(Article paru dans l’Humanité Dimanche du 3 novembre)
Reportage en Caroline du Nord. Ils s’appellent Joe, Jonathan, Charlotte et Will. Ils sont démocrates ou républicains. Se reconnaissent-ils dans les candidats de leur parti?
Un cookie peut-il faire basculer une élection ? Un seul, non. Mais des milliers ? En tout cas, on peut convaincre un électeur de le goûter, puis en profiter pour engager la conversation. C’est la « tactique » des jeunes militants de NexGen Climate qui ont posé leur table sur la « plaza » centrale de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill (30000 étudiants, 8000 employés administratifs, 3700 profs). Mais l’opération se décline de manière un peu confuse. « Cookie gratuit », se contente de proclamer une jeune femme. Son voisin, plus direct : « Voter pour agir contre le changement climatique ». Un troisième fait la « synthèse » : « Un cookie pour défendre le climat ». Une fois le cookie choisi (nature ou chocolat), les étudiants se voient remettre un tract, papier cartonné, tout en couleurs, qui récapitule les positions d’Hillary Clinton et Donald Trump sur les enjeux de changement climatique. Les volontaires de l’organisation environnementaliste en profitent parfois pour faire remplir le document officiel d’inscription sur les listes électorales.
Lauren Wittorp décrypte l’initiative: « L’idée est que les Millennials aillent voter. Nous savons que s’ils y vont, 80% d’entre eux voteront pour Clinton. Notre but est de toucher directement 200000 étudiants dans toute la Caroline du Nord. Nous avons commencé par opérer sur une dizaine de campus puis nous sommes passés à vingt dans la dernière ligne droite. » Auprès des jeunes, le message anti-Trump passe assurément bien. Mais le pro-Clinton rencontre-t-il autant de succès? « Oh absolument », répond Lauren, dans un grand élan volontariste. La militante aguerrie ne leur parle que du changement climatique, un sujet qui sensibilise beaucoup la jeune génération. La dizaine de volontaires passera trois bonnes heures à distribuer cookies, gâteaux et éléments de langage. Demain, rendez-vous sur le même campus mais dans la cité U. Et ce sera crème glacée pour tout le monde.
Derrière ces opérations bon enfant de mobilisation électorale des jeunes, se cache un milliardaire. Enfin, il ne se cache pas vraiment, car il le revendique. Il s’appelle Tom Steyer. Il se décrit comme sensible aux questions environnementales. Et il a décidé de mettre tout son poids financier dans la bataille : il compte bien dépasser les 70 millions de dollars investis lors des élections de mi-mandat en 2014. Ses flots d’argent sont canalisés par NextGen Climate qui n’est pas une association lambda, mais un super PAC (comités d’action politique qui ne sont pas directement liés à un candidat) qui ne disposent, depuis une décision de la Cour Suprême, d’aucun plafond de financement. L’argent est principalement dépensé dans les Etats clés, ceux qui vont faire la décision le 8 novembre. La Caroline du Nord a été ajoutée sur la liste fin septembre. Budget officiel pour ce seul Etat: 500000 dollars. Cibles : les jeunes, les étudiants en particulier. Ceux parmi lesquels Bernie Sanders a largement dominé Hillary Clinton pendant les primaires. « Je pense qu’il y a des électeurs de Sanders qui ne veulent pas voter. Comme ils n’ont pas obtenu ce qu’ils voulaient, ils préfèrent que les choses tournent mal. C’est la croyance naïve que quatre années terribles nous amèneront à un meilleur résultat politique», explique le milliardaire. Naïveté pour naïveté, penser convaincre les électeurs de Sanders de voter Clinton à coups de cookies et de dépliant publicitaro-politique…
En tout cas, Steyers a compris la clé du scrutin présidentiel : le vote des « Millennials », force motrice de la candidature Sanders et actuel trou noir d’Hillary Clinton. Selon les sondages, 45% des jeunes envisagent de voter Clinton. Ils avaient plébiscité Obama à hauteur de 67% en 2008 et 60% en 2012. Ils ne préfèrent pas, pour autant, Trump crédité de 25%. Un quart choisirait un « troisième candidat », soit Gary Johnson (parti libertarien) ou Jill Stein (les Verts). Le manque à gagner pour la candidate démocrate peut s’avérer cruel au soir du scrutin présidentiel. Pour Hillary Clinton, la victoire passe par Joe et Jonathan.
Commençons par Joe. Drôle de personnage. Des allures de gamin mais un corps d’ancien militaire. Il a 24 ans. Après l’armée, il a décroché un diplôme de sciences politiques. Très tôt engagé avec les jeunes démocrates, le voici désormais candidat du parti d’Hillary Clinton dans un district du nord de la Caroline du Nord détenu par les républicains. S’il l’emportait, Joe Parrish serait le premier élu « asexuel ». Explications : « Un asexuel est quelqu’un qui n’a pas d’attirance sexuelle. Nous devons représenter 1% de la population. Je me suis dit qu’il était important que je le dise afin que d’autres prennent conscience de cela. Moi-même, je ne le savais pas. Nous ne sommes évidemment pas sujets à des discriminations comme les homosexuels ou les transsexuels mais il est important d’ouvrir le débat là-dessus. » Et il l’ouvre, dans une partie assez conservatrice de l’Etat… Dire les choses que l’on pense quel que soit l’endroit, il tient cela de son « modèle » en politique : Bernie Sanders. Il a voté des deux mains pour lui pour la primaire. Attablé, au Tricias’ Espresso de Roxboro, la plus grand ville du comté, il nous l’annonce : « Il y a de très fortes chances que je revote pour lui le 8 novembre. J’écrirai le nom de Sanders sur le bulletin. Je n’ai jamais voulu émettre un vote de protestation mais, là, je le ferai. » Toujours aussi surprenant et hors-cadre – « On est comme cela les Millennials »-, il en livre la raison : « Ses emails. Vous savez, j’ai été dans l’armée. Si on ne respectait pas une règle, on était virés. Et puis je n’ai pas supporté les coups fourrés de la campagne. Comme je n’envisage même pas de voter Trump, ce sera Bernie de nouveau. »
Pour Jonathan, ce sera un bulletin… Eh bien, il ne sait pas encore. Il hésite. La vraie « cible » de Clinton, c’est lui. Il a 24 ans. Il a voté Sanders aux primaires. Il est tenté par un vote pour Jill Stein, mais dans le même temps il veut « empêcher Trump d’entrer à la Maison Blanche. » Pourtant, Jonathan devrait être un électeur « captif » pour l’ancienne secrétaire d’Etat. Jeune. Très anti-Trump. Et Africain-américain. Plus de 90% des électeurs africains-américains votent démocrate. Toute sa famille va voter Clinton. Mais là aussi, une rupture générationnelle est à l’œuvre. Jonathan, salarié pour une marque de bière de Durham, n’est pas un cas isolé. Un rapport publié en septembre par un stratège démocrate, Cornell Belcher montre l’étendue du problème : 60% des Noirs de moins de 35 ans affirment vouloir voter pour Clinton contre près de 90% pour les plus de 45 ans. Hillary est de plus en plus vue comme faisant partie du « problème ». « Les jeunes noirs ne font plus allégeance au parti démocrate », constate Chris Prudhome, président de Vote America Now. C’est une toute nouvelle génération. »
Cela vaut aussi pour les républicains. Prenez Charlotte et Will, deux « millennials » conservateurs… qui ne voteront pas Trump.
Charlotte, 26 ans, a été élevée dans une « famille sudiste typique » : mère enseignante, père patron de PME. « Tout le monde vote républicain. J’ai toujours voté républicain, non par allégeance mais parce que les candidats républicains correspondent mieux à mes idées. » Comme la génération précédente, cette étudiante en sixième année de droit à l’Université de Caroline du Nord privilégie la rigueur fiscale aux politiques sociales mais elle se montre plus ouverte sur les sujets sociétaux (favorable au mariage gay et au droit à l’avortement). En toute conscience, elle ne peut pas voter Trump. « C’est une brute et je crois sincèrement qu’il n’est pas fait pour être président. » Clinton ? « L’incarnation de la politicienne véreuse. C’est la version dans le monde réelle de Franck Underwood (le héros de « House of cards »). » Cette jeune femme blonde décidée envisage de voter pour Gary Johnson. « Ou peut-être que pour la première fois de ma vie, je ne participerai pas à une élection alors que j’ai un sens civique développée. Je me sens désespérée.»
Will, 25 ans, a le profil-type de l’électeur du parti républicain. Elevé dans une famille de la classe moyenne du Sud, père pompier, mère enseignante. Manager en communication. Bonne famille. Bonnes études. Bonne situation. Conservateur dans l’âme : « Je chéris les libertés individuelles et je crois en un gouvernement limité et localisé. » Contrairement à Charlotte, il n’est pas enregistré en tant qu’électeur républicain. Mais comme Charlotte, il ne votera pas pour Trump. Il a choisi Gary Johnson. Sans illusions mais avec un secret espoir : « Trump et Clinton sont d’affreux personnages et leurs politiques sont affreuses. J’espère que cette élection sera le début de la fin du système bipartisan qui domine la politique américaine depuis trop longtemps. » Une majorité de « Millennials » l’espèrent : près de la moitié d’entre eux se déclarent indépendants.