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« L’ancien régime politique est en train de disparaître »

Pour l’universitaire Ted Hamm, la campagne de Zohran Mamdani, articulant une plateforme progressiste avec une force militante inégalée, ouvre une nouvelle ère politique à New York. (Entretien publié dans l’Humanité du 4 novembre 2025.)

Il a suivi la campagne de Zohran Mamdani depuis la première minute et n’en a pas perdu une miette. Ted Hamm a consigné cette incroyable épopée dans un livre Run Zohran run ! (« Cours, Zohran, cours ») et revient pour l’Humanité sur ce basculement de la vie politique new-yorkaise.

Qu’est-ce qui rend la campagne de Zohran Mamdani si particulière ?

Ted Hamm

Professeur de journalisme à l’université Saint-Joseph

D’abord, c’est l’organisation d’une campagne de terrain menée par des bénévoles qui font du porte-à-porte et vont à la rencontre des électeurs. Il y a déjà eu des cas similaires auparavant, mais pas à cette échelle et pas avec ce niveau d’enthousiasme.

Les démocrates organisaient des campagnes avec les syndicats qui envoyaient leurs membres. Ces derniers le faisaient car la direction du syndicat le leur demandait, mais pas toujours avec conviction. Là, on avait 50 000 bénévoles pendant la campagne des primaires et 90 000 pendant cette élection. C’est le meilleur moyen de faire passer le message dans une ville aussi vaste que New York avec ses 8,5 millions d’habitants.

Et puis il y a le travail sur les réseaux sociaux, où il est bien meilleur que la plupart des candidats plus âgés. Cela a permis d’attirer l’attention et a conduit à des dons financiers qui ont été multipliés par le système de financement public (1 dollar privé est abondé par 9 dollars publics, NDLR), propulsant la campagne.

Mais si tout cela a bien fonctionné, c’est en raison du message qu’ils véhiculaient, de leur programme et de ses trois principales propositions : gel des loyers, bus rapides et gratuits, garde d’enfants universelle. Vous ne pouvez donc retirer aucun de ces éléments. Tout cela a fusionné. Un porte-à-porte sans message n’aurait pas fonctionné. Un message sans moyen de transmission, non plus.

Quelle est la composition de cette force militante ?

D’une manière générale, ils ont moins de 35 ans, probablement même moins de 25 ans. Regardez les photos publiées et vous verrez la diversité des militants. Ajoutez les différentes langues parlées, ce qui permet de toucher les électeurs dans leur langue maternelle. Mais il ne suffit pas d’avoir un groupe de bénévoles, encore faut-il les organiser. Ce qu’a parfaitement réussi la campagne.

Comment expliquez-vous l’aveuglement de l’équipe d’Andrew Cuomo et plus largement de l’establishment démocrate sur les évolutions de New York ?

Ce sont des gens qui sont dans la politique depuis si longtemps qu’ils partent du principe que tout ce qui était vrai il y a cinquante ou quarante ans l’est toujours aujourd’hui. Ils ne s’interrogent pas sur l’impopularité du capitalisme parce que cela fonctionne pour l’élite.

Le plus surprenant, c’est la façon dont l’establishment démocrate a réagi après le réveil brutal en 2018 qu’a constitué la victoire d’Alexandria Ocasio-Cortez. Ils auraient pu se dire : « D’accord, il se passe quelque chose dans cette ville. Peut-être que nous devrions nous montrer plus ouverts aux politiques progressistes, quelles qu’elles soient. » Mais ils ont préféré tenter d’éradiquer le DSA (Democrat Socialists of America, NDLR) et son influence.

Et finalement, l’hostilité de l’establishment a contribué à créer une dynamique en faveur de l’organisation et de Zohran Mamdani.

S’il est élu maire, comment Zohran Mamdani pourra-t-il appliquer son programme ?

Il pourra s’appuyer sur l’élan de l’élection. La gouverneure démocrate Kathy Hochul, opposée à un nouvel impôt sur les millionnaires, veut être réélue l’an prochain et elle a besoin des voix de New York. Donald Trump menace de réduire les fonds fédéraux mais Mamdani pourrait demander à ses partisans de descendre dans les rues.

Enfin, si vous considérez New York comme la capitale du capital, vous pouvez aussi penser que les dirigeants d’entreprises n’aiment pas tant le chaos que cela. Certains petits patrons peuvent même adhérer aux politiques sociales qui profiteront à leurs salariés. Il va rencontrer des obstacles mais il est tellement populaire qu’il s’agit d’une force avec laquelle il faudra compter. New York a changé de manière irréversible. L’ancien régime est en train de disparaître.

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« Un mécanisme de fascisation est à l’œuvre »

Le glissement vers l’autoritarisme réactionnaire aux États-Unis s’accompagne d’une idéologie de la contamination par les étrangers, les ennemis du peuple et les indésirables, analyse l’historienne Sylvie Laurent, autrice notamment de « Capital et Race: histoire d’une hydre moderne » (Editions du Seuil). (Article publié dans l’Humanité du 30 septembre 2025.)

Aux États-Unis, le débat alimente la chronique universitaire comme politique : quelle est la nature du projet de Donald Trump depuis son retour à la Maison-Blanche, manifestement différent de son premier mandat ? Éléments de réponse avec l’une des spécialistes françaises des États-Unis et chercheuse associée à l’université Harvard (1).

Comment décririez-vous ce que l’administration Trump met en place ?

Nous assistons médusés à la mise en place d’un régime autoritaire d’extrême droite, qui bafoue non seulement les formes, normes et règles de la démocratie libérale mais qui instaure le règne de la domination arbitraire de l’État sur la société civile. Toute l’histoire américaine est précisément marquée par cette hantise qu’un despote impose son pouvoir discrétionnaire sur les individus souverains.

Tout l’édifice politique, juridique et culturel des États-Unis repose sur la conjuration d’un César américain. C’est tout le sens du premier amendement et du « free speech » dont on parle beaucoup en ce moment : nul pouvoir public ne peut réprimer la parole des citoyens, leurs droits inaliénables à la dissidence.

Trump contrevient donc radicalement à l’histoire et même à l’esprit de son pays. La violence d’État, l’intimidation, la corruption, les passe-droits et la répression sont aujourd’hui les normes. Une terreur profonde s’est emparée des personnes les plus vulnérables du pays, en premier lieu les immigrés qui sont traqués et déportés sans droit à se défendre.

Le reste du corps social est discipliné et sommé d’obtempérer. Bref, ce ne serait qu’un glissement vers l’autoritarisme réactionnaire si l’idéologie et la pratique du pouvoir n’étaient à ce point ancrées dans l’idée de la contamination par les étrangers, les ennemis du peuple et les indésirables. Un mécanisme de fascisation me semble sans conteste à l’œuvre.

La nature fédérale de l’État peut-elle faire obstacle à ce projet ? De quelles ressources disposent les opposants ?

Les républicains, traditionnellement hostiles à la centralisation du pouvoir, sont désormais des relais zélés du gouvernement intrusif de Donald Trump et aucun élu local conservateur n’émet la moindre réserve. Il existe des divergences au sein de la coalition trumpienne mais elles sont tues tant le projet général de revanche et de réinvention du pays l’unit.

Elle n’est pas plus conservatrice que libertarienne : cette droite révolutionnaire espère que l’État incarné par un homme purgera le pays des effets jugés délétères de la démocratie. Des grands patrons à la Cour suprême, on accompagne et on facilite le projet de l’extrême droite au pouvoir. Quelques juges locaux tentent vaillamment de faire valoir le droit contre la force mais ils sont systématiquement désavoués par la Cour suprême.

Discernez-vous une stratégie des démocrates face à ces tentatives ?

Les démocrates sont à ce jour incapables de porter la résistance et d’articuler un contre-discours efficace. Ils ne se sont pas remis du désastre Biden-Harris et n’ont ni direction incarnée, ni ligne, ni sans doute détermination. Ils sont certes minoritaires au Congrès mais cela n’explique pas l’apathie des deux figures majeures du Sénat et de la chambre (Chuck Schumer et Hakeem Jeffries) ni l’hostilité larvée de l’establishment démocrate vis-à-vis du duo Sanders et Ocasio-Cortez, d’une part, et à l’égard de Zohran Mamdani, d’autre part, alors qu’ils furent chacun à l’origine d’un renouveau de l’espoir et de la mobilisation à gauche.

Que nous disent la récupération et l’instrumentalisation de la mort de Charlie Kirk du régime politique mis en place par Trump ?

Charlie Kirk était un intégriste religieux, un ardent défenseur de la suprématie masculine et blanche. Sa dévotion à Donald Trump, bien plus que sa notoriété toute relative dans le pays, explique son importance politique de son vivant.

Mais avec sa mort et sa sanctification par un régime friand de spectacle politique (grand-messe évangélique, chars blindés dans les rues…), Donald Trump révèle la quête fondamentale des extrêmes droites : le désir d’absolution, de jouir d’une impunité absolue à dominer, exclure, violenter, exploiter et réprimer au nom de leur statut de victime de l’Histoire, dominée selon eux par la gauche.

Voilà pourquoi Trump demande l’impunité pour Bolsonaro ou Netanyahou, pourquoi Meloni ou Bardella reprennent le culte de Kirk. Il s’agit de légitimer, par la propagande du martyr, la violence sociale, la corruption et l’alliance fondamentale de leur tradition politique avec les puissants.

(1) Egalement autrice de “La contre-révolution californienne” (Editions du Seuil).

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« L’establishment démocrate refuse de choisir son camp »

Un entretien avec Jonathan Smucker, figure de la gauche militante et intellectuelle. Pour lui, une guerre ouverte doit être menée par les mouvements sociaux à l’intérieur de l’appareil démocrate. (Entretien publié dans l’Humanité dimanche du 24 juillet 2025).

On aurait pu le rencontrer à Berkeley, l’université contestatrice de la côte ouest où il enseigne, ou à New York, capitale de la gauche intellectuelle. C’est dans un café de Lancaster que Jonathan Smucker nous a fixé rendez-vous. Cette figure intellectuelle majeure de la gauche, sociologue, stratège, acteur d’Occupy Wall Street en 2011 et auteur d’un livre remarqué qui en tire les leçons « Hegemony How-To : A Roadmap for Radicals » (non traduit), a décidé de vivre dans cette ville de 100 000 habitants, dans le « pays profond ». Nous commençons cette rencontre par son choix de résidence, éminemment politique.

Pourquoi avez-vous choisi de revenir sur votre terre natale ?

Parce qu’il m’est apparu clairement qu’un État comme la Pennsylvanie est, d’une certaine manière, un microcosme de l’ensemble du pays. Vous avez Pittsburgh d’un côté, Philadelphie de l’autre, et entre les deux, cette mer de comtés républicains. Il y a soixante ans, le mouvement syndical et le Parti démocrate étaient majoritaires dans tout l’État. Ce n’est plus le cas, sous l’effet combiné de plusieurs facteurs : la désindustrialisation, la mondialisation, la délocalisation des usines, mais aussi le fait que le Parti démocrate, les syndicats et les organisations locales se désengagent en quelque sorte de ces régions.

En général, les gens comme moi, élevés dans un milieu conservateur, issus de la classe ouvrière, et qui, pour diverses raisons, se sont politisés, ont tendance à partir vers les grandes villes. Je me suis dit qu’il était peut-être temps de revenir et de voir ce qu’il était possible de faire. Il s’est avéré qu’avec un peu d’organisation et de savoir-faire, on peut apporter du changement dans ces endroits qui ne sont plus habitués aux véritables compétitions politiques.

Revenons sur les élections de novembre 2024. S’agit-il d’une défaite de Harris ou d’une victoire de Trump ?

Les deux. La première raison tient à l’entrée en campagne tardive de Kamala Harris. Il n’y a eu ni dynamique ni primaire ouverte avec une compétition qui captive l’imagination. Rien de tout cela n’a été possible en raison du maintien de Joe Biden. Son retrait anticipé aurait pu à lui seul faire la différence.

Mais il y a d’autres facteurs fondamentaux, car une élection contre quelqu’un comme Donald Trump n’aurait même pas dû être serrée. Les démocrates doivent se pencher sur l’hémorragie des électeurs des classes populaires qui dure depuis des décennies et qui s’est accélérée au cours des dix dernières années, en particulier depuis 2020. Je ne parle pas seulement des classes populaires blanches. Le problème s’est étendu aux Africains-américains et aux Latinos.

Les abstentionnistes représentent le facteur le plus important. Mais les électeurs démocrates qui ont voté pour Trump sont aussi une réalité, en particulier parmi les travailleurs. Je suis d’accord avec la catégorisation de Michael Moore (documentariste – NDLR) : en 2016, juste avant l’élection de Trump, il a dit que ce dernier était une sorte de cocktail Molotov humain que les électeurs mécontents ont l’impression de pouvoir lancer sur un système qui a laissé des gens comme eux sur le carreau.

Pourquoi les démocrates n’arrivent-ils pas à développer un message audible par les classes populaires ?

Comme le dit la vieille chanson syndicale américaine : « De quel côté êtes-vous ? » Du côté de la classe ouvrière multiraciale, qui constitue leur base historique depuis le New Deal et Franklin Delano Roosevelt, ou du côté de la classe des donateurs ? Par défaut, le Parti démocrate est du côté du statu quo économique et les électeurs le voient. De nombreux électeurs des classes populaires continuent de voter pour lui, car ils comprennent que le Parti républicain est pire, mais ils en ont assez. Et donc, plus encore que les personnes qui changent de camp et votent pour Trump, il y a celles qui restent chez elles parce qu’elles sont trop démoralisées et ne voient personne se battre pour elles.

Ou plus précisément, elles voient que des élus, comme Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez, se sont battus pour eux et que l’establishment démocrate, bien qu’il n’ait pas réussi à battre Trump, a néanmoins été assez efficace pour juguler le mouvement réformateur qui tente de changer le parti. Ce dernier point à lui seul explique la défaite de Kamala Harris. Que se passe-t-il lorsqu’un camp encourage cette énergie populaire et que l’autre camp cherche à chaque occasion à l’écraser et y parvient généralement ? Ce n’est pas sorcier. C’est de la science politique élémentaire.

En parlant de Michael Moore… En 2012, il déclarait que la gauche avait gagné la bataille des idées. Dans votre livre paru en 2017, vous écriviez : « L’opinion populaire est de notre côté ».

Absolument. La garantie d’emplois fédéraux, les investissements dans les infrastructures, l’imposition des riches, la fiscalité progressive, les soins de santé pour tous sont autant de propositions très populaires. Et les démocrates ne se battent pas pour ces propositions, ce qui explique le fait qu’ils perdent. Bernie Sanders se bat pour ces idées et il est le responsable politique le plus apprécié aux États-Unis. On ne peut pas dire que personne au sein du Parti démocrate ne se bat pour les travailleurs. En fait, beaucoup le font. C’est juste que le message contradictoire contraste avec le Parti républicain, qui véhicule un message discipliné.

Un exemple. Après les élections, il y a eu tout un discours du type : « Les questions transgenres sont impopulaires. L’immigration est devenue impopulaire. Devons-nous devenir une sorte de « Trump light » sur ces sujets afin de gagner ? » C’est une façon très limitée de voir les choses, comme si nous étions encerclés sur ce terrain.

Utilisons ici la métaphore du champ de bataille, justement, où nous sommes encerclés et attaqués de tous côtés. Et puis, il y a, ici, un terrain où tout est à notre avantage. Mais nous choisissons de nous battre dans ces batailles défensives en abandonnant le terrain où nous pourrions complètement dominer, où les républicains joueraient la défense, où Trump ne sait pas comment mener ces batailles. J’ai vu Trump en 2016 lors d’un rassemblement dans le New Hampshire où il a parlé sans script pendant plusieurs minutes des victoires de Bernie Sanders, disant qu’il ne savait pas comment mener campagne contre lui.

Regardez ce que fait Andy Beshear, le gouverneur du Kentucky. C’est un démocrate dans un État très conservateur. Il a opposé son veto à un projet de loi anti-trans. Il a pu le faire parce qu’il s’est forgé une réputation de défenseur des intérêts des travailleurs. Il a coupé court au sous-entendu des républicains sur le sujet : « Les démocrates se soucient davantage de ce groupe de personnes, envers lesquelles vous avez probablement des préjugés, que des gens ordinaires qui travaillent dur comme vous. » La puissance de ce message s’estompe si vous vous forgez une réputation de défenseur des travailleurs.

Les gens sont en colère et ils veulent des responsables de ce qui leur arrive dans la vie, avec un parti et des candidats qui désignent ces responsables et se montent prêts à se battre contre eux. Mais comme le Parti démocrate refuse de le faire, cela crée un vide que Trump comble avec des « méchants », qui sont en réalité moins convaincants : un ado transgenre qui veut faire du sport dans une équipe, un migrant… Est-ce vraiment pour cela que vous avez des difficultés ? Est-ce plus convaincant comme coupable que les gens de Wall Street, de l’industrie pharmaceutique et de l’assurance-maladie qui ont manipulé tout le système politique et l’économie à leur avantage ? Ce sont des méchants plus convaincants mais qui ne sont pas nommés.

Que pensez-vous de l’idée suivante : la société américaine se déplace vers la gauche, la politique américaine se déplace vers la droite…

Je pense que la société américaine, depuis au moins les années 1960, évolue dans une direction plus progressiste, plus inclusive, plus ouverte et plus pluraliste. Pour comprendre Trump et son ascension, il faut en partie comprendre le mouvement de rejet qui s’oppose à cette évolution. Sur le plan économique également, la société américaine évolue globalement dans une direction progressiste. Nous ne sommes plus dans les années 1980 où Reagan pouvait devenir populaire en réaction aux politiques économiques du New Deal et à la montée en puissance des syndicats.

Dès lors, le déplacement à droite de nos systèmes politiques constitue un grand échec du Parti démocrate et un grand succès du Parti républicain. On peut aussi parler d’un échec du mouvement social de gauche, auquel j’ai principalement participé au cours des trente dernières années. Si le Parti démocrate est si mauvais pour naviguer dans le contexte actuel, pourquoi ne le renversons-nous pas pour prendre les rênes ? Parce que les mouvements extérieurs qui pourraient le faire sont eux aussi incroyablement faibles, divisés et mal équipés. Je ne blâme personne.

Nous sommes à la fin d’une période de cinquante ans de déclin des infrastructures progressistes, avec la montée de l’individualisme et du néolibéralisme. Il y a environ quinze ans, nous avons connu un tournant où davantage de personnes sont devenues actives, mais nous sommes en train de reconstruire cette infrastructure, ce savoir-faire, cette capacité de leadership, et cela prend du temps. À bien des égards, le mouvement Occupy Wall Street a fait émerger une conscience de classe populaire qui a changé le fait que le discours reaganien n’a plus d’emprise sur la population. Il a inauguré cette opposition populaire entre les 99 % et les 1 %. Mais qu’avons-nous accompli depuis lors ? Très peu. Parce que l’emporter dans les esprits est très différent de naviguer sur le terrain politique pour consolider ses acquis.

Le Parti démocrate peut-il être le vecteur d’un grand changement ou le mouvement social doit-il créer un troisième parti ?

Les partis politiques aux États-Unis sont très différents des partis politiques de la plupart des pays, en particulier ceux des systèmes parlementaires. Tout lecteur français doit comprendre que, en raison de notre système, nous sommes fondamentalement coincés avec ces deux partis. Ce à quoi nous devons donc réfléchir dans le contexte américain, c’est à la création de factions organisées. Il faut considérer le Parti démocrate moins comme un véhicule, même s’il en est un, que comme un terrain en soi. Il faut réfléchir à la création d’une faction plus organisée pour disputer ce terrain.

Et ensuite, idéalement, utiliser ce terrain comme un véhicule. Nous devons donc nous battre au sein du Parti démocrate. Nous avons un modèle très contemporain, qui nous montre comment faire. Il s’agit du Tea Party (mouvement populiste qui a émergé en 2009 – NDLR) qui se trouve désormais au pouvoir avec l’administration Trump. Il y est parvenu en menant une guerre ouverte au sein du Parti républicain. Je pense donc que nous avons besoin de faire la même chose, d’un élan venant de l’extérieur du parti pour le changer.

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Cole Stangler : « Entre la France et les États-Unis, les dynamiques politiques se ressemblent »

Dans son ouvrage-enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, le journaliste franco-états-unien Cole Stangler explore les similitudes entre les deux pays, du vote des classes populaires au rôle du syndicalisme, en passant par l’influence des chaînes de télévision ultradroitières. (Entretien publié dans l’Humanité magazine du 12 juin 2025.)

Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche a produit deux effets dans le discours public : l’éloignement des États-Unis de la France et de l’Europe, d’une part, et la crainte que la situation outre-Atlantique soit annonciatrice de l’avenir de notre pays, d’autre part. À la croisée de ces deux pistes, mais hors des sentiers battus, un journaliste – franco-américain comme il se doit – a mené l’enquête dans les deux pays.

Vous tendez un « miroir américain » – titre de votre livre – à la France. En quoi ces deux pays sont-ils plus proches qu’il n’y paraît ?

Les similitudes remontent à la période de la Révolution française et à la guerre d’indépendance américaine. Ces deux révoltes ont donné naissance à des Républiques inspirées par la philosophie des Lumières. La France et les États-Unis sont également, de longue date, des pays d’immigration, avec des identités nationales modelées par l’arrivée de gens venus d’ailleurs. La grandeur de nos mythes fondateurs nous empêche également parfois de voir les moments sombres de nos histoires respectives de façon limpide.

Enfin, bien qu’ils soient dotés de systèmes politiques très différents, la France comme les États-Unis partagent un point commun très important : à un moment donné, les électeurs sont obligés de choisir entre deux candidats afin d’élire un président détenant des pouvoirs considérables. Dans un climat marqué par un fort sentiment de rejet, voire de dégoût de la politique, cela peut produire des surprises. Un politicien relativement impopulaire peut se retrouver à la Maison-Blanche ou à l’Élysée.

Plus précisément, je pense que les dynamiques politiques se ressemblent dans nos deux pays. Les classes populaires en dehors des grandes métropoles basculent à l’extrême droite. Les électeurs et les élus de la droite « traditionnelle » se radicalisent, en déployant des mots et des expressions longtemps confiés aux marges. Des médias financés par des milliardaires conservateurs transforment le débat. Face à tout cela, la gauche a du mal à proposer une alternative crédible. La France n’est pas les États-Unis et je n’ai aucune intention de prédire l’avenir. En revanche, j’estime que mieux comprendre les bouleversements politiques qui transforment les États-Unis peut nous aider à éclaircir certaines choses en France.

Vous parlez du décrochage des classes populaires du Parti démocrate aux États-Unis et de la gauche en France et de leur penchant pour le vote d’extrême droite. Pourtant, les comportements électoraux diffèrent parmi les mêmes groupes sociaux en fonction des « origines ». Un ouvrier blanc aura plus tendance à voter républicain et un ouvrier noir démocrate. Votre présentation n’est-elle pas trop uniforme ?

Évidemment, les classes populaires blanches (ce que les Américains appellent la « white working class ») votent beaucoup plus à droite que les classes populaires racisées. Ces dernières votent majoritairement démocrate. Soyons clairs : le racisme joue un rôle structurant dans la société américaine et Donald Trump en tire des bénéfices depuis le début de sa carrière politique. Il s’appuie aussi sur d’autres formes de discrimination, notamment le sexisme et la xénophobie. Pour certains de ses électeurs, et notamment les hommes blancs, c’est justement la parole désinhibée du candidat qui plaît.

Toujours est-il que les républicains séduisent de plus en plus les classes populaires dans leur ensemble, y compris les minorités. Selon les sondages à la sortie des urnes en 2024, presque la moitié des électeurs latinos ont voté Trump, dont une majorité d’hommes latinos. Si on ne parle que de la « white working class », on risque d’avoir une vision incomplète de la transformation politique en cours.

De manière plus générale, je pense qu’il faut essayer de comprendre pourquoi des catégories de la population qui votaient historiquement à gauche ne le font plus. C’est la raison pour laquelle je consacre autant d’attention à la « Rust Belt », cette vaste zone des États-Unis frappée par la désindustrialisation, où il y a peu de perspectives économiques et où de nombreux résidents gardent le souvenir d’un passé plus prospère. Dans des territoires de ce type, les électeurs sont davantage susceptibles d’adhérer à des discours désignant des boucs émissaires. Pour le Parti républicain comme pour le Rassemblement national, la source du malheur, c’est l’immigré, et plus précisément l’immigré sans papiers. Malheureusement, ces discours fonctionnent très bien.

Vous consacrez un chapitre à Fox News et CNews, où le miroir renvoie deux images identiques, la chaîne française semblant avoir copié la chaîne créée dans les années 1990 par Rupert Murdoch. En quoi ces deux chaînes sont-elles devenues des instruments politiques au service de l’extrême droite ? On pourrait penser qu’elles ne convainquent que ceux qui les regardent et qui sont déjà des convaincus.

Ces deux chaînes ont été conçues par leurs fondateurs comme des outils de combat politique. Elles cultivent des liens étroits avec des partis de droite et d’extrême droite et elles donnent la priorité à leurs sujets de prédilection : l’immigration, l’insécurité, l’identité nationale, la place de la religion dans la société, le « wokisme »

Souvent, l’analyse s’arrête là. Mais, à mon avis, il faut aussi prendre en compte le style populiste de ces deux chaînes. Comme l’a montré le chercheur Reece Peck dans « Fox Populism : Branding Conservatism as Working Class », les chroniqueurs de Fox News se positionnent régulièrement du côté de leurs téléspectateurs (« nous » les « Américains ordinaires »), tout en critiquant des médias plus prestigieux comme le « New York Times » ou CNN, qu’ils assimilent aux « élites ». CNews joue le même jeu. Des chroniqueurs comme Pascal Praud parlent au nom des « Français » et ne cessent de critiquer le travail d’autres médias, avec une véritable obsession pour l’audiovisuel public. Il faut aussi reconnaître que les deux chaînes savent comment amuser la galerie. Fox News et CNews consacrent énormément d’attention aux faits divers.

Pourquoi s’intéresser à ces deux chaînes ? Tout d’abord, le fait qu’elles soient les chaînes d’information les plus regardées aux États-Unis et en France mérite notre attention. Deuxièmement, elles exercent énormément d’influence auprès des élus. Depuis le début des années 2000, Fox News signale aux politiciens républicains les sujets qui méritent leur attention, ainsi que les positions à prendre sur les combats du jour.

Imaginons que vous êtes sénateur et vous ne savez pas comment vous positionner sur un vote budgétaire : il y a de fortes chances que vous alliez regarder l’émission de Sean Hannity avant de prendre votre décision, en sachant très bien que le contrarier comporte des dangers. Si vous ne respectez pas ses consignes, vous risquez d’être traité comme un « Rino » (un « republican in name only », soit un républicain d’apparence) et de subir une primaire contre un concurrent plus radical. Selon une série d’études, Fox News a ainsi contribué à la droitisation des élus républicains.

À ce stade, il n’y a pas d’études équivalentes sur CNews. J’ai pourtant l’impression d’assister à une dynamique similaire quand on voit à quel point la chaîne pèse sur le débat politique en France. Cette influence va bien au-delà des bancs de l’extrême droite. Je pense à ce qu’un ancien député Renaissance m’a dit, en parlant de son propre groupe parlementaire : « Nous sommes complètement à la botte de CNews. »

Que pensez-vous de l’idée qu’en France et outre-Atlantique, il existe deux gauches, l’une radicale et l’autre d’accompagnement ? Aux États-Unis, elles se retrouveraient dans le même parti par la force du système politique et, en France, elles auraient chacune son parti ou ses partis.

En effet, le Parti démocrate rassemble des tendances politiques très différentes. Alexandria Ocasio-Cortez l’a dit elle-même dans une interview en 2020 : si elle avait été élue en Europe, elle ne siégerait pas dans le même parti que Joe Biden. Aujourd’hui, le Parti démocrate est dominé par un centre-gauche qui peut tolérer un peu de redistribution, mais pas trop. Un centre-gauche qui dénonce le racisme et d’autres formes de discrimination, mais qui n’a pas très envie de s’attaquer aux racines des maux non plus. Ensuite, il y a une gauche plus à gauche, incarnée par des gens comme « AOC » ou Bernie Sanders.

Comme en France, cette gauche-là doit élargir son électorat si elle veut un jour arriver au pouvoir. Mais elle se confronte à un défi supplémentaire aux États-Unis : l’absence de plafond pour les dons et les dépenses de campagne. Si une candidate a réellement envie de s’attaquer aux inégalités, elle va souvent se retrouver face à un adversaire ayant une meilleure assise financière.

Votre dernier chapitre s’intitule « Retour aux sources ». On y croise une jeune femme qui a contribué à la création d’un syndicat à Starbucks et un docker de Port-de-Bouc, près de Marseille. En quoi le syndicalisme, largement affaibli dans les deux pays par la désindustrialisation, peut-il avoir un avenir et en représenter un pour une alternative progressiste ?

Dans un contexte où une partie des classes populaires basculent à l’extrême droite, il est plus indispensable que jamais. En plus de défendre les intérêts les plus immédiats des salariés, les syndicats parviennent à transmettre un certain nombre de valeurs à leurs adhérents : l’utilité de l’action collective, le respect de la différence, la redistribution des richesses… en somme, une vision du monde à l’opposé de celle défendue par les trumpistes. Un élu de gauche peut très bien alerter sur les dangers de l’extrême droite, mais ce message est plus crédible lorsqu’il est porté par quelqu’un qui vous ressemble et vous défend au quotidien.

Nous pouvons passer des heures à débattre de la politique politicienne. Sur quels sujets faudrait-il faire campagne ? Dans quels États ou dans quelles régions ? Ces choix ne sont pas sans importance, mais ils masquent une déconnexion plus profonde entre la gauche et une partie de sa base historique qui ne va pas se régler dans un cycle électoral, que ce soit en France ou aux États-Unis. Retisser ces liens va prendre du temps. Il est dur d’imaginer que le travail se réalisera de manière durable sans un renouveau du syndicalisme.

Le Miroir américain. Enquête sur la radicalisation des droites et l’avenir de la gauche, de Cole Stangler, Éditions les Arènes, 192 pages, 20 euros.

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« Chez les démocrates, une situation inédite depuis les années 60 »

Ancien conseiller de Bernie Sanders, scénariste du film « Don’t look up » et fondateur du média d’investigation The Lever, David Sirota est une voix majeure de la gauche américaine. (Article publié dans l’Humanité magazine du 17 avril 2025.)

La série de meetings de Bernie Sanders pour « combattre l’oligarchie » rencontre un immense succès, comment l’expliquez-vous ?

Cela renvoie à deux éléments. Il y a d’abord beaucoup d’insatisfaction à l’égard du parti démocrate qui n’est pas perçu comme un véritable parti d’opposition. Ensuite, notre société est organisée autour de la célébrité, de la renommée, de la notoriété. Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez disposent de cet atout. Ils essaient donc, à juste titre, de l’utiliser pour galvaniser une véritable opposition à Trump et aux républicains. Ce ne sont pas seulement les partisans des campagnes présidentielles de Bernie Sanders qui s’y retrouvent. Il s’agit d’une coalition idéologique plus large.

« Combattre l’oligarchie », le mot d’ordre de la tournée de Bernie Sanders, ce serait également combattre l’establishment démocrate ?

Non. Je m’explique. Nous vivons un moment où, pour la première fois depuis très longtemps, les sondages nous disent que la base électorale du Parti démocrate est profondément mécontente de la direction du parti. Nous devons comprendre à quel point cette situation est unique, du moins au cours des cinquante dernières années. Il faut remonter aux années 1960, au mouvement pour les droits civiques puis aux mobilisations contre la guerre du Vietnam pour retrouver un tel état de fait. La base du parti a toujours fait preuve d’une grande déférence à l’égard de la direction. Obama disposait d’un « mandat » puissant de l’électorat et on pouvait espérer que la dynamique se poursuive lors de sa prise de pouvoir.

Cela ne s’est pas produit mais le parti s’est malgré tout rangé derrière lui. Ce fait a créé, à mon sens, les conditions d’une réaction brutale, d’une déception qui a alimenté l’ascension de Donald Trump. Ce que nous voyons aujourd’hui est différent, et je pense que c’est une énorme opportunité de faire évoluer ce parti vers une position beaucoup plus consistante…

Pour revenir à votre question : l’oligarchie dispose certes de beaucoup de pouvoir sur l’establishment démocrate mais les deux ne sont pas synonymes pour autant. Je ne pense pas que l’ensemble du Parti démocrate ou de la direction démocrate soit une entreprise purement oligarchique. En revanche, les multinationales et les grands donateurs ont beaucoup de pouvoir sur l’establishment démocrate. Et c’est à cette influence qu’il faut mettre fin.

Comment définiriez-vous le trumpisme ?

La coalition républicaine était autrefois composée de milliardaires très puissants, d’une partie de la classe aisée et d’une partie de la classe ouvrière culturellement conservatrice. Ce qui a changé, c’est que la classe aisée – la classe moyenne supérieure, disons – se trouve désormais dans la coalition démocrate tandis que les républicains essaient encore plus d’intégrer les milieux populaires, y compris multiraciaux, puisque les résultats des dernières élections montrent qu’ils ont augmenté leur score parmi les personnes de couleur.

Le trumpisme représente une tentative d’amalgamer une rhétorique « America first » (l’Amérique d’abord) et une absence de croyance dans les normes démocratiques au corpus idéologique républicain. Ma description de base du trumpisme serait celle-ci : nationaliste, autoritaire, replié sur lui-même, conservateur sur le plan culturel, qui tente de fusionner des thèmes racistes et xénophobes au sein de la coalition républicaine.

Le Parti républicain détient la présidence et le Congrès, et d’une certaine manière la Cour suprême, mais Trump utilise des ordres exécutifs et des décrets. Pourquoi ?

Il y a deux raisons à cela. La première est pratique : ils auraient du mal à faire voter certaines politiques même par un Congrès républicain. Le Congrès est l’institution la plus démocratique du pays avec des députés élus tous les deux ans. Trump a compris que les élus doivent retourner dans leur circonscription et affronter l’impopularité des mesures. Ensuite, il y a une tentative pour créer de nouvelles normes et un nouveau paradigme où le président et le pouvoir exécutif n’ont pas besoin d’obtenir l’aval du Congrès.

C’est l’idée du roi-élu qui peut gouverner par décrets, ignorer les décisions de justice, se débarrasser d’agences indépendantes. Ce qui est différent de la définition que nous avons donnée historiquement du gouvernement, avec l’exécutif censé être une branche du gouvernement mais égale avec les deux autres (législatif et judiciaire, NDLR). Il s’agit d’une tendance qui va bien au-delà de Trump. La théorie de l’exécutif unitaire s’est développée depuis le début des années 1980. Il y a des idéologues au sein de l’administration Trump qui ont un plan délibéré.

Un article récent du politologue Alan Abramowitz défend l’idée que ce sont les questions raciales et culturelles et non économiques qui expliquent la domination du Parti républicain parmi la classe ouvrière blanche. Qu’en pensez-vous ?

Le Parti républicain a réalisé un travail efficace pour dépeindre le Parti démocrate comme se souciant uniquement des Américains non-blancs, ce qui n’est pas une description juste. Et les démocrates n’ont clairement pas fait un travail efficace pour échapper à cette caractérisation. Cela a attiré une partie de la classe ouvrière blanche dans le camp républicain, même si de nombreuses politiques économiques républicaines sont mauvaises pour la classe ouvrière.

Cette dynamique n’explique pas pour autant pourquoi le Parti républicain gagne de plus en plus d’électeurs de couleur, même si les démocrates restent majoritaires parmi eux. La dénonciation du racisme des républicains n’a pas vraiment permis aux démocrates de préserver leur ancienne coalition. Et cela s’explique en partie par le fait que le message économique des démocrates a été assez faible. Les personnes de couleur votent sur la base de nombreuses questions et pas seulement raciales ou ethniques. Ils votent sur le besoin de justice économique, par exemple.

Que pensez-vous de l’idée que l’Amérique vivrait un immense paradoxe avec une vie politique qui vire à droite et une société qui évolue vers plus d’ouverture culturelle et de progressisme ?

Qu’il s’agisse de questions sociétales, comme le droit à l’avortement, ou économiques, comme la méfiance à l’égard du pouvoir des grands groupes ou le mécontentement à l’égard d’un système de santé géré par des entreprises privées, je ne dirais pas forcément que ce sont des valeurs de gauche qui l’emportent mais ce ne sont certainement pas des valeurs de droite. Quant à la vie politique qui virerait à droite, je ne le formulerais pas ainsi.

Nous sommes à une époque – je dirais que nous y sommes depuis 2016 – où il y a un désir de changement structurel, en particulier en ce qui concerne l’économie. Il y a eu un mandat de Trump, puis un mandat de Biden, puis un nouveau mandat de Trump. La majorité au Congrès a changé à plusieurs reprises. Les deux partis promettent d’amener ce changement. Mais, désormais, les gens sont à bout de patience. Ce désir de changement s’exprime parfois de manière chaotique mais il est la constante de la vie politique du pays depuis plusieurs années.

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« Des mesures extrémistes et des décisions inattendues »

Entretien avec Ludivine Gilli, historienne et directrice de l’observatoire Amérique du Nord à la Fondation Jean Jaurès. (Article publié dans l’Humanité Magazine du 16 janvier 2025.)

Donald Trump revient à la Maison Blanche. Quelles sont les différences avec sa première prise de fonction il y a huit ans ?
C’est un Donald Trump aussi volatil mais mieux préparé qui s’apprête à prêter serment. En 2016, son élection l’avait pris au dépourvu. Il était arrivé au pouvoir sans feuille de route, ni le personnel pour gouverner. Il revient à Washington avec l’expérience du fonctionnement de l’administration et surtout un réseau de soutiens dont il a éprouvé la loyauté.
Comme en 2017, il disposera de majorités à la Chambre et au Sénat, mais de majorités plus minces, qui lui donneront du fil à retordre. Car, s’il a depuis mis le Parti républicain au pas et peut compter sur un socle de fidèles au Congrès, les divergences politiques internes n’y sont pas nulles.
En termes de programme, plusieurs organisations conservatrices comme la Heritage Foundation (et son très médiatisé projet 2025) mais surtout l’America First Policy Institute lui offrent des mesures clés en main dans tous les domaines : du démantèlement de l’État à l’immigration, en passant par l’insertion de la religion à l’école. Ces mesures seront regardées avec bienveillance par la Cour suprême, devenue solidement conservatrice.
Donald Trump revient par ailleurs aux affaires dans un état d’esprit vengeur contre tous ses opposants démocrates, républicains, procureurs, patrons de la tech, médias et bien d’autres, qu’il a menacés de poursuites, de prison ou de tribunal militaire.


Comment analysez-vous la composition de l’administration ? Quelles sont ses caractéristiques ? Que disent-elles du projet trumpiste ?
Le maître mot est loyauté. Le point commun à tous les heureux élus est qu’ils ont prêté allégeance au chef. Donald Trump s’entoure de personnes dont il pense qu’elles feront ce qu’il exige, quoi qu’il leur demande. Cela indique qu’il entend garder la main sur son administration.
En termes de profil, les nominés sont non conventionnels et forment un assemblage assez disparate où un Elon Musk côtoie une Lori Chavez-DeRemer, défenseuse des syndicats et des travailleurs. On y trouve principalement des milliardaires et multimillionnaires, outsiders et chefs d’entreprise. Quelques-uns sont issus du monde politique. Plusieurs, comme Pete Hegseth, Tulsi Gabbard, Kash Patel ou Robert Kennedy Jr., sont contestés car ils sont sous-qualifiés pour le poste auquel ils prétendent et ont défendu des positions controversées.
La plupart des nominés sont des tenants de lignes radicales, de l’immigration au prétendu wokisme au sein de l’armée, en passant par le soutien à Israël. Les nominations de Pam Bondi à la justice et de Kash Patel au FBI suscitent des inquiétudes parmi les défenseurs de la démocratie, qui redoutent une instrumentalisation de ces deux institutions à des fins de représailles politiques contre de prétendus « ennemis de l’intérieur ».
La liste compte également plusieurs idéologues comme Stephen Miller, Brooke Rollins et Russel Vought, qui souhaitent dynamiter l’État de l’intérieur. La combinaison disparate de fidèles radicaux, dont certains à forte personnalité, laisse présager des mesures extrémistes mais aussi des décisions inattendues et une forte instabilité, nourrie par un président adepte du chaos.

Trump avait dû faire face, dès le début de son premier mandat, à un mouvement qui s’était baptisé la « résistance ». Rien de tel cette année. Comment l’expliquez-vous ? Faut-il s’attendre, malgré tout, à des formes de résistance dans certains Etats fédérés ?
En 2016, la victoire de Donald Trump avait été un électrochoc pour ses opposants, que la plupart n’imaginaient pas possible. C’est ce choc qui avait provoqué des manifestations de millions de personnes au début de son mandat. Depuis, il s’est installé dans le paysage médiatique, et ses outrances répétées ont généré une forme d’accoutumance. Par ailleurs, l’élection de 2024 s’annonçait serrée. La victoire de Trump n’a donc pas été une surprise et n’a pas suscité la sidération constatée en 2016.
Cela ne signifie pas que l’opposition au futur président est inexistante. Depuis 2016, les défenseurs des droits et libertés n’ont cessé d’œuvrer pour sanctuariser autant que possible ces droits et libertés et ont obtenu des succès du niveau local au niveau fédéral. L’opposition s’appuiera sur ces réussites associatives ou politiques, mais aussi sur l’inertie du système administratif et sur le système judiciaire. Elle sera plus aisée dans les États « bleus », dont les gouverneurs ont déjà annoncé leur intention de résister, tout en préparant les élections de mi-mandat.

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« Le déclin de la puissance américaine est relatif»

Les Etats-Unis demeurent une puissance centrale, estime Philip Golub, professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris, malgré la montée en puissance de la Chine et la perte de crédit liée au soutien inconditionnel au gouvernement Netanyahou. (Article publié dans l’Humanité du 6 novembre 2024.)

Le contexte international de cette élection est un peu inédit avec la guerre en Ukraine et celle à Gaza. Comment voyezvous la place qu’a prise ou n’a pas prise la question des relations internationales dans cette campagne électorale?
Les questions internationales ne jouent généralement pas un rôle déterminant dans les élections états-uniennes. Il y a bien sûr des exceptions. La guerre du Vietnam a eu un impact sur les résultats des élections en 1968 et en 1972, avec une fracture au sein du Parti démocrate. La guerre en Ukraine ne fait pas partie de cette catégorie.
Pour ce qui est de la guerre au Moyen-Orient – la guerre à Gaza et celle au Liban font partie d’une seule et même guerre, en réalité –, il y a eu un impact un peu plus fort du fait des mobilisations sur les campus et de l’importance de la population arabo-américaine au Michigan, qui représente 3 % du vote local et qui pourrait bien faire basculer l’État du côté de Trump, soit par l’abstention, soit, plus curieusement, par un vote de rejet de l’administration Biden, via un vote Trump.
Sous la présidence de Barack Obama, les États-Unis avaient décidé d’un pivot asiatique. Mais on a l’impression que l’Histoire ramène toujours le pays sur le terrain moyen-oriental. Comment analysez-vous la gestion par l’administration Biden de ce qui s’est déroulé depuis le 7 octobre ?
D’abord, il faut rappeler la position stratégique des États-Unis comme acteur international sécuritaire central dans différentes régions du monde, qui est le prix à payer de la globalisation de la puissance américaine après 1945. Elle explique le fait que les États-Unis se retrouvent constamment aspirés dans des conflits régionaux qu’ils géraient beaucoup plus facilement autrefois, du fait de leur position de prédominance plus forte entre 1945 et 1995.
La question du pivot asiatique reste au cœur des préoccupations stratégiques états-uniennes et n’a jamais disparu de l’horizon ni intellectuel, ni politique, ni matériel du pays. La montée en puissance de la Chine pose pour les États-Unis un défi structurel de long terme que les décideurs de la politique internationale, les institutions de sécurité en particulier, considèrent comme étant absolument essentiel. Donc, cela n’a pas disparu et ne disparaîtra pas.
Les crises du Moyen-Orient viennent perturber cette orientation stratégique. La gestion par l’administration Biden de la guerre à Gaza et de celle menée au Liban a été, comme l’a dit l’ancien ambassadeur israélien à Paris, Élie Barnavi, pathétique. C’est pathétique dans le sens où l’administration Biden a tenté, au moins rhétoriquement, à plusieurs reprises, de restreindre la machine de guerre israélienne à Gaza, mais sans effet.
Sa position rhétorique était en fait contradictoire : elle affirmait un soutien inconditionnel à l’autodéfense de l’État d’Israël et soutenait en même temps un régime d’extrême droite qui s’oppose constamment aux positions des États-Unis sur la solution à deux États mais aussi de défense du droit international et du droit humanitaire international. Il y a un mélange d’incapacité et de non-décision de l’administration américaine par rapport à ce conflit. Et ne pas arrêter la vente des armes à Israël, c’est une non-décision qui est une décision.
Et celle-ci a des implications sur la position symbolique des États-Unis dans le système international. Elle s’est attiré une critique quasiment universelle, venant du Sud global, mais aussi d’alliés des États-Unis, comme la France, sur ce double langage, cette double politique qui affirme la primauté du droit international et du droit humanitaire international en Ukraine mais qui nie ces mêmes valeurs et ces mêmes droits quand il s’agit de Gaza.
En 2019, dans un entretien à l’Humanité, vous souligniez les formes de continuité de la politique étrangère de Donald Trump avec celle de Barack Obama. Dans l’hypothèse où il serait élu, peut-on s’attendre à ce que la continuité s’impose, ou les ruptures pourraient-elles dominer ?
J’affirme depuis des années que Donald Trump est un symptôme d’un changement sociologique, donc politique profond de la société au cours des quarante dernières années, reflétant de nouvelles fractures américaines en même temps que des divisions historiques du pays (Nord-Sud, questions raciales). C’est un symptôme qui est devenu une cause agissante de cette même transformation.
Lors de son premier mandat, il y a eu plus de continuité que de rupture en matière de politique internationale, sans doute aussi du fait du poids persistant des structures institutionnelles américaines, que ce soit les institutions de sécurité ou les engagements historiques des États-Unis, en Europe, en Asie orientale, au Moyen-Orient ou ailleurs. Dans un second mandat, ces formes de continuité devraient devenir plus friables, moins évidentes. Réélu, Donald Trump disposera d’une administration à sa mesure.
D’après ce que nous savons, il y aura un changement de personnel important, que ce soit au département d’État, au ministère de la Défense ou dans les agences. Il peut y avoir une forme d’imposition d’une présidence impériale autocratique où le président, libéré des contraintes institutionnelles, sera libre d’agir à sa guise.
Donc, on peut penser qu’il y aura une accentuation des tendances unilatérales de la politique américaine déjà présente lors de son premier mandat et qui est aussi une constante du Parti républicain : l’unilatéralisme aussi faisait partie de la politique internationale de George W. Bush.
Qu’est-ce que cela voudra dire au plan de la structure internationalisée de la puissance américaine ? Il est un peu trop tôt pour le dire. Ce que nous savons, c’est qu’une pression très intense se fera jour au niveau des alliés. Trump est quelqu’un de cohérent et de consistant. Il faut prendre ce qu’il dit au sérieux.
En 1990, dans une interview à Playboy Magazine, il affirmait déjà avec force sa conviction que les alliés des États-Unis étaient en fait des passagers clandestins. Il citait alors le Japon, qui était un sujet majeur aux États-Unis et auquel il reprochait de jouir des bénéfices induits de la protection américaine sans la financer.
Une partie de l’électorat états-unien ressent manifestement une forme de déclin : un déclin intérieur et, en ce qui nous concerne, un déclin sur la scène internationale. Comment voyez-vous cette question ?
Il faut évidemment effectuer une distinction entre le déclin absolu et le déclin relatif. Il n’y a pas de déclin absolu des États-Unis dans le système international. Les taux de croissance américains sont parmi les plus forts au monde. L’économie américaine dans son ensemble va relativement bien.
La société va mal, très mal même, mais l’économie va relativement bien. C’est une contradiction. On peut l’expliquer en reprenant l’histoire des quarante dernières années, et la manière dont la mondialisation et la transnationalisation des flux ont transformé l’économie et la société américaines.
La question importante ici, c’est la position des États-Unis dans le système international. Il y a un déclin relatif, en raison de l’émergence d’une nouvelle puissance qu’est la Chine, mais pas absolu. Les États-Unis ne sont certes plus dans la position dans laquelle ils se trouvaient en 1945 de primauté indiscutable au niveau international.
La Chine représente aujourd’hui un concurrent, un défi, un adversaire, cela dépend des voix que l’on entend aux États-Unis, en tout cas un compétiteur stratégique de tout premier plan. Encore une fois, cela conduit à un déclin relatif, pas absolu. Mais il y a un déclin plus subtil, c’est celui de la crédibilité des États-Unis dans le système international, dû notamment au positionnement américain dans le cadre de la guerre à Gaza.

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Kamala, Trump, Gaza: les vérités d’un syndicaliste

Carl Rosen, le président du syndicat indépendant United Electrical Radio and Machine Workers of America (UE) explore les enjeux de cette élection et affirme la nécessité de la constitution d’un troisième parti. (Article publié dans l’Humanité du 24 octobre 2024.)

Pittsburgh (Etats-Unis),
Envoyé spécial.

Créé dans les années 30, The United Electrical, Radio and Machine Workers of America (UE) a toujours assumé son indépendance, son orientation progressiste et son fonctionnement interne démocratique. Son président depuis 2019, Carl Rosen, continue de porter cette voix singulière dans le mouvement syndical américain.

Vous avez décidé de ne pas soutenir officiellement Kamala Harris. Pourquoi ?
Nous n’avons pas pour habitude de soutenir officiellement des candidats à la présidence. Nous avons fait une exception pour Bernie Sanders lorsqu’il s’est présenté aux primaires, en raison de sa position unique en tant qu’allié du mouvement ouvrier. Il n’est malheureusement qu’une exception au niveau national au sein du Parti démocrate. Nous considérons que cette formation est largement dominée par les grandes entreprises et les intérêts financiers.
Il est fréquent, lors des élections présidentielles, de n’avoir que deux choix. Comme cette année. Nous aidons alors à déterminer le terrain sur lequel nous allons nous organiser et nous battre au cours des quatre prochaines années. Et l’un des candidats crée de meilleures ouvertures pour cela que l’autre. C’est pourquoi nous recommandons de voter pour eux, comme Kamala Harris. Mais leur apporter un soutien officiel signifierait que nous croyons en ce qu’ils représentent.

Ces dernières années, Trump a, semble-t-il, obtenu des gains parmi les classes populaires. Comment l’expliquez-vous ? Et de quelle manière le mouvement ouvrier peut-il riposter ?
L’explication réside dans l’incapacité du capitalisme à répondre aux besoins de la classe ouvrière. Depuis les années 1970, le niveau de vie des travailleurs n’a pas suivi la croissance de la productivité. Cela signifie qu’une part de plus en plus importante de la richesse et des revenus de ce pays va dans les poches des plus riches et laisse tous les autres sur le carreau. Cela entraîne également une dégradation du secteur public et des services qui y sont fournis. D’un point de vue matériel, les gens ont donc l’impression d’être laissés-pour-compte.
Les démocrates ne sont pas disposés à contrecarrer cela puisqu’ils sont alliés aux grandes entreprises. Vous ajoutez le fait que les ultra-riches sont prêts à soutenir, quelqu’un comme Trump et à utiliser toutes les formes de communication qu’ils peuvent (de Fox News à X) pour diffuser de fausses idées qui donnent, pour une partie de la population, un sens, à ce qui se déroule dans le pays.
La stratégie de notre syndicat, c’est essayer d’être sincère avec nos membres, et non pas d’essayer de les convaincre que Kamala Harris est la meilleure chose qui soit.

Votre syndicat a pris des positions fortes concernant la guerre à Gaza. En quoi estimez-vous qu’il s’agit d’un sujet d’importance pour le mouvement ouvrier ?
La guerre est toujours un sujet d’importance pour le mouvement ouvrier. Ce sont les travailleurs qui font la guerre et cette fois-ci, ce ne sont pas les travailleurs américains, mais ceux d’autres pays qui sont sous le feu des armes. Au final, la richesse de notre pays est déversée dans les égouts pour larguer ces bombes massives sur les populations au Moyen-Orient. Comme l’a dit un ancien président des États-Unis (Dwight Eisenhower, ndlr), chaque dollar dépensé pour les armes et les bombes est un vol à la classe ouvrière car c’est un prélèvement d’argent qui pourrait être utilisé pour répondre aux besoins sociaux. La guerre est encore plus un sujet d’importance lorsqu’elle consiste à opprimer brutalement un groupe de personnes pour le bénéfice supposé d’un autre groupe de personnes. Au passage, je ne pense pas que les actions du gouvernement israélien soient à son avantage. Au contraire, Israël a détruit sa position dans le monde.

Vous appelez à la création d’un troisième parti, un Labor Party. Ce n’est pas la première fois qu’un tel appel est lancé mais pourquoi maintenant ?
Premièrement, il est toujours temps de construire un Labor party dans ce pays. Mais ce qui s’est passé ces dernières années a vraiment mis en lumière ce qui arrive lorsque nous ne disposons pas de ce genre d’organisation. Le Parti démocrate s’enfonce de plus en plus dans la défense des grandes entreprises et ne prête pas suffisamment attention aux besoins de la grande majorité du peuple américain, qu’il soit urbain ou rural. Il permet au Parti républicain de sombrer dans le fascisme, ou du moins le néo-fascisme, et d’emporter tout notre champ politique loin vers la droite.
Nous n’en avons pas encore parlé, mais cette évolution peut être attribuée à la désindustrialisation des États-Unis, qui a été un facteur déterminant. Cela a été mis en œuvre délibérément par l’élite capitaliste américaine, les démocrates et les républicains avec la concordance des accords commerciaux, de la politique étrangère et militaire conçus pour rendre les régions moins développées du monde sûres pour les États-Unis, afin que les entreprises américaines puissent y transférer leurs emplois.
Les régions où Trump fait des scores importants sont des endroits où il y avait autrefois des emplois décents dans les usines, dont beaucoup étaient syndiqués. Les usines ont fermé et quitté le pays. Le monde du travail, la seule institution semi-progressiste du pays, où les gens pouvaient se sentir à l’aise, se retrouver entre personnes de couleurs différentes ou être exposées à de meilleures idées, s’est retrouvé au bord du gouffre. Ce qui reste, c’est un bourbier à remplir pour les démagogues de droite.

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« Kamala Harris devra marcher sur une ligne de crête entre le soutien à Biden et l’incarnation d’un avenir différent »

Entretien avec Bill Fletcher Jr, militant socialiste, syndicaliste et auteur sur les enjeux de la convention démocrate qui se déroule à Chicago. (Article publié dans l’Humanité du 20 août 2024.)

Kamala Harris a réduit l’écart avec Donald Trump dans les sondages. Pensez-vous qu’elle mène la bonne campagne pour vaincre Trump ?

Kamala Harris mène une campagne remarquable, surtout si l’on considère les conditions dans lesquelles elle est entrée en campagne. Elle a suscité un niveau d’enthousiasme que je n’ai pas vu depuis de nombreuses années. Le colistier qu’elle a choisi est apprécié par le mouvement syndical et dispose d’un excellent bilan sur les questions LGBTQ. Elle mène une campagne en faveur de la démocratie mais aussi de la justice économique.

Elle doit valoriser certaines des grandes réalisations de l’administration Biden, tout en mettant l’accent sur ce qu’il faut faire à l’avenir. Le ticket ne peut pas se laisser distraire par les attaques sur le passé militaire de Walz et certainement pas sur la façon dont il a répondu à la montée en puissance de Black Lives Matter en 2020.

Les délégués du mouvement « uncommitted » porteront un message clair : cessez-le-feu, arrêt des livraisons d’armes. Ont-ils réellement une influence sur la question de la guerre à Gaza ?

Oui, et je pense que le choix de Harris de prendre Walz comme colistier reflète, en partie, la reconnaissance du fait qu’un sioniste déclaré comme colistier lui ferait du tort (Josh Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie, a, un temps fait figure de favori, NDLR). Elle devra marcher sur une ligne de crête entre le soutien à son patron – Biden – et l’incarnation d’un avenir différent.

Je pense qu’elle essaie, au moins, d’offrir une vision différente de l’avenir du Moyen-Orient. Cela dit, le mouvement pro-palestinien doit maintenir la pression sur Biden et Harris tout en comprenant que le fait de ne pas participer à cette élection ou d’opter pour un tiers parti équivaut à voter pour Trump.

Sur quel programme Kamala Harris va-t-elle mener campagne ?

On a l’impression que le programme va poursuivre dans la direction prise par Biden sur le plan intérieur, c’est-à-dire s’éloigner des politiques néolibérales. Mais il reste des différences importantes et des incertitudes au sein des cercles dirigeants sur ce que devrait être un scénario économique post-néolibéral. Cela offre à la gauche des opportunités si nous arrivons à articuler notre opposition à Trump et à MAGA et l’idée que nous devons être les défenseurs d’une démocratie renforcée.

La gauche dispose donc de marges de manœuvre ?

La gauche américaine – et plus particulièrement la gauche socialiste – doit être refondée. Une grande partie de la gauche socialiste a une conception trop limitée des stratégies nécessaires pour construire un mouvement majoritaire capable de gagner le pouvoir dans le contexte du capitalisme démocratique (en tant qu’étape vers le socialisme).

Nos organisations au sein de la gauche socialiste sont trop faibles et diffuses. Mais les opportunités du moment sont énormes et défaire le projet MAGA (Make America Great Again) représente une opportunité. Il me semble que nous avons beaucoup à apprendre du nouveau Front populaire français !

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« Que Joe Biden perde ou gagne, il faudra clarifier l’offre démocrate »

Derrière Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, l’aile gauche tente d’influencer de l’intérieur le programme du président sortant, souligne Tristan Cabello, maître de conférences à l’université Johns Hopkins, historien spécialiste des États-Unis. (Article publié dans l’Humanité du 18 juillet 2024.)

Alors que Donald Trump sort renforcé de la convention républicaine, le débat interne à la coalition démocrate n’a toujours pas été tranché sur le maintien de la candidature de Joe Biden, toujours en retard dans les sondages.

Dans quelle mesure la tentative d’assassinat de Donald Trump modifie-t-elle la stratégie des démocrates ?

Je me demande encore s’il existe une véritable stratégie de campagne au sein du Parti démocrate. Elle reste difficile à cerner. Cette tentative d’assassinat survient à la fin d’une semaine de débats sur l’âge et les capacités de Joe Biden. Sa candidature ne fait plus consensus au sein du Parti démocrate.

Or, cet attentat renforce encore plus la candidature de Donald Trump, qui passe du statut de multi-condamné à celui de victime, survivant d’un attentat. C’est le discours qu’il préfère : « Je suis une victime, mais je reste fort pour vous défendre, vous, l’électorat républicain. » Les démocrates ne peuvent répondre à cet acte que politiquement : renforcer la lutte contre les armes à feu, le terrorisme intérieur, mais aussi s’attaquer sérieusement au problème de la santé mentale aux États-Unis.

Ils peuvent également prôner des discours de « raison » et d’unité nationale, qui seraient moins porteurs. Cela se transformera donc en une bataille de discours et de narration. Cependant, l’option républicaine, jouant sur les émotions et les sentiments, ainsi que sur l’idée d’un grand sauveur, me semble beaucoup plus efficace pour dynamiser la base républicaine et convaincre certains indépendants.

Des élus de plus en plus nombreux demandent à Joe Biden de se retirer. Mais l’aile gauche semble le soutenir. Comment l’expliquez-vous ?

Les représentants modérés ou de l’aile conservatrice du Parti démocrate pourraient perdre leur siège en novembre si Biden ne remporte pas l’élection. Des élus comme Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) sont relativement protégés, dans des circonscriptions qui ne peuvent pas vraiment basculer à droite. Ils ont tout à gagner à soutenir Joe Biden, même si leurs électeurs, souvent jeunes, urbains et issus des classes plus défavorisées, sont très critiques de cette administration, notamment à cause de la gestion de la guerre à Gaza.

Le message d’AOC est clair : choisir d’influencer le programme du candidat Biden de l’intérieur. Et en effet, lors de son meeting dans le Michigan, le candidat a dévoilé les premiers aspects d’un programme plus à gauche avec des mesures très attendues : élargir la Sécurité sociale et Medicare, éliminer toutes les dettes médicales, augmenter le salaire minimum, plafonner l’insuline à 35 dollars pour tous et construire plus de logements sociaux. Les détails ne sont pas encore connus, mais c’est un programme qui répondrait aux demandes des électeurs de l’aile progressiste du parti.

Vous semble-t-il y avoir des différences d’appréciation au sein de l’aile gauche, notamment entre Bernie Sanders et AOC ?

L’aile gauche du Parti démocrate est très divisée sur ces sujets. Il faut rappeler que, principalement à cause de son soutien à Gaza, Jamaal Bowman n’a pas remporté sa primaire dans sa circonscription à New York et ne siégera plus au Congrès. Cori Bush semble aussi en danger dans sa primaire. Ilhan Omar soutient le président, alors que Rashida Tlaib est beaucoup plus critique. Et AOC, qui a remporté sa primaire récemment, a décidé de soutenir le président.

Jusqu’à récemment, Bernie Sanders était plus distant. Il soutenait le président à demi-mot en l’encourageant à faire plus de meetings, de rencontres et d’interviews pour prouver ses capacités cognitives. Or, depuis le 13 juillet, après que Joe Biden a dévoilé une partie de son programme, Sanders est plus clair : il le soutient et a même écrit toute une tribune à ce sujet pour le New York Times.

Il souligne toujours ses désaccords avec Biden, comme le soutien des États-Unis à Israël et la nécessité d’un système de santé universel, mais il met aussi en avant les grandes avancées de son mandat (l’annulation de la dette étudiante, la réduction des coûts des médicaments et la défense des droits des femmes).

Sanders insiste maintenant sur l’importance de l’unité au sein du Parti démocrate pour combattre Trump. Pour lui, l’élection à venir présente un choix clair entre Biden, qui cherche à répondre aux besoins des familles travailleuses, et Trump, dont les politiques favorisent les riches et sapent la démocratie.

Ce pari de l’aile gauche d’investir la candidature de Biden afin d’y faire accepter un programme très progressiste ne comporte-t-il pas le risque que ce dernier ne soit associé à une éventuelle défaite du président sortant, discréditant ainsi toute idée de changement radical aux États-Unis ?

Oui et non. La victoire du candidat républicain ne serait pas vraiment une victoire des idées de la droite conservatrice. Elle reposerait avant tout sur la faiblesse du camp démocrate, qui peine à mobiliser sa coalition, ou sur un avantage au collège électoral, malgré une possible perte du vote populaire. Les idées progressistes resteraient majoritaires dans le pays (les Américains sont en majorité favorables à Medicare for All, à l’augmentation du salaire minimum, à la régulation des armes à feu et à la lutte contre les discriminations).

Si Donald Trump gagne, cela ouvrira de grands débats au sein du Parti démocrate. Contrairement au Parti républicain, il n’est pas toujours en phase avec sa base électorale, et il serait peut-être temps d’une mise à jour plus progressiste et moins centriste, dans le cadre d’une opposition ferme à un président de droite dure comme Trump. Si Joe Biden gagne, il faudra, par le parti et par la rue, faire pression sur son administration pour faire passer ces lois progressistes (qui, au passage, nécessiteront pour la plupart une majorité dans les deux chambres).

Il faudra également engager une véritable discussion sur l’avenir de ce parti qui, depuis Clinton, est élu sur une plateforme progressiste mais échoue, présidence après présidence, à apporter de vraies solutions aux problèmes de la classe ouvrière et de la classe moyenne aux États-Unis. Que Joe Biden perde ou gagne l’élection présidentielle, il faudra clarifier l’offre démocrate, remodeler le fonctionnement du parti et préparer la suite.

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