économiques sont toujours faibles. Il y a alors eu un débat sur le coût des six derniers mois de la vie d’une personne qui s’avèrent être les plus élevés. Donc la droite a attaqué en disant qu’il y allait avoir des décisions bureaucratiques de commissions qui décideraient de ceux qui auront des soins et d’autres non…
Vous écrivez dans votre livre « Left » que « la gauche a été centrale dans l’histoire américaine » et que « l’égalité est une valeur centrale » du pays. Cela peut surprendre un lecteur français. Expliquez-nous.
Eli Zaretsky. Mon idée est la suivante. La gauche n’a pas eu un rôle central en permanence. Il peut se passer des décennies sans qu’il ne se passe rien de ce point de vue. C’est même le grand problème que nous avons aux Etats-Unis : l’incapacité à assurer la permanence d’une gauche. La nature de la gauche américaine est d’émerger dans des moments puis de disparaître. Mais elle joue un rôle majeur lors des grandes crises. Je ne parle pas que de crises économiques ou de guerres mais de crises « morales » où l’identité du pays est en jeu. Dans ces moments de crise, le pays ne sait plus vraiment où sont ses valeurs ni quelles directions il doit prendre.
Prenons l’exemple de la guerre de Sécession. Il y avait une décision assez simple à prendre, comme l’a posé Abraham Lincoln : fallait-il que le pays continue à être composé pour moitié d’hommes libres et pour autre moitié d’esclaves ou le pays devait-il devenir un ensemble d’hommes libres, ce que fondamentalement, il devait être ? Cela posait des questions assez simples sur nos valeurs et sur le fait qu’une démocratie basée sur la liberté pouvait être compatible avec l’esclavagisme. Cette question a surgi en raison du développement du pays lui-même. Personne ne s’est levé un jour pour dire qu’une question se posait. C’est le mouvement lui-même qui a posé cette question. Le pays venait de sortir de la guerre avec le Mexique (en 1848, NDLR), il avait acquis des nouveaux territoires (la Californie, le Texas, l’Arizona, le Nouveau-Mexique, le Nevada, l’Utah et le Colorado, NDLR) et se trouvait en pleine expansion.
Le problème pouvait être résolu de deux manières différentes : vous pouviez libérer les esclaves mais ne pas en faire des égaux ou vous pouviez en faire des êtres libres et égaux. Presque tout le monde optait pour la première solution. Les abolitionnistes ont poussé pour que la solution égalitaire soit adoptée. Au début, les abolitionnistes, la première gauche, ont été taxés d’extrémistes. Puis ils se sont trouvés au milieu de la scène. C’est représentatif de ce que la gauche américaine est.
Le même style de processus s’est déroulé pendant le New Deal. La gauche a été utile pour que les nouvelles politiques économiques et sociales reposent sur des droits effectifs pour les citoyens. Je redis, en passant, que c’est l’argumentation centrale de Sanders : la santé est un droit, l’éducation est un droit.
Prenons la troisième grande crise, que je situe dans les années 60 et dans laquelle nous sommes toujours, la crise du néolibéralisme. Des questions ont émergé comme le rôle des femmes. Il y a deux façons de voir les droits des femmes : méritocratique ou égalitaire. La première s’attache à ce que les femmes ne soient pas discriminées dans le travail et qu’elles puissent occuper des fonctions dirigeantes. La seconde s’attaque à toutes les facettes de la condition de la femme, de la santé à l’éducation.
Je pense que les Etats-Unis sont en train de traverser une telle crise disons depuis le 11 septembre 2001. Le pays a donc besoin d’une gauche dans ce moment.